CHAPITRE 10
Le remaniement Le discours de Grenoble a enfiévré la gauche : sus au Président ! Il devient « L’homme le plus détesté de France314 ». Les vannes ont cédé. « Je suis désolé qu’un système comme le système français, arrive à avoir ce machin-là à la tête de l’Etat », s’emporte le philosophe Emmanuel Todd315. Ce « machin-là » c’est le chef de l’Etat. En juin, la chanteuse Lio, en tournée dans le Loir-et-Cher, avait souhaité, entre deux chansons, qu’il « crève rapidement ».
L’hallali prend une telle force, la critique une telle démesure que Julien Dray, le député socialiste, croit bon de préciser – et sans rire – dans une interview à Radio J que « Nicolas Sarkozy n’est pas Adolf Hitler ». Pierre Moscovici écrit sur son blog qu’« il n’est pas fasciste ».
« Pourquoi rend-il les gens aussi fous ? » s’interroge alors son conseiller Alain Minc qui reprend du coup une formule bien usagée : « Il ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité. »
En mai, Martine Aubry avait déjà lancé une de ses gracieusetés : « Quand Nicolas Sarkozy nous donne des leçons de maîtrise budgétaire, c’est un peu Madoff qui nous donne des cours de comptabilité. »
Le meilleur ennemi du Président, Dominique de Villepin, avait jugé l’attaque de la première secrétaire « déplacée ». François Hollande lui avait conseillé « d’éviter ce genre de saillies ».
« Quand on dit que Nicolas Sarkozy est proche des riches, pro-américain et qu’on ose le comparer à un banquier condamné à 150 ans de prison pour une escroquerie de 60 milliards de dollars, c’est bien pour éveiller chez certains des relents d’antisémitisme », estime Franck Louvrier.
Antisémitisme ? Nicolas Sarkozy en voit des signes dans les allusions constantes à son physique. Un trait fréquent dans la presse d’extrême droite des années 30.
Il approchait aussi la vérité quand, après l’échec des régionales il s’était livré en petit comité à un début d’introspection : « J’ai compris que chaque fois que je me mets en avant, c’est un problème. » Mais il n’en tire pas de conclusions pratiques, il continue d’être chaque jour sur le front, portant une parole souvent inflammatoire. « Nicolas a besoin de cliver, de se créer une adversité, de mettre l’autre en tension. Il est fabriqué comme cela. C’est sa complexion génétique », explique un ministre.
Le défi permanent est le fil rouge de sa vie politique.
En septembre, il invite à déjeuner trois dirigeants du Nouvel Observateur316. Il n’en sera pas récompensé. La semaine suivante, en effet, l’hebdomadaire publie en couverture sa photo en noir et blanc : une tête de malfaiteur, avec une barbe de deux jours, barrée d’un bandeau rouge : « Cet homme est-il dangereux ? ».
Nicolas Sarkozy affecte d’en plaisanter devant des journalistes : « Vous savez pourquoi Le Nouvel Observateur fait sa couverture avec moi, parce que si c’est Martine Aubry à la Une, ça ne se vend pas. Le produit le plus frais, c’est moi. »
Dans l’éditorial qu’il lui consacre, Jean Daniel se montre d’abord plutôt admiratif : « Il fait beau dans le parc de l’Elysée, il fait très chaud. Je contemple le Président. Physiquement il est au meilleur de sa forme. Avantageux comme un joueur de tennis prêt à affronter Nadal après avoir vaincu Federer ».
Alors les multiples attaques et invectives dont il est l’objet ? Réponse : « Il s’est fait donner l’état de l’opinion sur tous ses prédécesseurs au bout de trois ans d’exercice de mandat : “Eh bien, dit-il, le sort ne m’a pas trop maltraité… Vous croyez que sur la question de la sécurité on me reproche de trop en faire ? Eh bien vous avez tort, ce que l’on me reproche c’est de ne pas en faire assez.” Et il ajoute : “Mais je vous promets de ne pas en faire plus”. »
« Ce que l’on reproche à Sarkozy et aux siens, poursuit Jean Daniel, c’est d’avoir une dramaturgie d’intimidation de préférence à une efficacité rassembleuse. A Grenoble, c’est l’ancien ministre de l’Intérieur qui a remplacé le Président. L’homme d’Etat ne s’est pas fait entendre des citoyens. »
Une condamnation sans appel.
