L’année des recentrages « On nous l’a changé. »
En quittant l’Elysée ce 13 janvier 2010, ils se le disent tous.
D’ordinaire, quand le Président recevait les parlementaires, il ne
leur ménageait pas les piques ni les réprimandes. Or pour cette
cérémonie des vœux, il est tout miel. Et leur dispense des « Chers
amis » affectueux en pagaille. « Son discours était calme et
serein. » Une heureuse surprise.
Ceux qui avaient prêté attention à ses vœux
télévisés du 31 décembre – même s’ils avaient d’autres
préoccupations plus personnelles pour la soirée – avaient déjà noté
son style rassembleur et quelques glissements sémantiques. Par
exemple : son souhait de redonner un sens au « beau mot de
fraternité » – un mot qui ne figurait pas jusque-là dans son
vocabulaire. (La droite avait daubé Ségolène Royal quand elle
l’avait scandé au Zénith272.) Comme s’il ne figurait
pas au fronton républicain… « Nous devons rester unis, pouvoir
débattre sans nous déchirer. » La France unie. La référence est
cette fois mitterrandienne.
La
décision a été mûrie depuis quelques semaines avec ses conseillers
en communication. D’abord il est moins prolixe : seulement onze
discours de vœux, deux fois moins que l’année précédente. Tout le
monde respire.
Le 26 de ce mois, il rencontre sur TF1 onze
Français touchés par la crise, sélectionnés par la chaîne.
Jean-Pierre Pernaut jouant, comme d’ordinaire, les modérateurs.
Pour la première fois sur un ton de confidence, il avoue ses
difficultés : « Je vous demande de considérer que mon travail n’est
pas très facile. Je suis Président et j’assume. » Ou encore : « Si
vous croyez que cela m’amuse de faire la réforme des retraites ? »
A une jeune étudiante diplômée d’un master de marketing et qui ne
trouve pas de travail, il répond : « C’est la crise, Nathalie, nous
avons près de 450 000 chômeurs de plus, la réponse à votre
situation, c’est la croissance. » Et il tente d’attirer dans son
camp un syndicaliste CGT de chez Renault : « La stratégie de
Renault ces dix dernières années, je ne l’accepte pas. » Un message
clair. Quelques jours plus tôt, il avait convoqué Carlos Ghosn, le
président de l’entreprise, après que La
Tribune avait révélé que celui-ci envisageait de «
délocaliser la fabrication des Clio 4 en Turquie ». Hélas, le coût
de la production de la Clio en France est en effet supérieur de 10
% à ce qu’il serait là-bas.
C’est à l’industrie que le passage aux 35 heures
a coûté le plus cher273. En 2000, le coût du
travail horaire était le même
en France et en Allemagne. En 2010, il est supérieur de 12 % chez
nous. Les ouvriers de Renault, inquiets de cette perspective de
délocalisation, menacent de faire grève. Dûment sermonné, le PDG de
Renault, à qui l’on vient de rappeler les bienfaits de la prime à
la casse et le prêt de six milliards consenti aux constructeurs,
s’est engagé à réfléchir… Jusqu’en 2013.
A un professeur contractuel qui souffre de ne
toujours pas être titularisé au bout de quinze ans, Nicolas
Sarkozy, emporté par le même élan généreux, répond qu’il « serait
favorable, lui, à sa titularisation ». Une réponse que Luc Chatel
reçoit tel un coup en pleine poitrine, alors qu’il est en train de
supprimer des postes dans l’Education nationale274.
A une productrice de lait, obligée d’emprunter
pour nourrir sa famille, il promet bien sûr de ne pas laisser
mourir l’agriculture française. Et ainsi de suite… Deux heures et
demie de pédagogie et de promesses.
Huit millions et demi de téléspectateurs sont
restés jusqu’au bout devant leur écran. L’Elysée y voit la preuve
que le Président malmené dans les sondages est toujours entendu,
donc compris.
Tout au long de l’année précédente, sa majorité
lui avait demandé d’en faire moins. Message reçu. Durant le nouveau
millésime, il va éliminer un à un tous les sujets qui fâchaient :
refermé le débat sur l’identité nationale. François Fillon
l’annoncera en février. Oubliée la taxe carbone. Décision prise au
lendemain de la déroute électorale de mars aux régionales.
