Le bonus des banquiers Moraliser le capitalisme.
Un gros morceau. Les chefs d’Etat du G20 se réunissent à Pittsburgh
les 24 et 25 septembre. Nicolas Sarkozy veut être à l’offensive et
pour cela donner l’exemple.
Une belle occasion se présente. Le 4 août (une
date symbolique dans l’Histoire256), la
BNP-Paribas publie ses résultats trimestriels. Dans la masse
d’informations, une ligne : un milliard d’euros est provisionné
pour payer les bonus de ses traders. Alors que la banque avait reçu
cinq milliards d’aides de l’Etat (qu’elle a remboursés).
Une ligne qui aurait dû passer inaperçue. Mais
que Libération a dénichée et publiée,
suscitant une tempête dans la presse et la classe politique. «
L’Etat fait preuve de légèreté », s’exclame Aurélie Filippetti,
députée proche de Ségolène Royal. « Il faut faire rendre gorge aux
banques », clame Olivier Besancenot. « Indécent ! » s’emporte
Nicolas Sarkozy, qui se trouve au Cap Nègre. François Fillon se
trouvant en Toscane, et entendant y rester, c’est Antoine
Gosset-Grainville, le directeur-adjoint du cabinet du Premier
ministre, qui réunit les
représentants des banques le vendredi 7 août à Matignon. Ce
jour-là, un communiqué de l’Elysée annonce que le Président réunira
les banquiers à la fin du mois. A la sortie de la réunion, Baudoin
Prot, directeur général de BNP-Paribas, affirme que « les banques
françaises vont prendre des mesures pour que rien ne soit comme
avant la crise ». Il se dit prêt à ouvrir ses livres pour que la
Banque de France exerce son contrôle.
Entouré du Premier ministre, de Christine
Lagarde, de Christian Noyer, le président de la Banque de France,
et du médiateur du crédit René Ricol, Nicolas Sarkozy reçoit le 25
août les banquiers (pour la septième fois en moins d’un an).
« L’opinion publique, leur dit-il, n’acceptera
pas qu’après la crise que nous avons connue, le monde redevienne
comme avant. Elle n’acceptera pas la spéculation qui n’enrichit que
quelques-uns en faisant prendre des risques à tous. Je souhaite que
nous définissions le cadre d’une initiative française sur la
rémunération des traders. Je ne ménagerai pas mes efforts pour
faire émerger sur ce sujet une approche européenne. »
Baudoin Prot a fait travailler ses équipes. Il
arrive avec une proposition : un plan de paiement différé pour les
bonus. « On voulait apporter un vrai changement, mais sans nuire à
l’industrie », explique-t-il. Ainsi, les traders devront attendre
trois ans avant de toucher l’intégralité de leurs bonus. Si dans
les deux années qui suivent, leur activité perd de l’argent, ils ne
toucheront rien. Autrement dit, pas de bonus sans malus.
La suggestion est retenue par Nicolas Sarkozy. «
La règle, dit-il, ne sera plus “à tous les coups l’on gagne”.
»
Balayant l’idée martelée par les banquiers selon
laquelle le sujet ne peut se traiter qu’à un niveau mondial, le
Président veut que ces mesures soient nationales, avec « effet immédiat » et applicables
aux établissements français et à leurs filiales. « On ne peut pas
attendre que les autres pays avancent, explique-t-il, sinon on
risque d’attendre longtemps. »
Ça n’est pas tout. Pour vérifier le respect par
les banques françaises des règles adoptées par le G20 de Londres,
notamment en matière de rémunération, celles-ci seront soumises au
contrôle de Michel Camdessus (ex-directeur général du FMI),
qualifié par Nicolas Sarkozy de « tsar des rémunérations ». Il sera
chargé de vérifier si les cent plus importantes rémunérations des
traders dans les banques sont conformes aux engagements pris. Si
elles ne le sont pas, il pourra saisir la commission bancaire, le
conseil d’administration de l’établissement, voire l’assemblée
générale des actionnaires. Enfin, l’Etat n’accordera plus aucun
mandat pour monter des opérations financières avec les banques qui
n’appliqueraient pas les nouvelles règles du jeu.
Ce qui sera fait. « A la BNP, toutes les
enveloppes ont été révisées et tous les bonus ont été restreints »,
assure Baudouin Prot. (La banque a réduit de moitié le milliard
provisionné pour ses bonus.) Nicolas Sarkozy veut faire de la place
de Paris un exemple. Conscient toutefois que la France ne peut agir
seule, il envoie un courrier à la présidence suédoise pour lui dire
que l’Europe doit harmoniser ses positions sur la limitation des
bonus. Il a déjà convaincu la chancelière allemande qu’il vient de
rencontrer à Berlin : « Nous ne voulons plus être surpris par une
banque qui nous dit : “Soit l’Etat nous aide dans les douze
prochaines heures, soit nous faisons capoter le système financier
mondial” », explique dès lors Angela Merkel, qui n’a toujours pas
digéré le chantage de certaines banques allemandes l’année
précédente.
Comme
Nicolas Sarkozy, elle veut que les banques disposent de capitaux
proportionnels aux risques qu’elles prennent. Le couple
franco-allemand souhaiterait que toutes les banques, y compris
américaines, appliquent les règles prudentielles dites « de Bâle II
» : les établissements ayant des activités à risques sur les
marchés doivent disposer de fonds propres supérieurs aux
autres.
Nicolas Sarkozy a écrit une lettre à tous les
chefs d’Etat et de gouvernement du G20 et il menace de claquer la
porte si le sommet de Pittsburgh ne prend pas de décisions
importantes sur les très hautes rémunérations. A l’Elysée, Claude
Guéant assure aux journalistes que la « menace » doit être prise
très au sérieux.