Toujours dans ce numéro du Nouvel Observateur, Denis Olivennes écrit : « Son absence de doute est déconcertante. Lui dit-on que son impopularité est très grande et que ses paroles ont choqué, il balaie tout cela d’un revers de la main : “Ai-je attenté si peu que ce soit aux valeurs ? A la Constitution ? A la légalité républicaine ? Le peuple n’est pas idiot. Si nous méprisons sa souffrance, son attente légitime de sécurité, il se jettera dans les bras de Marine Le Pen. En vérité, c’est moi qui défend la République, pas vous”. » Et Olivennes de conclure : « Ses prédécesseurs recherchaient un certain consensus, lui veut le choc frontal de la droite contre la gauche. Il le veut, il l’aura. »
Ces titres de magazine, succédant aux échecs électoraux, n’annoncent pas des lendemains qui chantent aux députés déjà soucieux de leur réélection aux législatives de 2012. Ils soutiennent la réforme des retraites, ils en sont même fiers. En revanche, ils ont traîné les pieds pour venir voter la loi sur l’immigration que leur présente Eric Besson. Le cinquième texte en sept ans. Trop c’est trop. « Ils ne voulaient pas venir dans l’hémicycle », constate Jean-Luc Warsmann, le président de la Commission des lois. Dans la ligne du discours de Grenoble, un amendement prévoit l’extension de la déchéance de nationalité aux personnes naturalisées depuis moins de dix ans et ayant commis un crime contre un dépositaire de l’autorité publique. La majorité juge cette disposition inutile. Surtout, les députés ont hâte de tourner la page. Ils sont, en outre, excédés par le remaniement annoncé en juillet par le Président et qui ne vient pas. Effet pervers : dans l’attente de ce grand mercato, les ministres sont démotivés, les cabinets ministériels en roue libre et les administrations livrées à elles-mêmes.
François Fillon va-t-il rester à Matignon ? Tel est le grand sujet des conversations. On suppute, on calcule, on examine ses chances. « Nicolas ne peut pas faire cinq ans avec le même Premier ministre, assure Alain Minc. Fillon a bien joué, mais il ne l’a pas protégé. Borloo a quelque chose d’intéressant. »
« Je ne vois pas qui d’autre que lui pourrait s’ajuster aussi bien au Président. Fillon a beau l’exaspérer, il a cette qualité inestimable : la souplesse. Mais d’un autre côté, s’il reste à Matignon, on n’aura pas le sentiment d’un nouveau souffle », résume un ministre.
Convoqué à Brégançon le 20 juillet, avec Christine Lagarde et François Baroin, Fillon se fait remarquer en arborant une veste bleu marine, genre Mao alors que le Président et le ministre du Budget portent un strict costume cravate. Ce look décontracté fait jaser le microcosme. A-t-il voulu signifier qu’il était en vacances et entendait y rester longtemps ? On apprend alors que le Président et son Premier ministre se sont parlé tête à tête. Qu’ils ont évoqué son maintien à Matignon de manière biaisée. « On va voir comment se passe cette rentrée, je n’ai pas tranché, mais une chose est certaine : j’aurai besoin de toi », a lâché le Président. Qui, le soir, confie à son ami Brice un énigmatique : « Ça s’est bien passé avec Fillon. »
Fillon, lui, avait peu apprécié qu’au début août Jean-Louis Borloo soit convié à déjeuner au Cap Nègre. Il y avait vu le signe que le Président songeait à se passer de lui.

 

En fait, Borloo, arrivé sans son épouse Béatrice, venait s’assurer qu’il était encouragé à échafauder des plans pour Matignon. Mais il s’est retrouvé dans un déjeuner people. Le Président a évité les sujets politiques.
Le déjeuner a donc fait deux mécontents : Borloo reparti sans avoir reçu aucune assurance ferme et François Fillon, saisi d’un doute profond. Interrogé fin août sur France Inter, à propos du discours de Grenoble, il répond : « Je n’aurais pas employé ces mots-là ; chacun a sa sensibilité et sa façon de faire. » Des paroles ainsi expliquées le lendemain par l’un de ses proches : « François s’est subtilement démarqué. Sa fibre gaulliste sociale lui est sortie comme un bouton de fièvre. »
Une prise de distance que Jean-François Copé se hâte de stigmatiser : « J’ai été étonné par les mots qu’il a choisis. Je peux comprendre qu’à gauche on soit gêné sur la sécurité, on préfère taper sur le Président ; je le comprends moins de la part de certains de nos amis317. » Voilà pour Fillon. Les dirigeants de l’UMP sont alors réunis à Port-Marly pour le « Campus Jeunes ». Copé en profite pour faire coup double : il s’inquiète aussi de l’incapacité de l’UMP à « organiser des universités dignes de ce nom ». Voilà pour Xavier Bertrand, dont il dénonce l’incompétence. Le secrétaire général du mouvement lui réplique, furieux : « Dans notre camp plus qu’ailleurs, on n’aime pas les diviseurs, on n’aime pas les snipers, on n’aime pas ceux qui jouent contre leur camp. »
On n’a pas oublié à l’UMP le bon mot de Copé lorsque Nicolas Sarkozy avait nommé Xavier Bertrand patron de l’UMP en janvier 2009 : « Si tu lui donnes les clés du parti, pense à faire un double. »
Dominique Paillé propose une nouvelle version de cette recommandation : « Si Jean-François Copé prend l’UMP, inutile de garder le double, il aura déjà changé les serrures. »
Copé ou l’art de se faire des amis.