Ajournée en mai la réforme de
la refonte du Code de procédure pénale, préparée par Michèle
Alliot-Marie et qui lui avait demandé un travail colossal. La
suppression du juge d’instruction attendra. Le Président annonce
aux députés « vouloir prendre son temps ». La gauche était vent
debout contre ce projet, une partie de la majorité grognait.
L’autre regrette « une occasion manquée ».
Et enfin, finie l’ouverture. Le remaniement –
tardif – de novembre verra Bernard Kouchner et Jean-Marie Bockel
quitter le gouvernement. Les ministres indisciplinées Fadela Amara
et Rama Yade également, tandis que François Fillon, populaire chez
les élus et les militants, restera à Matignon. On se retrouvera en
famille.
En 2010, Nicolas Sarkozy veut se consacrer à
l’essentiel. La crise européenne s’est ouverte en janvier avec les
déboires de la Grèce, les menaces sur l’euro. Il importe de montrer
aux désormais fameux et anonymes marchés que la France est sérieuse
et mérite de garder son « triple A », qui lui permet d’emprunter à
des taux raisonnables. Or, les signes d’alerte se multiplient :
avant la crise, l’écart des taux d’emprunt de l’Etat français avec
ceux de l’Allemagne (les spread)
tournait autour de 10 points de base, presque rien. En mai, la
différence s’élève à 30 points et à 50 en juin275. Ce qui n’est évidemment pas une courbe
sympathique. Nicolas Sarkozy le sait, il doit donner des signaux
forts : la réforme des retraites en est un. Il veut aussi réduire
les déficits. Comme il l’avait promis, en décembre, lors du
lancement du grand emprunt, il réunit le 28 janvier (jour de son
anniversaire) la première conférence nationale sur les déficits.
Quatre jours plus tôt, Eric Woerth laissait entendre que 50 milliards d’économie
devaient être réalisés avant 2013. Ayant exclu d’augmenter les
impôts, Nicolas Sarkozy veut diminuer la dépense. La tonalité de
son discours est grave. « Avec la lutte contre le chômage, le
redressement des finances publiques est le défi majeur auquel nous
devons faire face, au sortir de la plus grave crise de
l’après-guerre. » Son discours interpelle aussi tous les acteurs de
la dépense publique : l’Etat, les collectivités locales… Mais les
associations des Départements de France et des Régions de France,
présidées par des socialistes, boycottent le rendez-vous. Elles y
voient une manœuvre et imputent au gouvernement l’entière
responsabilité des déficits.
« Nous dépensons trop et nous dépensons mal »,
dit encore le Président. Et il lance un programme de travail qui
devrait aboutir, promet-il, à des décisions en avril. Eric Woerth
est missionné pour s’attaquer aux niches fiscales et sociales. «
Tout reste à faire », lâche à l’issue de la réunion, Didier Migaud,
seul socialiste présent. « Nous sommes enfin entrés dans une phase
de lucidité », se réjouit Jean Arthuis, le président de la
Commission des finances du Sénat, tandis que Gilles Carrez note que
« le Président a beaucoup changé, il est plus à l’écoute, il n’a
parlé que dix minutes et nous a consacré deux heures et demie. Il a
vraiment pris conscience qu’il fallait envoyer des signaux forts
».
« Le Président a amorcé le virage de la
rigueur276 », explique Alain Minc, toujours très
écouté à l’Elysée.
« J’étais alors en relation avec les agences de
notation. L’engagement de réduire les déficits et la réforme des retraites, c’était pour elles
très positif », dit Ramon Fernandez, devenu directeur du
Trésor.
Ça n’est pas tout. Le Président a chargé Michel
Camdessus d’introduire en France une règle d’équilibre structurelle
des finances publiques. Autrement dit : « la règle d’or », à
l’horizon 2020. L’Allemagne a inscrit dans sa constitution la
limitation du déficit public à 0,35 % du PIB à compter de 2016. «
Les Allemands sont bien parvenus à un accord trans-partisans. C’est
ce que nous allons essayer de faire », annonce le Président.
