Le discours de Grenoble Le samedi 17 juillet,
une cinquantaine d’individus cagoulés, armés de haches et de barres
de fer s’en prennent à la gendarmerie de Saint-Aignan, une petite
commune de 3 400 habitants dans le Loir-et-Cher. Ils ont essayé de
forcer le portail d’entrée et brûlé deux voitures. Une boulangerie
est dévalisée, trois commerces dégradés, des feux de signalisation
tricolores cassés et des tilleuls tronçonnés.
Ces incidents ont pour origine la mort d’un
jeune de la communauté des gens du voyage, comme il convient de
dire désormais. Luigi Duquenet, 22 ans, père d’une fillette de 2
ans, atteint par les tirs d’un gendarme à la suite d’une
course-poursuite. Il était à bord d’une voiture conduite – sans
permis – par son oncle, lequel avait déjà forcé un premier barrage
et emporté sur son capot un gendarme sur plusieurs centaines de
mètres, alors qu’il fonçait sur un deuxième barrage, les
militaires, sur la défensive, ont tiré, tuant le neveu. Des vols
venaient d’être commis dans une commune voisine. Ils étaient
suspectés.
Le lendemain dimanche, de nouvelles violences
éclatent dans un bourg proche : Saint-Romain. Il s’agit des locaux du peloton de gendarmerie de
l’autoroute ainsi que des cabines à péage. Toujours dans la même
région, une vitrine est défoncée à la voiture bélier ici, des
véhicules brulés là et une salle de mairie ailleurs.
Deux escadrons de gendarmerie sont bientôt
déployés et le calme revient. Cette poussée de violence s’est
produite dans des bourgs et des villages paisibles non loin
desquels, il est vrai, sont installés des camping-cars et des
remorques. Leurs occupants sont bien sûr visés. Certains sont
installés depuis des décennies dans le Loir-et-Cher, ils ne se
mélangent pas à la population qui s’en méfie. « Nous avons des
problèmes avec quatre ou cinq familles, il ne faut pas faire
l’amalgame avec tous. Dans le département, les gens du voyage sont
largement sédentarisés, la scolarisation des enfants est une
réussite », disent les autorités locales.
Or cette histoire hors du commun dans le monde
rural succède à une autre affaire plus grave qui a mis sens dessus
dessous tout un quartier de Grenoble. Le 12 juillet, un braquage au
casino d’Uriage, non loin de là, a mal tourné. L’un des agresseurs,
Karim Boudouda, a été victime d’un échange de tirs avec les
policiers. Il avait tiré sur eux à trois reprises, il a été tué.
C’est un truand déjà condamné trois fois pour vol à main
armée.
Le procureur de la République de Grenoble
affirme alors que les policiers se trouvaient en état de légitime
défense. Une version aussitôt contestée par des jeunes du quartier
populaire de la Villeneuve qui manifestent. Ils commencent à casser
et à incendier commerces et voitures, agressent aussi un tramway
avec des barres de fer. Et l’un d’eux tire sur les policiers.
Lesquels ripostent. A balles réelles : là encore, ils sont en état
de légitime défense. On a retrouvé dans la voiture des agresseurs du casino des armes de
guerre dont s’est servi Karim Boudouda.
Michel Destot, le maire socialiste de la ville,
qui réclame un « Grenelle de la sécurité », constate « une
évolution sociétale où l’économie souterraine liée au trafic de
drogue est à l’origine d’une radicalisation de la délinquance ».
Depuis quelques mois, Grenoble, la « capitale des Alpes », occupe
la rubrique faits divers : braquages, violences diverses, crimes de
sang. Mais selon le premier adjoint chargé de la sécurité, «
contrairement aux apparences, les chiffres de la délinquance sont
en baisse ». Pour lui il s’agit d’une flambée.
Mais une flambée qui va mettre, si on ose le
dire, le feu aux poudres, multiplier incidents et polémiques.
Les journaux de 20 heures font de ces événements
leur ouverture pendant plusieurs jours.
Il se trouve que depuis le printemps Nicolas
Sarkozy s’est à nouveau beaucoup investi dans les questions de
sécurité qui le passionnent, comme on le sait. Or, la gauche répète
qu’il a échoué en ce domaine. Elle en veut pour preuve ces
événements. Lors du dernier remaniement, il a nommé son meilleur
ami Brice Hortefeux au ministère de l’Intérieur. Ce qui n’était pas
lui faire un vrai cadeau. Le Président, on l’a vu, avait déclaré au
Conseil des ministres : « J’ai tué le job pour mes successeurs. »
Traduction : On ne peut pas faire mieux que moi, ce qui n’est guère
encourageant pour le nouvel hôte de la Place Beauvau. Lequel se
sent sous surveillance.