Que mijote-t-il ? « Il est déjà dans l’après-Sarkozy. Il songe à 2017. Il attaque Fillon parce qu’il craint que celui-ci brigue l’UMP s’il quitte Matignon, il attaque Bertrand parce qu’il veut prendre sa place », explique un député qui le connaît bien. Ce que l’entourage du Président du groupe ne dément pas : « Si on lui confiait le parti, il serait en mesure d’en faire une vraie machine de guerre. »
Sans préciser au service de qui. La plupart ont compris.
Les autres vont vite être renseignés.
Le 2 septembre, en effet, Le Figaro publie une curieuse tribune signée de quatre mousquetaires : Bruno Le Maire, le ministre de l’Agriculture, François Baroin, le ministre du Budget, Jean-François Copé, le président du groupe et Christian Jacob, le président de la Commission du développement durable. Ce quatuor de quadras – dont trois sur quatre sont estampillés chiraquiens – a pris l’habitude de se parler, de déjeuner ensemble et de faire entendre (souvent) sa différence.
La tribune est intitulée : « Les conditions d’une victoire en 2012 ». Elle s’adresse au Président. « Une victoire de la gauche en 2012 est possible », assènent-ils dès la première ligne… Sauf, poursuivent-ils, « à tenir un langage de vérité aux Français ». (Ce qui ne serait donc pas le cas à les lire.) « Nous avons trop souvent compensé notre baisse de compétitivité par une hausse des dépenses publiques. Les Français ont pu croire que c’était gratuit. C’était à crédit (…) »
Le contrat de gouvernement devrait, selon le quatuor, se fonder sur ces mots-clés : le courage (sortie des 35 heures et baisse des dépenses publiques), le rassemblement, la convergence des politiques française et allemande. Et… un nouveau mode de gouvernance : « On ne peut pas décider de tout depuis les bureaux à Paris (ils n’ont pas osé écrire : de l’Elysée), il faut que le Président s’appuie sur un gouvernement resserré, une majorité parlementaire engagée et un parti redynamisé (Jean-François Copé prêche pour sa paroisse). Ils réclament la fin de l’hyperprésidence.
« Ils entérinent la défaite », déplore un proche de Nicolas Sarkozy. François Baroin explique sans états d’âme : « On voulait faire passer ce message à Nicolas : on n’a pas aimé le début de ton mandat. Nous, on sait faire la guerre, on est à ton service. Et on n’a rien à perdre. » Nicolas Sarkozy devra compter avec ces quadras effrontés. Qui savent ce qu’ils veulent : François Baroin et Bruno Le Maire, une promotion au gouvernement ; Jean-François Copé, s’installer à la tête de l’UMP et Christian Jacob prendre sa suite à la présidence du groupe.
« Nicolas nous a convoqués Le Maire et moi pour nous dire : “Vous vous êtes fait avoir par Copé, méfiez-vous” », raconte François Baroin.
Lequel Copé n’y va pas par quatre chemins. Son ambition ? Il l’avoue sans gêne : « Un soir, lors d’une réunion à l’Elysée avec Claude Guéant, Catherine Pégard et moi, le Président m’avait pris à partie. Puis s’étant calmé, il avait pointé un doigt dans ma direction pour me dire : “Tu fais partie des deux ou trois qui seront un jour président de la République.” Je lui avais répondu : “C’est bien pour cela que j’ai voulu être président du groupe.” Trois jours plus tard, je revois Sarko qui me lance : “Je ne connais personne qui soit devenu président de la République après avoir été président du groupe”. »
Cette remarque a fait tilt dans sa tête. Il veut l’UMP. Cela tourne chez lui à l’obsession.
Six semaines plus tard, ces quatre-là obtiendront ce qu’ils voulaient. Entre-temps, Nicolas Sarkozy a même laissé filer une information selon laquelle il ne serait pas hostile à un saut générationnel : Baroin pourrait aller à Matignon. Un beau cadeau.
« Nicolas ne supporte pas les gens qui lui tiennent tête, mais ce sont les seuls qu’il respecte », reconnaît un conseiller de l’Elysée. Les ministres les plus dociles y décèlent chez lui une faiblesse. Et ils s’agacent que leurs efforts ne soient guère récompensés. D’où, forcément, un détachement à l’égard du chef. Cet automne-là, ils sont peu nombreux à parier sur sa victoire en 2012.
