CHAPITRE 5
Angela et moi Le couple franco-allemand ne s’est pas formé dans un élan de séduction réciproque, il est le fruit d’une impérieuse raison : celle de deux hommes, le général de Gaulle et le Chancelier Adenauer qui ont décidé, une fois pour toutes, de tirer un trait sur les délires sanglants, abjects, ruineux de leur siècle.
A l’instar de tous leurs illustres prédécesseurs, le couple Sarkozy-Merkel345 est un couple d’obligation, contraint de s’entendre, de trouver des compromis, de réussir, voire à chaque instant de faire comme si, dans un contexte particulièrement difficile : une crise économique sans précédent depuis 1929.
« Si Merkel et moi on ne sourit pas, ça devient un problème planétaire », lance Nicolas Sarkozy, mi-satisfait de l’importance qui leur est ainsi conférée, mi-résigné par ce travail de Sisyphe : amener sa partenaire sur ses positions.
Forcément unis, ils sont comme deux joueurs d’échecs embarqués dans une partie infernale sous les yeux du monde. Lui, est un joueur d’impulsion, il dit ce qu’il veut et le clame, prévisible donc. « Il est plus Kasparov que Karpov », dit François Baroin. Elle, tenace, méfiante, a fait de la lenteur son arme favorite « Jusqu’au dernier moment, on ne sait jamais quel pion elle va jouer, ni comment », admire et s’exaspère Xavier Musca.
La crise européenne, pas la crise bancaire de 2008, mais celle qui s’ouvre en 2009 avec l’affaire grecque, sera dominée par ces différences de caractère.
A peine installé à l’Elysée, Nicolas Sarkozy avait réussi à l’entraîner dans la mise en œuvre du traité simplifié pour donner à l’Europe le nouvel élan dont elle avait besoin. Ils avaient réussi ensemble. En 2008, comme président de l’Union européenne, il avait dû, en revanche, faire le forcing pour qu’elle consente à souscrire au plan de sauvetage des banques.
Dans la crise européenne, dite de l’euro, qui s’ouvre à la fin de l’année 2009, il n’est plus question de la bousculer. Il faut au contraire la ménager. L’Allemagne est riche. Ce qui est vrai dans la vie d’un couple, l’est aussi pour les Etats dont l’argent vient à manquer.
Tout commence avec l’arrivée au pouvoir du socialiste Georges Papandréou346 à Athènes, lorsqu’il découvre une situation dégradée à un point qu’il ne soupçonnait pas. Une catastrophe. Les chiffres présentés par son prédécesseur Caramanlis n’ont rien à voir avec la réalité. Le déficit budgétaire n’est pas de 3,7 % mais de près de 13 % ! La dette pourrait atteindre 130 % du PIB. Les Européens savaient depuis longtemps que la Grèce n’aurait jamais dû entrer dans la zone euro et que si elle y était entrée en 2000, c’était en falsifiant ses comptes. Lorsque les autorités européennes s’en sont aperçues, il était trop tard. Mais la menteuse ne fut sanctionnée ni par la Commission Prodi, ni par les marchés. Une négligence qu’explique un ex-commissaire européen : « La Grèce c’était 2 % du PIB de la zone euro, personne n’a vu que c’était une voie d’eau qui risquait de faire couler le bateau. » La Grèce est un pays qui n’a jamais été géré. Jusqu’en 2010, il n’existait pas de comptabilité publique informatisée. La fraude fiscale y est depuis toujours un sport national, la flotte des richissimes armateurs vogue sous des pavillons de complaisance, l’Eglise orthodoxe, première puissance financière du pays, ne verse aucun impôt. Et ses prêtres sont payés sur les deniers publics. L’importance de l’économie « souterraine » – ce que l’on appelle le marché noir – est estimée à plus de 20 % du PIB. Il n’y a pas d’industrie, le pays exporte très peu et le tourisme régresse. Les ingrédients d’un funeste destin sont ici réunis.