Tous les quinze jours Nicolas Sarkozy réunit à
l’Elysée le préfet de police et les grands flics. « Au fond, il
n’avait pas confiance en Brice. Il estimait qu’il demeurait le
meilleur et ce n’était pas Claude Guéant qui lui disait le
contraire », confie un conseiller de l’Elysée. Ces réunions se
déroulent toujours dans une certaine tension. Le ministre de l’Intérieur fait le point
sur les chiffres qui ne sont pas toujours bons. « Il faut mettre la
pression », insiste le Président.
Après l’échec des élections régionales et la
montée du Front national, une évidence s’impose à l’Elysée : la
reconquête passe par une nouvelle phase de politique sécuritaire. «
Patrick Buisson le lui répétait à chaque rencontre », dit un
conseiller.
C’est aussi que les sondages sont
catastrophiques : le Président est au plus bas, avec 26 %
d’opinions favorables. François Mitterrand, il est vrai, avait fait
pire en 1992 : 22 %. Et Jacques Chirac : 21 % en 2005. Mais c’était
lors de leur deuxième mandat. Plusieurs études commandées par l’UMP
à l’IFOP, montrent que les sympathisants de l’UMP et du Front
national qui ont voté à plus de 85 % pour Sarkozy réclament des
actes forts : 67 % veulent la dissolution des associations de
soutien aux sans-papiers ; 76 % l’interdiction des minarets ; 97 %
plébiscitent l’adoption d’un fichier unique contre les fraudes aux
allocations familiales.
Ces faits divers particulièrement violents qui
heurtent l’opinion vont lui en offrir l’occasion. Il a lui-même été
très choqué par les images de scènes d’incendies et de casses,
diffusées aux 20 Heures des télévisions. Lors du Conseil du 21
juillet, il reprend ses habits d’ancien ministre de l’Intérieur. Il
est à son affaire. « Ces événements, dit-il, sont inadmissibles. On
a tiré sur des policiers avec des armes de guerre. Ce sont les
trafiquants qui céderont. Pas nous. » Dans la foulée, il cible, à
propos des affaires du Loir-et-Cher, une deuxième catégorie de
suspects : les gens du voyage et les Roms. « On ne laissera pas la
situation impunie, je demanderai l’expulsion des camps de Roms en
situation illégale. » Il ajoute même à leur propos : « On va les
dégager. »
Dans la
foulée, il annonce aussi que le préfet de l’Isère Albert Dupuy est
remplacé par le préfet de la Meuse Eric Le Douaron : « Je vais
nommer à Grenoble un policier qui a bien réussi. J’irai l’installer
dans ses nouvelles fonctions le 30 juillet. » Comme il l’avait fait
le 20 avril pour l’ex-patron du RAID, Christian Lambert, nommé à la
préfecture de Seine-Saint-Denis.
Les déclarations du Président sur les Roms
provoquent aussitôt les plus vives réactions : « En quelques jours,
un problème de droit commun a conduit à la stigmatisation
officielle d’une communauté (…) jugées par avance, ces populations
sont les premières cibles d’une politique de salissure et
d’expulsions », lit-on dans Le Monde du
26 juillet.
Amnesty International somme la France de se
conformer au droit : « Une expulsion ne doit en aucun cas être
réalisée dans le but d’inciter des migrants à quitter le pays. »
Les associations de défense des Roms accusent le chef de l’Etat de
« racisme anti-tsigane ».
Interrogé sur ces réactions et les risques de
mise en cause de toute une population, Luc Chatel, le porte-parole
du gouvernement, assure que le Président ne veut pas stigmatiser
une communauté, mais cherche à résoudre un problème. « On a beau
être rom, dit-il, gens du voyage, parfois même français au sein de
cette communauté, on doit respecter les lois de la République.
»
A l’Elysée, Maxime Tandonnet, conseiller chargé
de l’immigration qui a écrit tous les discours de Nicolas Sarkozy
depuis 2005 et qui n’a pas la réputation d’être laxiste, est chargé
de préparer celui que le Président prononcera à Grenoble le 30
juillet. Or voici des mois que les parlementaires reçus à l’Elysée
par petits groupes réclament plus de fermeté à l’égard des Roms.
Le préfet de police Michel
Gaudin ne cesse d’alerter le Président sur les embarras que cette
population crée dans la Grande Couronne. Les vols y sont en
augmentation de 138 % depuis trois ans.