Dominique Strauss-Kahn est devenu l’objet de tous les désirs des Français : il l’emporterait sur l’actuel Président avec 59 % des voix selon l’IFOP, 62 % selon TNS/SOFRES. Qui dit mieux ? « Plus de doute, pour le directeur du FMI : c’est dans la poche, comme cette main qu’il avait nonchalamment glissée dans sa veste l’autre jour sur le perron de l’Elysée », raille Alexis Brézet dans sa chronique du Figaro Magazine. Mais il poursuit : « Ce qu’il y a de formidable avec la manie des sondages, surtout de deuxième tour, auquel pas un professionnel n’accorde la moindre valeur prédictive, c’est que rien jamais ne la décourage. »
DSK bientôt candidat ? Le Président n’arrive pas à y croire. Devant des journalistes il lâche : « S’il l’est, vous verrez qu’à côté de lui, Carla et moi nous paraîtrons bien austères. » La suite allait le démontrer…
Et voici un sondage bien plus éprouvant pour Nicolas Sarkozy : à la mi-septembre, 62 % des Français ne souhaitent pas qu’il se représente.
Edouard Balladur lui suggère alors de renouveler – et vite – son gouvernement « en profondeur avec de fortes personnalités à la compétence reconnue ».
Le Président réfléchit, consulte. Il veut prendre son temps. « Le remaniement ne peut avoir lieu avant le vote final de la réforme des retraites, prévu, si tout se passe bien, à la mi-novembre », indique son entourage. Où l’on ajoute que « le calendrier est entièrement occupé jusqu’au 22 novembre par l’international : rencontre avec David Cameron, visite du président chinois en France, sommet de l’OTAN à Lisbonne et G20 à Séoul ».
En réalité, Nicolas Sarkozy hésite. Les deux « possibles » tournent en boucle dans sa tête : Fillon ou Borloo, Borloo ou Fillon. Le 15 octobre, le Président s’est confié à quelques journalistes : « Je ne veux pas me tromper, choisir un Premier ministre, ce n’est pas le bon plaisir. De Gaulle a eu tort de remplacer Pompidou par Couve de Murville. En revanche, Giscard a eu tort de garder Barre. »
Le dialogue se poursuit : « On dit que Fillon vous agace.
— Je ne le comprends pas toujours : pour m’agacer, il faudrait qu’il en fasse trop… Et puis, s’il y a ouverture de sa succession, c’est aussi à cause de certaines de ses déclarations. »
Claude Guéant, qui n’est évidemment pas le moins bien renseigné, témoigne de l’hésitation du chef : « Le Président a l’habitude de travailler avec François Fillon qui est fidèle, loyal et a une très bonne relation avec le groupe parlementaire… Et il est populaire318. »
François Fillon est en effet plébiscité par l’électorat de droite : 80 % des personnes interrogées souhaitent qu’il reste à son poste. Quant à Jean-Louis Borloo, le secrétaire général de l’Elysée le pare de deux qualités : « Il est orfèvre en matière sociale et il a l’oreille des syndicats. » Ce que conteste aussitôt François Chérèque, sur Canal+. « Borloo n’a aucune fibre sociale, il est le numéro deux du gouvernement, il porte comme les autres ministres la responsabilité du blocage du dialogue social dans notre pays. »
Borloo peut pourtant se prévaloir des faveurs des sympathisants de la gauche. Mais voilà le hic : la majorité parlementaire ne le regarde pas avec l’œil de Chimène. Elle juge ses interventions publiques intelligentes mais trop emberlificotées. Et puis, « être orfèvre en matière sociale » signifie qu’il serait un Premier ministre dépensier319. Or, les caisses sont vides.
Alain Juppé, auquel Nicolas Sarkozy a proposé de revenir au gouvernement – et qui serait, bien sûr, un renfort de poids –, déclare en confidence qu’il « aurait du mal à travailler avec Borloo ». Mais il admet le connaître assez mal.
Le principal intéressé, Jean-Louis Borloo lui, a très envie d’aller à Matignon320. Depuis l’été, il se prépare. Il réfléchit. Tous ceux qui l’ont croisé après la rentrée découvrent un homme nouveau, relooké, aminci par un régime protéiné, les cheveux coupés, le costume impeccable. En outre, il a deux supporters de choix à l’Elysée : Claude Guéant, comme on l’a vu, et Henri Guaino.