« J’étais à l’époque très réticent sur l’idée
d’une règle d’or. C’est-à-dire d’une règle constitutionnelle.
Réticent sur la forme plutôt que sur le fond. J’estimais que
c’était la voie de la facilité. Pour s’exonérer de faire des
efforts sur le niveau des dépenses, on plaçait le curseur sur le
terrain des grands principes », avoue Eric Woerth.
Que le redressement soit nécessaire, les
événements le démontrent presque chaque jour. Au début de l’année,
la société coréenne Kepco a remporté un très juteux marché : la
fourniture de quatre centrales nucléaires à l’Emirat d’Abu Dhabi.
Un contrat de vingt milliards de dollars, sur lequel comptait
beaucoup le Président et pour lequel il s’était beaucoup dépensé
lorsqu’en 2008, il avait signé son premier accord de coopération
avec les Emirats arabes unis.
L’affaire semblait dans le sac. N’avions-nous pas la technologie la
plus pointue ? Le réacteur de troisième génération le plus sûr et
le plus sophistiqué du monde ? Le savoir-faire le plus éprouvé ?
Mais aussi, hélas, la traditionnelle arrogance française qui nous
conduit à sous-estimer la concurrence sur les marchés extérieurs et
à ne pas écouter assez les besoins et les désirs du client. Les
Emirats souhaitaient qu’EDF – 58 centrales –, un symbole de
compétence, soit le chef de file du projet, Areva fournissant la
chaudière. Une délégation d’Emiratis était même venue à Paris
solliciter Pierre Gadonneix, le patron d’EDF. Mais celui-ci, trop
occupé à racheter British Energy, avait refusé le marché, arguant
qu’il ne disposait pas de six cents hommes disponibles pour
répondre à un tel appel d’offre. La France – en l’occurrence Claude
Guéant, très impliqué dans ce dossier – avait alors proposé les
services de l’autre entreprise nucléaire française : GDF/SUEZ (8
centrales) associée à Areva et Total. Mais le client jugeait ce
groupe trop léger. Quand l’Etat a confié à EDF la construction de
son deuxième EPR, les Emirats se sont définitivement vexés. Un mois
plus tôt, en urgence, l’Elysée avait tenté de rattraper les choses
avec Henri Proglio (un protégé de Claude Guéant), PDG de
Veolia277, nommé à la tête d’EDF en novembre. Trop
tard ! Tandis que les Français tergiversaient et multipliaient les
allées et venues désordonnées, les Coréens, présents presque en permanence dans les Emirats,
avaient mené une politique très agressive, beaucoup écouté le
client et emporté le marché278. Leur offre était
moins onéreuse et les Emirats n’avaient sans doute pas besoin de la
merveille technologique hors de prix des Français. Quand la
concurrence est mondiale, le client est roi, il ne suffit pas de
lui dire que nos produits sont les meilleurs.
Après Carlos Ghosn, le PDG de Renault, c’est
Christophe de Margerie, le patron de Total, qui a été convoqué à
l’Elysée. Les six raffineries de ce groupe sont en grève. Par
solidarité avec celle de Dunkerque – trois cent soixante-dix
salariés, sans compter les sous-traitants – menacée de fermeture
définitive. C’est qu’elle ne produisait que de l’essence. Or les
ventes d’essence ont chuté de 15 % et celles du gazole de 5 %.
Depuis le Grenelle de l’environnement, le gouvernement a multiplié
les incitations à réduire la consommation de produits pétroliers.
Frappée par la crise, l’industrie, elle aussi, est moins
consommatrice. Toutes les compagnies pétrolières ferment des
raffineries en Europe pour les ouvrir dans des pays émergents là où
l’industrie se développe. En 2009, les bénéfices de Total ont donc
été divisés par deux. Ils sont passés de 14 milliards à 7,8
milliards d’euros et sont réalisés, pour la presque totalité, hors
de France : des milliards nécessaires à la survie de l’entreprise
dans l’Hexagone, où le raffinage a perdu un milliard d’euros.