Tandis que Maxime Tandonnet s’attelle au
discours, plusieurs policiers menacés de mort doivent quitter
Grenoble : « Un bon flic, c’est un flic mort », préviennent des
tracts et des tags dans la ville. Le syndicat Unité Police
s’inquiète : « Il y a des contrats sur leurs têtes, la volonté de
tuer est là, ces menaces s’inscrivent dans une logique de vendetta
mafieuse. »
A l’Elysée, on se convainc que le Président doit
parler haut et taper fort. Le premier jet du discours de Maxime
Tandonnet, jugé insuffisamment musclé, est « retoqué » par Cédric
Goubet, le chef de cabinet du Président. « On menace de tuer des
policiers : ce sont des actes contre la République. Il faut
répondre. » Exit Tandonnet. Goubet prend la plume. Il est l’auteur
des deux propos qui vont susciter la polémique : l’extension de la
déchéance de nationalité et le lien fait – pour la première fois
dans la bouche du Président – entre immigration et délinquance.
Ainsi complété, le discours est approuvé par Claude Guéant et jugé
« excellent » par Nicolas Sarkozy.
« Le Président voulait redonner une marque de
l’autorité de l’Etat et reprendre la main sur ce sujet régalien »,
dit Michèle Alliot-Marie. Il s’agissait aussi de souligner, mine de
rien, l’impuissance de l’opposition à se prononcer clairement sur
les problèmes de l’immigration et de l’insécurité. Nicolas Sarkozy
Il veut cliver, marquer les différences de sensibilité sur ces
sujets. Il y réussira !
Le 30 juillet donc, il arrive à Grenoble pour
installer le nouveau préfet. Il a sa tête des grands jours. Avant
de s’exprimer en public, il
tient une réunion avec les policiers qui lui manifestent leur
inquiétude avec une telle insistance que la rencontre se prolonge
bien plus que prévu.
Il va leur répondre par un discours « musclé de
chez musclé ».
Que dit-il ? « Les forces de l’ordre ont été
prises à partie par des assaillants qui se sont permis de leur
tirer dessus à balles réelles avec l’intention de tuer. Ce sont des
tentatives de meurtre (…) L’homme qui est tombé sous le tir d’un
policier venait de commettre un braquage. Il a ouvert le feu avec
une arme automatique de guerre contre les policiers. Ceux-ci ont
riposté en état de légitime défense (…) Si on ne veut pas d’ennuis
avec la police on ne tire pas à l’arme de guerre contre la police
dans un pays qui est un Etat de droit comme la France (…) C’est
donc une guerre que nous avons décidé d’engager contre les
trafiquants et les délinquants. Tous les élus sont concernés : ce
n’est pas une affaire d’opposition, de majorité, de gauche ou de
droite, c’est une affaire d’intérêt général. Qui peut bien avoir
intérêt à ce qu’on tolère que l’on tire à l’arme automatique contre
des fonctionnaires de police ? Personne. (…) L’instauration d’une
peine de prison pour les assassins de policiers ou de gendarmes
sera discutée au Parlement dès la rentrée (…) Nous allons réévaluer
les motifs pouvant donner lieu à la déchéance de la nationalité. Je
prends mes responsabilités. Elle doit pouvoir être retirée à toute
personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté
atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police ou d’un militaire de
la gendarmerie ou toute autre personne dépositaire de l’autorité
publique. La nationalité française se mérite, il faut pouvoir s’en
montrer digne. »
« A ce
moment du discours, commente Michèle Alliot-Marie, je me suis dit
que le conseiller justice de l’Elysée n’avait sûrement pas dû
relire ce texte. Il créait de fait, deux catégories de Français. Je
savais que cette proposition ne passerait pas devant le Conseil
constitutionnel. »
« Quand on tire sur un agent chargé des forces
de l’ordre, poursuit en effet le chef de l’Etat, on n’est plus
digne d’être français. Je souhaite également que l’acquisition de
la nationalité française par un mineur délinquant au moment de sa
majorité, ne soit plus automatique (…) Il faut le reconnaître, nous
subissons les conséquences de cinquante années d’immigration
insuffisamment régulée, qui ont abouti à un échec de l’intégration
(…) Pour réussir le processus d’intégration, il faut impérativement
maîtriser le flux migratoire. Le taux de chômage des étrangers non
communautaires a atteint 24 % en 2009 (…) Nous allons évaluer les
droits et les prestations auxquels ont aujourd’hui accès les
étrangers en situation irrégulière. Les clandestins doivent être
reconduits dans leur pays. (…) C’est dans cet esprit que j’ai
demandé au ministre de l’Intérieur de mettre un terme aux
implantations sauvages de campements de Roms. Ce sont des zones de
non-droit qu’on ne peut pas tolérer en France. Il ne s’agit pas de
stigmatiser les Roms. En aucun cas (…) Les Roms qui viendraient en
France pour s’installer sur des emplacements légaux, sont les
bienvenus. Mais en tant que chef de l’Etat, puis-je accepter qu’il
y ait 539 campements illégaux en 2010 en France ? Qui peut
l’accepter ? Nous allons procéder d’ici fin septembre au
démantèlement de l’ensemble des camps qui font l’objet d’une
décision de justice. » Disant cela, il est certain d’avoir
l’adhésion des Français.