Mais François Fillon présente un gros avantage : il est déjà en place. Il connaît l’appareil gouvernemental et ses rouages. Nicolas Sarkozy lui demande de participer début septembre sur France 2 à l’émission « A vous de juger » d’Arlette Chabot. Eric Woerth, pris dans l’essoreuse de l’affaire Bettencourt, doit être épaulé. Fillon connaît le dossier des retraites et sait mettre les socialistes face à leurs contradictions. Deux jours plus tôt, dans l’hémicycle, il leur avait lancé : « Depuis 1993, la gauche n’a jamais tenu un seul des engagements qu’elle a pris en matière de retraites. En 1993, vous aviez promis d’abroger la réforme Balladur et vous ne l’avez pas fait. En 2003, vous aviez promis d’abroger la réforme que nous avions fait voter, or vous l’avez intégrée dans les propositions que vous faites aujourd’hui. Et vous ferez de même avec la réforme courageuse et nécessaire que nous engageons. »
Alors, Fillon ou Borloo ? « Nicolas nous avait toujours dit qu’il y aurait une dernière séquence avec un nouveau casting pour la présidentielle », confie Luc Chatel, le ministre de l’Education. Mais, d’évidence, Nicolas s’interroge encore.
Et le temps passe. Les députés UMP, qui ne se sont jamais reconnus en Borloo, s’impatientent. Ils reprochent au Président d’offrir prise par ses atermoiements aux quolibets des médias et bien sûr de la gauche. Ils ne le comprennent pas. Bernard Accoyer, fin connaisseur du jeu politique, décrypte : « Fillon attend une demande de Sarko et Sarko attend une demande de Fillon. Ces retards énervent tout le monde. » Ce qui est peu dire.
Les choses commencent à s’éclaircir le 3 novembre, François Fillon a réuni à Matignon un parterre d’ingénieurs. L’occasion pour lui de vanter le bilan social du gouvernement : « Rien n’est plus injuste que de dire que les liens avec les partenaires sociaux ont été négligés depuis 2007. » L’allusion est évidente : quelques jours plus tôt, Jean-Louis Borloo insistait sur la nécessité de restaurer le dialogue social. Un terrain sur lequel François Fillon n’entend pas recevoir de leçon. Mais ce n’est pas le seul domaine de son action qu’il défend – c’est tout le bilan de son gouvernement : « Je crois à la continuité de notre politique réformiste, parce que l’on ne gagne rien à changer de cap au milieu de l’action. Le président de la République a commencé de moderniser la France. Cette politique doit être poursuivie, je ne laisserai pas notre pays repartir en arrière. »
Le message est limpide, Fillon abat ses cartes : il veut rester à Matignon.
Or, à deux reprises, dans la quinzaine précédente, au cours des tête-à-tête d’avant Conseil des ministres, Nicolas Sarkozy l’avait sondé. Sans résultat. Fillon n’avait rien dit de ses intentions. C’est qu’il hésitait lui aussi encore. Un mois plus tôt, l’Elysée avait même interprété certaines de ses déclarations comme une envie de prendre du champ. Dans un entretien diffusé par France 2, il disait en effet : « Il faut savoir se fixer un nouveau challenge, ne pas refaire la même chose, je ne repartirai pas de zéro. » Il ajoutait : « Nicolas Sarkozy n’a jamais été mon mentor. J’ai accepté de faire alliance avec lui, parce qu’il m’a semblé être le meilleur candidat pour l’élection de 2007. » Des propos qui ressemblaient à une prise de distance.
Seulement voilà : en clôturant les journées parlementaires de l’UMP à Biarritz il se présente comme le meilleur défenseur du Président en multipliant les attaques contre la gauche, coupable à ses yeux « d’une violence irrespectueuse et détestable ». Ajoutant : « Nous entrons dans une nouvelle période du quinquennat, nous devons être en ordre de marche pour le Président. »
Selon son conseiller Jean de Boishue, François s’est décidé à rester à Matignon après avoir rencontré Edouard Balladur. Qui lui avait demandé : « Vous allez partir ? Mais que ferez-vous après ? » Bonne question : François ne sait pas vivre en dehors de l’aquarium. Balladur lui avait donné ce conseil. « Si vous voulez rester, il faudrait manifester au Président un peu d’affection. »
Se poser en défenseur et protecteur du Président est en effet une belle marque d’affection. Une déclaration, même. Le Président sait désormais à quoi s’en tenir.
La partie commence enfin le 12 novembre. Par une visite – chose rare – de Claude Guéant à Matignon. Le lendemain matin, un samedi, c’est François Fillon qui se rend à l’Elysée. Son tête-à-tête avec le Président se prolonge plus d’une heure. Et il y revient l’après-midi. Pour plus de deux heures cette fois. La rencontre se termine par une séance photo sur le perron du palais présidentiel. Nicolas Sarkozy raccompagne son Premier ministre. Ils prennent la pose, souriants, se donnent une longue poignée de main, comme deux complices bien contents de ce qu’ils viennent de mijoter.