Le 7 décembre 2009, Standard & Poor’s, l’une des trois grandes agences de notation mondiale, annonce avoir placé la note de la Grèce sous surveillance avec implication négative, suscitant aussitôt la défiance des marchés, c’est-à-dire des prêteurs qui se sont rués sur les titres d’emprunt émis par les Etats et pas seulement de la Grèce : « Une faillite de la Grèce est complètement exclue », clame alors Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroupe qui veut calmer le jeu. On veut le croire, mais pour quelques jours seulement.
Car début janvier, l’économiste en chef de la BCE craque l’allumette qui va mettre le feu. Interrogé par la presse italienne sur la revente des titres d’emprunt grecs, il répond : « Les marchés se font des illusions s’ils pensent que les autres Etats membres vont mettre la main au porte-monnaie pour sauver la Grèce. »
Le traité de Maastricht de 1992 interdit en effet à un pays de la zone euro de prendre en charge la dette d’un autre. Il interdit aussi à la Banque centrale européenne de se comporter comme… une banque centrale : à savoir de fournir des liquidités pour renflouer un pays en difficulté. « La BCE ne sera pas le prêteur en dernier ressort », disent les textes. Autrement dit : un Etat de la zone euro qui a des dettes doit les rembourser lui-même.
Cette disposition du traité de Maastricht avait été exigée par les Allemands, l’abandon du mark, la création de l’euro était à ce prix. Il s’agissait ainsi d’obliger les pays à respecter le pacte de stabilité. C’est la France qui avait fixé à 3 % la limite à ne pas dépasser en matière de déficit budgétaire. Un pays qui manquerait à la règle, devrait expier seul ses péchés. L’Allemagne a respecté le traité à la lettre. La France, jamais.
Les créanciers de la Grèce, ceux que l’on appelle les investisseurs sur les marchés, n’ont jamais lu les traités. Ils ont toujours cru que les pays de la zone euro seraient forcément solidaires en cas de défaillance de l’un des leurs. D’ailleurs, en 2008, lors d’une première alerte sur la Grèce, le ministre des Finances allemand, le socialiste Steinbruck, avait déclaré : « Nous ferons ce qui est nécessaire », sans autre précision. Il laissait ainsi croire qu’il mettrait la main à la poche. Ce qui avait offert un temps de répit à la Grèce. Menacé par Standard & Poor’s, Papandréou s’engage en janvier 2009 à ramener les déficits sous la barre des 3 % avant… 2012. Mais à trop user du mensonge, l’on n’est plus cru.
Les taux d’intérêt des emprunts s’envolent à plus de 6 % et les marchés regardent de plus près ce qui se passe ailleurs, en Espagne, au Portugal. La presse allemande qui se fait l’écho de l’opinion, suggère que la Grèce sorte de la zone euro : « Allez ouste, dehors ! » Le ministre des Finances Schauble est bien de cet avis.
« Sortir de l’euro ? Je l’exclus catégoriquement », déclare alors Papandréou au quotidien Die Welt. Et avec quelque forfanterie : « Nous allons régler nos problèmes budgétaires tous seuls, nous n’attendons aucune aide extérieure. »
Un engagement qu’il ne pourra évidemment pas tenir. De tels propos sapent la confiance des partenaires européens plus qu’ils ne les rassurent.
Le 4 février se tient à Paris un sommet franco-allemand. La Chancelière arrive de très mauvaise humeur. Elle s’en prend aux Grecs, à leur gestion irresponsable, elle veut leur tordre le bras : « Qu’ils règlent eux-mêmes leurs affaires puisqu’ils prétendent en être capables. »
« Tu as raison, lui répond le président français, mais laisser tomber la Grèce serait une source d’ennuis pour tout le monde, y compris pour toi. »
Il ne la convainc pas.
Le 11 février ils se retrouvent à Bruxelles pour un sommet européen à l’issue duquel, comme toujours, ils tiennent une conférence de presse. Officiellement, ils chantent la même chanson. « La Grèce doit réduire ses déficits. » Et puis, chacun intervient à son tour dans une pseudo-improvisation bien réglée.