Las ! Le
discours à peine prononcé, les critiques pleuvent. Le
constitutionnaliste Olivier Duhamel lance un appel solennel sur
Mediapart. Il juge insupportable la stigmatisation des Français «
d’origine étrangère » : « Si cette intention devenait réalité, elle
instaurerait deux catégories de Français, ruinant le principe
d’égalité devant la loi et créant une nationalité conditionnelle
pour les Français d’origine étrangère. Rien ne saurait justifier
que l’on commette de telles atteintes à l’unité de notre communauté
nationale et à la tradition républicaine. » Sa pétition recueille
37 000 signatures.
Dans Le Monde du 5
août, Bernard-Henri Lévy dénonce les erreurs de Nicolas Sarkozy :
le mépris des Roms, l’outrage à l’esprit des lois. « Le pire, et le
fond de l’affaire, c’est que la proposition si elle est sérieuse,
si elle n’est pas juste une façon de gesticuler pour prendre à
Marine Le Pen un peu de son fonds de commerce électoral,
contreviendrait de manière frontale à un actium trois fois sacré :
La Déclaration des droits de l’homme de 1948 qui postule l’égalité
devant la loi, quelle que soit précisément l’origine de tous les
citoyens. On est Français ou on ne l’est pas. A partir du moment où
on l’est on l’est tous de la même manière297. »
C’est en effet la mention « personne d’origine
étrangère » qui surprend le plus dans la bouche d’un Président vu
qu’il l’est lui-même et alors que bien des Français le sont. Seuls
les ressortissants ayant acquis la nationalité depuis moins de dix
ans seraient en fait visés.
« Je suis
allée vérifier que j’étais française depuis douze ans… Et je n’ai
pas l’intention de tuer un policier », moque Rama Yade.
Corinne Lepage qualifie de « coup de poignard
dans le dos de la République, le discours qui stigmatise l’étranger
délinquant et au chômage et instaure une différence entre les
citoyens selon leur origine ».
Si Benoît Hamon, le porte-parole du PS, dénonce
un « discours usé », les élus locaux socialistes se montrent plus
gênés. Car ils subissent les tracas causés par les camps illégaux
de gens du voyage ou de Roms sur leurs communes. Et ils sont les
premiers à demander leur expulsion. Ils se retrouvent coincés entre
leur attachement aux valeurs humaines et le pragmatisme de terrain
qu’ils revendiquent. Ainsi le sénateur-maire de Dijon, François
Rebsamen : « Les maires ont raison de saisir la justice. Il est du
devoir d’un gouvernement de reconduire les illégaux à la frontière
– mais sans spectacle –, l’occupation illégale de terrains publics
ou privés n’est pas admissible. » Gérard Collomb, le maire PS de
Lyon, demande à Nicolas Sarkozy d’arrêter de « stigmatiser les
Roms, sous peine de ne plus pouvoir procéder à leur expulsion parce
que c’est devenu une affaire de droit européen et
international298. » Martine Aubry, qui juge «
abominable l’expulsion des Roms », avait demandé quelques mois plus
tôt deux expulsions de camps de Roms situés illégalement sur le
territoire de la communauté urbaine de Lille. En effet, comme un
membre de la direction du parti veut bien le reconnaître : « On
sait que lorsque l’un de ces
camps s’installe, la courbe des cambriolages augmente. »
Le Président a soufflé sciemment sur les braises
et voilà que ses proches en rajoutent. Brice Hortefeux suggère
d’étendre la possibilité de déchéance de nationalité aux faits
d’excision ou de polygamie. Christian Estrosi voudrait sanctionner
par une forte amende les maires qui ne sont pas assez actifs dans
la prévention de la délinquance. « L’idée de sanctionner les maires
n’est ni réaliste, ni applicable », lui répond le 17 août dans
Le Parisien Jacques Pélissard, le
président UMP de l’Association des maires de France. Enfin, Eric
Ciotti, le président du conseil général des Alpes-Maritimes,
voudrait condamner à la prison ferme les parents défaillants de
jeunes délinquants.
« Ils en ont tellement rajouté que cela donnait
une lecture du discours du Président encore plus violente »,
déplore Michèle Alliot-Marie.
Quinze jours après ce discours, sept cent
personnes ont été délogées. Les pouvoirs publics ont procédé à une
quarantaine de démantèlements de squats illégaux. Brice Hortefeux
annonce un nombre élevé de « reconductions à la frontière ».