Mais la partie s’annonce rude avec les
Américains. Dans un discours à New York et lors d’une interview sur
Bloomberg TV au début de septembre, Barack Obama s’est déclaré
opposé à une limitation des bonus. Le 16 septembre, Nicolas Sarkozy
s’entretient donc une demi-heure avec lui par téléphone pour le
convaincre de changer de position. La veille, il a reçu le renfort
de Gordon Brown, ce qui n’est pas rien. A l’issue d’un dîner en
tête à tête à l’Elysée, le Premier ministre a en effet déclaré : «
Nous devons envoyer au monde entier un message soulignant que
chaque pays doit à l’avenir observer des règles, sinon, le système
bancaire va revenir où il en était avant, ce qui est totalement
inacceptable. » Une position très courageuse. Faut-il rappeler que
Londres est la première place financière européenne ?
Sur le chemin de Pittsburgh, Nicolas Sarkozy,
interrogé à New York par les télévisions françaises, enfonce encore
le clou : « Rien n’est acquis, mais je me battrai pour qu’il y ait
des sanctions. La France arrive forte à Pittsburgh parce que la France ne dit pas aux autres
faites ce que l’on vous dit de faire, mais regardez ce que nous
avons fait. »
Et il parvient avec la Chancelière à convaincre
leurs partenaires d’adopter la réglementation française :
interdiction de garantir les bonus au-delà d’un an ; instauration
du système bonus-malus ; intervention d’un superviseur pour limiter
l’enveloppe globale desdits bonus. Un succès.
« Depuis Pittsburgh, la pratique mondiale sur
les bonus a changé », affirme Baudoin Prot.
Il n’est toujours pas question de taxer les
bonus (une taxe qui serait payée non par les bénéficiaires mais par
les banques). Une telle mesure, prise par la France seule,
plomberait le système français.
Pourtant, Nicolas Sarkozy veut aller plus loin
et avec Gordon Brown, une fois encore ; « c’est avec lui qu’il a
toujours eu le plus d’affinités », reconnaît l’un de ses
conseillers. Ensemble, ils signent en décembre une tribune
intitulée « A finances mondiales, régulation mondiale », que publie
le Wall Street Journal. Ils proposent
de taxer à 50 % les bonus distribués en 2009. Ce qui limite la
mesure à cette année-là seulement. Il s’agit aussi d’éviter de
jouer les avant-gardes qui pénaliseraient la place financière
française. Cette prise de position commune avec Gordon Brown vise à
éviter l’exil des traders français à Londres. (Messieurs les
Anglais, tirez avec nous !) Le Premier ministre britannique a
encore sur le cœur le coût du sauvetage des banques, payé par les
contribuables anglais. La situation française n’a rien de
comparable. L’Etat avait bien avancé de l’argent aux banques, mais
celles-ci le lui ont remboursé en payant des intérêts : 2,7
milliards d’euros.
Dans les décisions prises à Pittsburgh, il n’est
toujours pas question de taxer les bonus. C’est que ni l’Allemagne,
ni les Etats-Unis n’en veulent. Angela Merkel se borne à juger
l’idée « très charmante et qui pourrait avoir des vertus
pédagogiques ». Une façon ironique de refuser. Elle a surtout
trouvé des motifs juridiques à sa position : « La loi fondamentale
allemande ne permet pas d’augmenter l’impôt sur une portion
particulière du revenu », explique-t-elle. Les plus grosses banques
allemandes ont signé un accord les engageant à respecter les règles
sur les bonus édictées à Pittsburgh.
Quant au gouvernement américain, le premier
concerné par la crise bancaire, il reste sur ses positions. Barack
Obama fait répondre par un porte-parole : « Pas question pour
l’instant. » Quelque temps plus tôt, le Secrétaire du Trésor,
Timothy Geithner, avait pourtant reconnu la nécessité d’en finir
avec l’ère des « gros bonus irresponsables ». Et un sondage de
l’agence Reuters montrait que 60 % des Américains jugent
déraisonnables les rémunérations pratiquées à Wall Street.
D’ailleurs Barack Obama lui-même avait fait
campagne sur la « moralisation du capitalisme » et répété le 13
décembre, lors d’une émission sur CBS : « Je n’ai pas été candidat
pour aider un tas de banquiers gras de Wall Street (…). Ce qui
m’étonne c’est que ces gens-là n’ont toujours pas l’air de
comprendre. Ils se demandent toujours pourquoi les gens sont en
colère contre les banques. Et moi ce qui me met en colère, c’est
que les banques qui ont bénéficié de l’aide de l’argent du
contribuable, sont celles qui se battent bec et ongles au Congrès
contre une régulation financière. »
Quelques
jours plus tard, le Trésor américain faisait pourtant savoir qu’il
ne prévoyait pas d’imposer une taxe spéciale sur les bonus des
banquiers257.
256. Le 4 août 1789 sonne la fin des
privilèges.
257. En juillet 2010, Barack Obama a lancé une
réforme limitant la taille des établissements et leurs activités de
spéculation. La loi baptisée « Dodd-Frank », d’après le nom des
deux sénateurs auteurs du texte, laisse une grande place à
l’interprétation qu’en feront les multiples superviseurs régionaux
et fédéraux. Un an après sa promulgation, la grande réforme de la
finance de Barack Obama est encore loin d’être entrée en vigueur.
La réglementation qui doit interdire aux banques de spéculer pour
leur compte ne sera appliquée qu’à l’été 2012.