« François Fillon a présenté sa démission au Président », annonce l’Elysée dans la soirée, en laissant entendre qu’il sera confirmé dans ses fonctions le lendemain. Merci. Tout le monde avait déjà compris.
Le lendemain, dimanche, les choses traînent. En apparence. Car les téléphones fonctionnent. Le matin, Hervé Morin, ministre de la Défense, a annoncé lui-même son retrait du gouvernement. Il avait, comme on le sait, proclamé sa volonté d’être candidat en 2012 et ne se faisait plus d’illusions sur son sort : « Si tu maintiens ce projet, je te vire », avait menacé Nicolas Sarkozy en avril. Pourtant, huit jours avant le remaniement, le Président l’avait reçu et la conversation avait été détendue. Morin avait cru qu’il pouvait rester. Mais il avait appris aussi que François Fillon cherchait un grand ministère pour y faire entrer Alain Juppé. Et il avait compris que ce serait la Défense. « Mais il était prêt à accepter un secrétariat d’Etat pour rester », assure-t-on du côté de Matignon.
L’après-midi, c’est plus lourd : depuis la veille Jean-Louis Borloo sait qu’on est en train de lui retirer l’échelle sous le pied. Il prend donc les devants et annonce à l’AFP qu’il a « choisi de ne pas appartenir au gouvernement ». Digne. « Il a été trop proche du paradis, il a préféré partir », commente un ministre.
Nicolas Sarkozy aurait préféré le garder. Borloo exigeait les Finances et les Affaires sociales. Trop gourmand. Nicolas Sarkozy n’entend pas se séparer de Christine Lagarde, devenue un maillon clé pour la préparation de sa présidence du G20. Sa renommée internationale plaide pour son maintien. « Nicolas Sarkozy est de bonne foi quand il me propose le Quai d’Orsay, il pense que c’est une proposition formidable dans la perspective du G20. Il ne croit pas une seconde que je puisse refuser. Sauf que ce n’est pas dans mon champ de vision, pas dans ma logique. Je partirai heureux », racontera plus tard le ministre démissionnaire321.
François Fillon, habile, a su utiliser contre Borloo certaines de ses maladresses. Son absence au début de la crise du carburant suite à la grève et aux blocages dans les raffineries avait irrité le Président. Le Premier ministre s’était alors engouffré dans l’espace vacant pour aller dire sur TF1 le 17 octobre : « Je ne laisserai pas l’économie française étouffer par un blocage du carburant. »
Chaque fois qu’un membre du gouvernement est apparu comme un Premier ministrable possible, qu’il se nomme Xavier Darcos, Eric Woerth ou Jean-Louis Borloo, il lui est arrivé des problèmes ou des ennuis. « Fillon, c’est la malédiction du Pharaon », sourit un de ses conseillers.
Et voilà, c’est fait, il reste ! A 20 h 15, Claude Guéant l’annonce officiellement sur le perron de l’Elysée. C’est un grand remaniement. Dix-huit ministres et secrétaires d’Etat s’en vont. Neuf entrent et onze changent de compétences. Dix sont reconduits au même poste.
Parmi les sortants, Eric Woerth semble le plus sonné. Il avoue vivre un moment difficile. Il est, bien sûr, victime de l’affaire Bettencourt, mais il a mené à bien la réforme des retraites. « Il a été excellent », juge Jean-Pierre Raffarin. Il aurait voulu rester. Hervé Novelli est désagréablement surpris lui aussi. Il raconte : « Fillon m’a téléphoné pour me dire que le gouvernement était resserré et que le secrétariat aux PME serait supprimé. Trois heures plus tard, je découvre que Frédéric Lefebvre, ex-porte-parole de l’UMP dont Copé ne veut plus – et surtout que l’Elysée veut faire taire – me succède. » Novelli, pourtant, a bien travaillé. Le crédit impôt-recherche, c’est lui. Le statut de l’auto-entrepreneur, c’est encore lui. Sortent aussi Patrick Devedjian, dont les relations avec Nicolas Sarkozy sont pour le moins complexes, Hubert Falco, Valérie Létard, Anne-Marie Idrac et Christian Estrosi qui lui ne décolère pas. Dominique Bussereau, quant à lui, se réjouit : il voulait partir.
Bernard Kouchner va quitter le Quai d’Orsay. Il l’a appris dans l’avion qui le ramène d’Afghanistan. Il s’y attendait, à l’inverse de Jean-Marie Bockel, lequel s’accordait « 80 % de chances de rester au gouvernement ». Il tombe de l’armoire : « Fillon a eu ma peau, dit-il, parce que je soutenais Borloo. » C’est surtout parce que l’ouverture n’est plus de mise. Fadela Amara322 et Rama Yade sont également remerciées. C’est encore Fillon qui l’a exigé, les jugeant « trop ingérables ».