Plusieurs journaux se déchaînent. Marianne publie le 7 août un numéro dont la Une
montre un portrait de Nicolas Sarkozy accompagné d’un titre choc :
« Le voyou de la République » avec ce commentaire : « Xénophobe et
pétainiste, certes pas. Mais aucun interdit moral ne l’arrête. Pour
garder le pouvoir il est prêt à tout ! ». L’article de fond est
signé Jean-François Kahn : « Nicolas Sarkozy, écrit-il, est un
voyou de banlieue dont la banlieue serait Neuilly. Typique à cet
égard est cette façon de déclarer la guerre à tout bout de champ…
aux bandes rivales. » Mais quelques pages plus loin dans une tribune intitulée « Désaccord »,
Guy Sitbon écrit : « Le Président n’honore pas sa fonction, mais je
la respecte. Nicolas Sarkozy, si critiquable soit-il, est le
président de la République et pas le voyou de la République
».
Avec ce titre le numéro de Marianne connaît son plus gros succès : 390 000
exemplaires vendus, soit la quasi-totalité du tirage. Le site
d’information Mediapart qui mène depuis des mois sur Internet une
campagne forcenée contre Nicolas Sarkozy publie un texte d’Edwy
Plenel qui qualifie le chef de l’Etat de « délinquant
constitutionnel ». Sur Radio France, généralement très critique à
l’égard du Président, la plupart des informations et des éditoriaux
reprennent la même antienne. Du côté des blogueurs, les caricatures
stigmatisant le chef de l’Etat, sa petite taille, son épouse, ses
ministres se déclinent par centaines.
Voilà donc une polémique de plus, et sans doute
une des plus violentes du quinquennat. Des dirigeants de la
majorité y participent. Mais sur un ton beaucoup plus modéré. Ainsi
Alain Juppé met en garde le Président dans son blog contre « les
exagérations de la politique sécuritaire ». Et Jean-Pierre Raffarin
demande à François Fillon de stopper « la dérive droitière de l’UMP
sur la sécurité ».
C’est que François Fillon, depuis le discours de
Grenoble, a gardé le silence. Alors que le Président est si
vigoureusement attaqué, son mutisme commence à devenir gênant et
relance les spéculations sur son départ de Matignon. Le Premier
ministre doit parler. Il saisit la perche tendue par Raffarin pour
réunir à Matignon Brice Hortefeux (Intérieur), Eric Besson
(Immigration), Pierre Lellouche (Affaires européennes). Il s’agit
de calmer le jeu. Cette réunion de crise a-t-elle été suggérée par
l’Elysée ? interrogent
quelques journaux. Pas du tout, clame Matignon qui, à l’issue de la
réunion, publie un communiqué dont chaque mot a été pesé. François
Fillon y souligne la nécessité d’« agir avec fermeté, continuité et
justice, sans laxisme ni excès (…) et rappelle la tradition
humaniste de la France ». Et il met aussi en garde ceux qui « de
part et d’autre » tentent d’instrumentaliser la lutte contre
l’immigration. Ce « de part et d’autre » en dit long sur ce que le
Premier ministre pense du discours de Grenoble. Les ministres qu’il
avait convoqués à Matignon découvrent le communiqué en même temps
que la presse. Il ne leur en avait rien dit.
A l’Elysée les proches du Président évitent de
donner trop d’importance à cette critique voilée. Mais Nicolas
Sarkozy fulmine contre son Premier ministre qui prend ses distances
comme il l’avait déjà fait lors du débat sur l’identité nationale
où il s’était alors efforcé de trouver un point d’équilibre.
François Fillon ayant parlé, Fadela Amara se prévalant de sa
qualité de fille d’immigrés, déclare au Monde : « Je n’accepte pas que dans mon pays, on
mette les gens comme moi dans une situation d’insécurité juridique.
» Elle se prononce contre les expulsions de Roms.
Bernard Kouchner, lui, se dit choqué par
certains aspects du virage sécuritaire du gouvernement. Interrogé
sur la distinction faite par le Président à propos des Français «
d’origine étrangère », il exprime un certain malaise : « Ce n’est
pas la meilleure phrase que j’ai trouvée dans ce discours. »
Hervé Morin, enfin, juge que cette politique «
est vouée à l’échec car elle ne comporte qu’un seul volet,
répressif ».
De telles déclarations libèrent la parole à
l’UMP. « Quand on est au gouvernement, il faut être solidaire »,
dit Renaud Muselier, le
député de Marseille, qui avance une explication : « C’est parce
qu’ils sont inquiets pour leur devenir à quelques semaines du
remaniement que les ministres s’expriment. » Lionnel Luca conseille
à Bernard Kouchner de démissionner.
Le lendemain celui-ci répond sur RTL qu’il a
pensé à démissionner, mais y a renoncé parce que « s’en aller
c’était déserter ».
Les autres ministres voudraient bien que cette
page soit vite tournée. Beaucoup refusent de répondre aux questions
qui leur sont posées ici ou là sur ce sujet.