Comme il
l’avait fait à Gandrange en février 2008, comme il l’a fait pour
Renault, le Président, soucieux de paix sociale, se montre une fois
de plus l’allié objectif de la CGT. Alors que la CFDT joue une
autre musique.
François Chérèque accuse la Centrale concurrente
de refuser la table ronde sur l’avenir du raffinage qu’il lui
demande depuis deux ans. « La CGT refuse de voir l’avenir »,
dit-il. Et il accuse Christian Estrosi, le ministre de l’Industrie,
de jouer les pompiers pyromanes : « Pourquoi demander à Total de
raffiner plus de pétrole, si c’est pour le stocker dans les caves ?
Total, dit-il, doit reconvertir le site dans les énergies de demain
pour garder ses emplois industriels. » Par ricochet, il vise le
Président Sarkozy.
Confronté aux exigences du pouvoir, le président
de Total promet que l’emploi sera maintenu pendant cinq ans. En
revanche, la raffinerie n’a jamais été remise en fonction. Mais
Total a proposé aux salariés divers reclassements.
L’alliance objective Elysée-CGT ne va pas durer.
Ce sera encore une des grandes révisions de l’année 2010. Bernard
Thibault ne voulait pas entendre parler de retraite à 60 ans. La
CGT tentera de faire capoter le projet. Et Nicolas Sarkozy ne
cédera pas.
272. En septembre 2008.
273. En dix ans, la part des exportations
françaises de marchandises de la zone euro est passée de 16,8 % à
13,2 % soit une perte de cent milliards d’euros, plus de 5 % du
PIB. « Là où nos concurrents ont fourni les efforts nécessaires
pour muscler leur appareil productif, nous avons peu fait, et tard,
le crédit impôt-recherches qui est une excellente mesure n’a été
mis en place qu’en 2008, la réforme de la taxe professionnelle qui
l’est également, n’interviendra qu’en 2010 », écrit Jean
Peyrelevade dans une tribune du Figaro.
274. Curieusement, les syndicats n’embrayeront
pas. L’Education nationale compte cent mille contractuels.
275. Jusqu’à 150 points de différence à la
mi-2011 pour se stabiliser à 130 à la fin de l’année.
276. Si le mot rigueur reste tabou dans les
discours du gouvernement, le Premier ministre annonce le 6 mai un
plan qualifié « qui pourrait marquer l’histoire des lois de
finances », selon François Baroin, le ministre du Budget : dépenses
publiques gelées « en valeur » (elles ne suivront pas l’inflation)
; rabotage des niches fiscales. Bercy s’était initialement donné
pour objectif deux milliards de réductions. François Fillon promet
au moins cinq milliards d’euros. Evoquant même la possibilité que
les Français soient contraints « à des efforts supplémentaires ».
Baisse du train de vie de l’Etat. Il s’agit d’être crédible,
Nicolas Sarkozy et Angela Merkel viennent de signer une lettre
commune appelant à un début de gouvernance économique au sein de
l’Union monétaire. En octobre, le ministre du Budget annonce une
réduction des niches de douze milliards. « Ce sont des
augmentations d’impôts », reconnaît le Premier ministre. Ce que
réfute le ministre du Budget. « C’est une dépense de l’Etat en
moins », dit-il.
277. On allait bientôt apprendre que le
nouveau patron d’EDF, demeuré patron non exécutif de Veolia
cumulait de ce fait deux salaires, alors que sa rémunération à EDF
avait été fortement augmentée par rapport à celle de ses
prédécesseurs. Un scandale ! Interrogé sur TF1, lors de son
émission avec les Français, le 26 janvier, Nicolas Sarkozy
promettait qu’une fois la transition faite, Proglio se consacrerait
à 100 % à EDF et quitterait Veolia. « Il est le meilleur patron de
France pour cette entreprise. »
278. « Chez nous, on apprend aux gens à
travailler ensemble. La société repose sur le groupe et lorsqu’un
projet est considéré comme un enjeu national aux yeux du monde
extérieur, la mobilisation de la Corée est totale », expliquait le
4 janvier au Figaro Philippe Li, le
président de la Chambre de commerce franco-coréenne, pas mécontent
de nous faire la leçon.