Ceux qui restent changent souvent de poste. Eric Besson est nommé à l’Industrie. Le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale disparaît. L’Immigration est rattachée au ministère de l’Intérieur. Plus question d’identité nationale. Michèle Alliot-Marie passe de la Justice aux Affaires étrangères et européennes avec le titre de ministre d’Etat. Nathalie Kosciusko-Morizet succède à Jean-Louis Borloo : c’est la plus belle promotion, elle se hisse au quatrième rang dans l’ordre protocolaire.
Les « quadras », auteurs de la tribune sulfurée dans Le Figaro, sont tous promus. François Baroin, ministre du Budget, devient aussi porte-parole du gouvernement (fonction que doit abandonner avec regret Luc Chatel, le ministre de l’Education), Bruno Le Maire, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation se voit adjoindre l’Aménagement du territoire et la Ruralité. Copé obtient ce qu’il souhaitait : la direction de l’UMP. Xavier Bertrand revient au gouvernement en charge des Affaires sociales où il se trouve dans son élément. Nicolas Sarkozy sait pratiquer le judo politique : transformer ses faiblesses en points d’appui. Il fait ce pari : l’activisme de Copé lui sera, croit-il, profitable, puisqu’il nourrit l’ambition de mettre le parti en marche. C’est-à-dire à son service pour 2012.
Un mois plus tôt, Nicolas Sarkozy expliquait aux journalistes : « Copé ? Il a un grand talent, je n’ai pas de problème avec lui. Mais c’est lui qui en a un avec moi : il veut ma place. Je lui ai dit : “Ça se voit trop, soit plus habile.” » Christian Jacob lui succède à la direction du groupe UMP.
François Fillon, lui aussi, a obtenu ce qu’il voulait.
Au total, ce remaniement marqué, comme on l’a vu, par la fin de l’ouverture et la suppression du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, signe un virage idéologique du quinquennat.
Le mardi suivant, Nicolas Sarkozy s’explique à la télévision devant Claire Chazal, David Pujadas et Michel Denisot.
Pour commencer, il justifie le maintien de François Fillon : « Ce n’est pas un caprice : si je lui ai demandé de continuer c’est parce que j’ai une grande confiance en lui. Il est très compétent. Nous travaillons ensemble sans nuages depuis des années. Je l’ai nommé avec conviction parce qu’il était la meilleure personne à la place où il est. » Et d’ajouter : « Il fallait une certaine stabilité, de nature à apaiser le pays. Sauf imprévu, il restera jusqu’à la fin de mon mandat. »
Puis il énumère les raisons de plusieurs changements de poste. En rendant d’abord hommage à Jean-Louis Borloo et en utilisant, pour l’occasion, l’imparfait du subjonctif. Comme une marque de respect : « Un homme de très grande qualité, j’aurais d’ailleurs souhaité qu’il restât au gouvernement… Il reviendra un jour. » Le départ d’Eric Woerth est qualifié de « décision la plus difficile ». Il a mérité, dit le Président, « mon admiration pour son courage et sa dignité. J’ai une grande confiance en lui. C’est un homme parfaitement honnête, mais pour la nouvelle équipe gouvernementale, c’était mieux aussi de ne pas avoir à gérer les rendez-vous judiciaires inévitables de sa situation ».
Sur l’identité nationale : « Le débat a été lancé mais pas compris. Eric Besson n’y est pour rien. C’est ma faute, il faut être pragmatique. J’ai renoncé à l’identité comme mot, parce qu’il y a eu des malentendus. Sur le fond je n’y renonce pas. Le ministère de l’Intérieur peut régler les flux migratoires. »
Après les hommes, il aborde les problèmes.
Les retraites ? « La France est un pays éruptif. Il y a eu neuf journées nationales de grève, mais ces conflits ont eu lieu sans violence. » Et Nicolas Sarkozy en profite pour rendre hommage aux syndicats qui les ont conduites de manière responsable.
« Vous auriez pu négocier avec eux, lui objecte-t-on.
— Négocier sur quoi ? Nous avons eu avec eux 56 réunions, mais ils ne voulaient pas assumer la responsabilité de l’impopularité. »
A propos des expulsions de Roms, il retourne la situation en accusant TF1 et France 2 d’avoir pendant une semaine, en juillet, présenté vingt-cinq sujets sur des questions de sécurité. Il cite même des phrases d’ouverture de l’un ou l’autre des journaux télévisés du type « La situation sécuritaire n’est plus tenue à Grenoble, c’est la jungle ». Et d’ajouter : « Vous, les médias, vous stigmatisez une attaque de gendarmerie pour deux carreaux cassés. Donc avec le ministre de l’Intérieur nous allons à Grenoble où j’ai prononcé ce discours. » Et il conclut – presque seul à penser ainsi – que ce discours fut « sans aucune outrance ».