Mais voilà qu’une circulaire du 5 août, signée
de la main du directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur,
Michel Bart, met à nouveau le feu aux poudres lorsqu’elle est
dévoilée bien plus tard par la presse : le 14 septembre
précisément. Elle ordonnait explicitement aux préfets d’évacuer «
en priorité les camps de Roms ». Ce qui place la France dans
l’illégalité vis-à-vis de nombreux textes internationaux et
contredit toutes les déclarations précédentes du pouvoir : « Aucune
mesure spécifique n’a été prise à l’encontre des Roms », répétait à
l’envi le gouvernement, alors que les Roms avaient été visés par le
Président lui-même.
La Commission de Bruxelles monte en ligne contre
Paris et menace la France de poursuites devant la justice
européenne. La commissaire Viviane Reding, en charge de la justice
et des droits des citoyens, déclare : « Je suis personnellement
convaincue que la Commission n’aura pas d’autre choix que d’initier
des procédures en infraction contre la France. » Fin août, elle
avait obtenu des deux ministres Eric Besson et Pierre Lellouche,
l’assurance que le tour de vis sécuritaire français ne visait pas
en priorité les Roms. La circulaire du 5 août fait ressortir
l’inverse : « Il est choquant, dit-elle, de constater qu’une partie du gouvernement français
soutient quelque chose à Bruxelles, tandis que l’autre fait le
contraire à Paris. »
Une nouvelle circulaire est aussitôt rédigée au
ministère de l’Intérieur pour lever « tout malentendu sur une
éventuelle stigmatisation des Roms ». Elle demande aux préfets de
poursuivre les évacuations de camps illicites, mais en précisant,
cette fois, « quels qu’en soient les occupants ». Un texte que
Brice Hortefeux a tenu à signer personnellement. Le matin, devant
la presse, Eric Besson, ministre de l’Immigration, avait déclaré «
n’être pas au courant de la première circulaire », dont il n’était
pas destinataire.
Autre problème, plus grave, soulevé par cette
affaire : en menaçant Paris de poursuites pour infraction à la
législation européenne, la commissaire luxembourgeoise Viviane
Reding a fait un parallèle entre les conditions de renvoi de Roms
et les déportations de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui a, bien
entendu, provoqué aussitôt l’ire de Nicolas Sarkozy. Et Pierre
Lellouche, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, avait
riposté : « La Commission n’est pas un juge d’instruction… La
France n’est pas devant un tribunal… Le gardien des traités, c’est
le peuple français. » Une sortie qui a piqué au vif José Manuel
Barroso, resté jusque-là sur la réserve. Il fait donc chorus avec
sa commissaire et les eurodéputés qui viennent de demander à la
France de suspendre les expulsions de Roms.
Le Conseil européen du 16 septembre s’annonce
difficile pour Nicolas Sarkozy. Il en avait lui-même fixé l’ordre
du jour : les relations de l’Europe avec les grands pays émergents
et la gouvernance économique afin de préparer sa présidence du G20
qui débute en novembre. Mais on n’en parle guère : c’est la crise
provoquée par la politique de
Paris à l’égard des Roms qui occupe les esprits, pas tous
mécontents de tirer les oreilles du Français : « Le déjeuner s’est
bien passé pour ce qui est de la qualité des plats », ironise
Angela Merkel à l’issue du Conseil. C’est que l’entrée à peine
servie, Nicolas Sarkozy s’en est pris avec virulence à la
commissaire : « Viviane Reding a offensé la France qui s’est sentie
blessée. » Et Barroso de riposter en exigeant des excuses de Pierre
Lellouche pour ses propos à l’encontre de la Commission. « La
discrimination des minorités ethniques est inacceptable »,
s’indigne-t-il. Un échange jugé « viril et mâle » par le
Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, « extrêmement dur » par le
Premier ministre belge. « C’est vrai que j’ai dit franchement ce
que je pensais », reconnaît Nicolas Sarkozy qui obtient en fin de
compte un soutien de ses pairs. Les dirigeants européens déplorent
le ton exagérément véhément employé par la commissaire pour faire
la leçon à la France299.
Après ce déjeuner au vinaigre, Nicolas Sarkozy
renouvelle l’offensive devant la presse, cette fois il accable
encore Mme Reding : « Je ne peux pas laisser insulter mon pays, les
mots qui ont été prononcés : dégoûtants, honte, Seconde Guerre
mondiale, évocation des juifs, nous ont profondément choqués »,
dit-il. Deux journalistes tentent de lui faire remarquer que Mme
Reding n’a pas prononcé le mot « juif ». Il les renvoie à leur
statut de questionneurs. Et il souligne que Bruxelles ne se soucie
pas assez des problèmes concrets des Européens : « A force de
fermer les yeux sur les vraies questions, on éloigne les citoyens de
l’Europe. » Il cherche aussi à attirer l’Allemagne dans son camp,
indiquant que Mme Merkel lui avait parlé de « son intention de
procéder dans les prochaine semaines à l’évacuation de camps de
Roms ». Mais dans la soirée un rappel à l’ordre arrive de Berlin :
la Chancelière Merkel n’a jamais parlé de camps de Roms en
Allemagne et encore moins de leur évacuation puisqu’il n’existe
aucun campement illicite sur le territoire. Les Roms qui ont été
accueillis et logés en Allemagne sont venus du Kosovo pendant la
guerre. Ils avaient demandé et obtenu le droit d’asile.