« Le bouclier fiscal va-t-il disparaître ?
— Nous proposerons une réforme fiscale dans un projet de loi de finance rectificatif au printemps 2011. La France est en compétition mondiale, le bouclier fiscal et l’impôt sur la fortune seront supprimés. »
Un tournant majeur qui enchante la majorité. Le Président s’est enfin décidé à supprimer le bouclier. Sur l’ISF, les opinions sont plus partagées323.
Autre engagement : « Il n’y aura pas d’augmentation des impôts. Il y aura des réductions de dépenses. »
« Quand vous voyez les sondages, vous n’êtes pas découragé ?
— Parfois. Mais ça ne dure pas longtemps. Je me ménage plus de temps pour réfléchir. Quand on a la chance d’être marié à une femme d’une grande intelligence ce serait dommage de ne pas écouter. J’écoute, mais sur les grands sujets, je suis moins influençable. »
Et le Président termine l’entretien par un beau lapsus : « Ma détermination n’a rien changé. »
L’exercice est plutôt réussi. La presse se montre assez modérée le lendemain. Les éditorialistes l’ont jugé « plus humble » ou « plus à l’écoute ». D’autres, bien sûr « pas convaincant ». Laurent Joffrin (Libération) qualifie la prestation de « tendue et austère ». Mais il a décelé un « sarkozysme sans les excès du sarkozysme ».
Le remaniement est bien accepté par les députés UMP. Ils applaudissent François Fillon comme jamais lors de leur réunion du mardi. Pour lui, quelle revanche ! En 2007, la presse l’appelait « Mister Nobody ». Et voilà qu’elle parle d’« hyper-Premier ministre ». Formule que justement, devant le groupe UMP, il juge « dérisoire ». « Pour moi, il y a les institutions de la Ve République, rien que les institutions. »
La composition du gouvernement suscite peu d’objections dans la majorité, mais quand même quelques rancœurs profondes. Certains élus de la famille libérale estiment que toutes les sensibilités ne sont pas respectées. Ils regrettent le départ d’Hervé Novelli. Mais Luc Chatel est toujours là et Henri de Raincourt est promu à la Coopération. Pour les centristes, le départ d’Hervé Morin est compensé par l’arrivée de Michel Mercier, un « bayrouiste », nommé à un poste régalien : la Justice. Maurice Leroy, issu du Nouveau Centre, devient ministre de la Ville avec en charge le dossier du Grand Paris. Enfin Philippe Richert, président de la région Alsace, nommé secrétaire d’Etat aux Collectivités locales, est un centriste pur jus324.
Lors de son interview Nicolas Sarkozy a nié avoir enterré l’ouverture : « Je reste toujours convaincu qu’il faut s’ouvrir. Ce gouvernement n’est pas un gouvernement partisan, c’est un gouvernement resserré. » En réalité, le temps des clins d’œil à des personnalités de gauche est terminé : la campagne électorale va commencer.

314. Couverture de L’Express le 10 septembre.
315. Le 21 septembre dans l’émission « Ce soir ou jamais » sur France 3.
316. Jean Daniel, Denis Olivennes et Jacques Julliard.
317. Interview au Parisien.
318. Interview à Valeurs actuelles, 21 octobre 2010.
319. « Sa loi “Grenelle II” a été, disent-ils, une machine à créer de nouvelles niches fiscales. Des mesures peu cohérentes avec le volonté affichée de François Fillon d’imposer l’austérité budgétaire à tous ses ministres. »
320. « Quand Nicolas Sarkozy m’invite après les régionales, je lui dis clairement qu’il a besoin de rééquilibrer sa majorité vers le centre et qu’il lui faut opérer un véritable tournant social, changer de politique, pas remanier l’équipe gouvernementale comme on ferait un casting. C’est à l’époque qu’il évoque Matignon. Envisage-t-il de me confier le poste… Je ne saurais dire. » (In Libre et engagé, Plon.) 321. In Libre et engagé, Plon.
322. Qui avait traité le Premier ministre de « grand bourgeois de la Sarthe qui ne peut pas aller en banlieue ».
323. « Si vous supprimez l’ISF, je t’offrirai du foie gras des Landes », lance le socialiste Henri Emmanuelli, à Gilles Carrez, le rapporteur du Budget.C’eût été faire un nouveau cadeau à la gauche. L’ISF ne sera pas supprimé mais maintenu à des taux qui ne sont plus confiscatoires. « J’ai eu une vraie bagarre avec Nicolas », avoue François Baroin, hostile à la suppression de l’ISF.François Hollande a fait savoir qu’il reviendrait au taux antérieur. D’où une fuite accélérée des grandes fortunes.
324. Il est récompensé pour son succès aux régionales.