Il faut pourtant en finir avec les polémiques.
Nicolas Sarkozy, pour désavouer mine de rien Pierre Lellouche,
concède enfin : « La Commission est gardienne des traités. Qu’elle
fasse son travail. »
A Paris, au Quai d’Orsay, on fait observer que
c’est sous la présidence française de l’Union européenne qu’avait
été convoqué en 2008 le premier sommet sur les Roms parce que «
malheureusement aucun pays européen ne voulait s’y intéresser
sérieusement ». L’objectif alors poursuivi était d’amener l’Etat
roumain à faire bon usage des vingt milliards d’aide de l’Europe «
qu’il ne dépense même pas, faute d’avoir une administration en
ordre de marche ». Que la Roumanie, ainsi aidée, s’occupe donc de
ses ressortissants.
Dans l’immédiat, Eric Besson a reçu une lettre
détaillée de Viviane Reding. Il doit lui démontrer que la
circulaire du 5 août n’a pas eu le temps d’être appliquée et que la
France ne se trouve donc pas en infraction.
L’affaire des Roms n’est pas pour autant
apaisée. Des reportages diffusés sur les grands JT télévisés ont
fait le tour du monde. On y voit des bulldozers écrasant des
campements précaires. Des fuyards hagards chargés de ballots et des femmes en pleurs
portant leurs enfants dans les bras. Bref, des images
insoutenables, trop habituelles du malheur. La Chine elle-même, qui
n’est, certes pas, un modèle en la matière, ironise sur la France
qui ne respecte pas les droits de l’homme.
La compassion prend le pas sur la raison. Michel
Rocard assure qu’il n’a rien vu de tel « depuis Vichy et les nazis
». Le 22 août, un prêtre lillois, le père Arthur, qui s’occupe des
Roms annonce qu’« il prie pour que Nicolas Sarkozy soit victime
d’une crise cardiaque ».
Un prêtre qui souhaite la mort du Président.
Voilà qui n’est pas ordinaire. Fort heureusement il se repent
bientôt de cette crise… de colère.
Devant des milliers de pèlerins à Lourdes,
l’archevêque de Toulouse, monseigneur Le Gall cite une lettre du
cardinal Saliège (alors archevêque de Toulouse) sur les
déportations des juifs en 1942, qu’il met en parallèle avec les
expulsions de Roms. Un amalgame honteux, historiquement faux et qui
revient à banaliser la Shoah. D’autant que sous l’Occupation,
l’épiscopat français, dans sa majorité, s’était montré plus discret
sur le sujet. Le grand rabbin de France, bien sûr, réfute cet
amalgame.
Il est évident que l’expulsion n’est pas une
déportation. Les Roms sont renvoyés chez eux avec un tribut de
trois cents euros par adulte, cent par enfant et avec leur accord.
La plupart avaient quitté leur pays en espérant trouver ailleurs
une vie meilleure. Des filières roumaines organisent les départs.
Elles exploitent des handicapés, des mutilés, des femmes atteintes
de la maladie de Parkinson pour « faire la manche dans les rues ».
Beaucoup s’installent sur des terrains publics ou privés, sans
aucune autorisation, sans aucune hygiène. Ils vivent de mendicité et de vols. Les plaintes des
habitants alentour se multiplient.
C’est – très aggravée – l’éternelle question des
rapports entre nomades et sédentaires.
La circulaire européenne de 2004, transposée en
droit français en 2006, précise que tout ressortissant européen ne
peut prolonger un séjour de plus de trois mois hors de son pays
qu’à condition de ne pas troubler l’ordre public, d’avoir les
moyens de faire vivre sa famille et de ne pas être à la charge de
la collectivité. Les Roms sont loin de remplir ces
conditions.
Le gouvernement applique la loi.
Demeure la violence des images, qui trouble bien
des esprits. D’autres évêques, dans des communiqués, rappellent les
enseignements de l’Evangile en matière d’aide aux plus démunis. Fin
août, 55 % des catholiques pratiquants déclarent désapprouver ces
prises de position épiscopales300.
Enfin, à Rome, Benoît XVI évoque dans une de ses
homélies le « nécessaire accueil de l’autre ». Il a saisi
l’occasion – une pratique habituelle au Vatican – du commentaire
qu’il prononce après la lecture des Ecritures. « Les textes
liturgiques de ce jour, souligne-t-il, nous redisent que tous les
hommes sont appelés au salut. C’est une invitation à savoir
accueillir les légitimes diversités humaines. » Le fait que, parmi
les sept ou huit langues qu’il a choisies pour son homélie, il ait
inclus le français est un signe pour le connaisseur des usages
pontificaux. C’est la manière dont ont été traités les Roms qui
était en cause.
Nicolas Sarkozy demande à voir le Saint-Père. Il
se rend à Rome le 8 octobre pour une visite de quelques heures. Arrivé le matin avec
quelques minutes de retard, il est visiblement tendu face à un
Benoît XVI tout sourire. S’il ne s’agissait pas de l’Eglise, on
pourrait conclure que celui-ci ne fait pas de cette question une
affaire d’Etat… A l’issue de ce tête-à-tête301, Nicolas Sarkozy se rend à la chapelle de
sainte Pétronille, devant la dépouille de cette martyre des
premiers temps du christianisme, considérée comme la protectrice de
l’Hexagone. Il n’a pas droit à une messe mais à une prière pour la
France. Spécialiste du dialogue interreligieux, le cardinal
Jean-Louis Tauran, un Français très écouté à Rome, demande à Dieu
d’apporter au peuple de France et à ses dirigeants courage et
persévérance pour « œuvrer à l’accueil des persécutés et des
immigrés ».
Dans la foulée Nicolas Sarkozy reçoit à déjeuner
une trentaine de prélats à l’ambassade de France. Répondant au
cardinal Tauran, il explique que « lutter contre l’immigration
illégale est pour lui un impératif moral ». Il ajoute : « Il n’y a
pas d’économie de vie en société, ni de liberté sans règles. »
Nicolas Sarkozy cherche à calmer les tensions après un été pour lui
dévastateur.
Il peut estimer avoir été – au moins en partie –
entendu, quand, le 26 octobre, le pape Benoît XVI présentant son
message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, souligne
que ces derniers « ont le devoir de s’intégrer dans le pays
d’accueil en respectant ses lois et l’identité nationale ».
Une mise au point qui lui fait chaud au
cœur.
Franck
Louvrier téléphone à plusieurs journalistes pour s’assurer que la
déclaration papale ne leur a pas échappé.
Quelques jours plus tôt, la crise avec Bruxelles
s’était close pour l’essentiel. La commissaire Reding, ayant estimé
suffisantes les garanties apportées par Paris, avait renoncé à
lancer une procédure d’infraction contre la France.
Un sondage CSA pour Le
Parisien indique en octobre que 48 % des Français se disent
favorables aux expulsions de Roms, tandis que 42 % y sont opposés.
Le sujet est donc toujours clivant. Les sympathisants de droite (70
%) et d’extrême droite (83 %) approuvent massivement. Chez ceux de
gauche, le rejet est tout aussi ample : 65 % pour les sympathisants
du PS, 81 % pour ceux du PC. L’Elysée peut se réjouir : les flèches
de Villepin, les réserves de Raffarin, de Juppé et même de Fillon
n’ont pas influencé l’électorat de droite.
Mais de cet été 2010, les Français retiendront
le souvenir de deux grands incendies. Celui des forêts de Russie
qui ont enfumé Moscou et ses environs pendant plus d’un mois. Et
l’embrasement politico-médiatique déclenché par le discours de
Grenoble302.
297. La déchéance de nationalité instaurée par
Edouard Daladier à la veille de la Seconde Guerre mondiale, reprise
en 1945 par le gouvernement du général de Gaulle, réinscrite dans
la loi de 1989, réaménagée en 1997 par Elisabeth Guigou, punit les
auteurs d’actes de terrorisme ou qui conspirent contre la Nation.
Depuis dix-sept ans, vingt-six personnes ont été ainsi
sanctionnées.
298. Une commission de l’ONU critique
l’attitude du gouvernement français et pointe « une recrudescence
notable du racisme et de la xénophobie ».
299. « Je n’avais jamais entendu un
commissaire s’adresser à un pays ainsi, disant “ça suffit !” sur un
ton très en colère », assure Pierre Sellal, alors représentant de
la France à Bruxelles.
300. Sondage publié par La Croix.
301. Pendant lequel Nicolas Sarkozy, sachant
l’importance du rôle de l’Eglise au Mexique, a alerté le Saint-Père
sur le cas de Florence Cassez, prisonnière et victime d’une
terrible erreur judiciaire. Benoît XVI lui a promis qu’il allait
diligenter une enquête.
302. Henri Guaino, qui n’est pas la plume de
ce discours controversé, le qualifiera en septembre d’« erreur
».