Nicolas Sarkozy : « Tous les Etats membres seront contraints de faire quelque chose (des économies). Nous sommes une union, il y a des règles à respecter347. »
Angela Merkel : « Nous avons besoin d’une fiabilité du côté de la Grèce, il faut rétablir la confiance des marchés. »
Nicolas Sarkozy : « Est-ce que la Grèce est prête à faire davantage d’efforts ? C’est oui. Faut-il la solidarité ? (sous entendu : Devrait-on l’aider ?) La Grèce fait partie de la zone euro. »
Angela Merkel : « La Grèce n’a pas demandé d’aide financière, elle n’attend pas d’argent. »
Ce dialogue est le révélateur de leur dissonance.
Nicolas Sarkozy a compris que la Grèce ne s’en sortirait pas sans aide. D’où l’emploi (prudent) du mot « solidarité », qu’Angela Merkel refuse de prononcer. Pour elle, il n’existe qu’un impératif, un seul : que la Grèce fasse le ménage chez elle et qu’elle respecte le traité.
Leur désaccord va persister plusieurs mois.
A chaque rencontre, à chaque coup de fil, le discours du Français ne varie pas. « Angela, tu as juridiquement raison, mais tu as économiquement tort. »
« Il voulait essayer d’amener la Chancelière à ouvrir son porte-monnaie », dit un conseiller de l’Elysée.
Sa réponse est invariable : « Nein. » Et de plaider : « Nicolas, toi tu peux décider tout seul en France, tu es le roi, mais moi je ne peux rien faire si je n’ai pas l’accord du Bundestag, de mes partenaires dans la coalition gouvernementale et je dois aussi compter avec la cour de Karlsruhe. »
Au début du mois de mars, la situation se détériore en Grèce. Mais Georges Papandréou se dit prêt à faire des efforts supplémentaires. Il réussit à lever 5 milliards d’euros sur le marché obligataire. Du coup, l’agence de notation Standard & Poor’s procède à la « mise sous surveillance négative de la Grèce ». En l’espace de deux semaines, le taux d’emprunt de la Grèce recule de deux points. Ouf !
Mais ce ouf est de courte durée, car fin mars c’est à nouveau la débandade sur les marchés et cette fois, c’est Angela Merkel la fautive. Elle vient pour la première fois de reprendre à son compte l’idée de son ministre des Finances Schauble, auquel elle abandonnait jusque-là le rôle de Père Fouettard : « La possibilité d’exclure en dernier recours la Grèce de la zone euro », ce pays trop laxiste devrait, dit-elle, se tourner vers le FMI pour obtenir de l’aide.
« Envisager l’hypothèse de l’exclusion d’un Etat membre est absurde », rétorque aussitôt Jean-Claude Trichet, qui craint le pire. De son côté, Nicolas Sarkozy répète sans se lasser qu’une solution européenne est indispensable. « Un geste de solidarité précipité n’est pas la bonne réponse », lâche la Chancelière. Et de fait, pour l’instant, la Grèce n’a rien demandé. Mais ce qui est dit est dit. Et c’est bien sûr pour satisfaire son opinion que la Chancelière a parlé ainsi. Des élections régionales ont lieu en Rhénanie-Westphalie au mois de mai, elles pourraient bien lui faire perdre la majorité au Bundesrat. Or, la crise grecque rend presque hystériques ses électeurs. La presse rappelle que l’Allemagne est le plus gros contributeur au budget européen. Que grâce à sa puissance économique elle a maintenu la valeur de l’euro, ce qui a permis aux pays de la zone – dont la France – de maintenir leur niveau de vie sans effort.
Or, voilà que dans une interview au Financial Times, Christine Lagarde, ministre de l’Economie, reproche à l’Allemagne de déprimer l’économie du continent par sa politique de compétitivité forcée. Elle lui conseille de baisser les impôts. En clair : de faire de la relance par la consommation. « De quoi se mêle-t-elle ? » s’indignent les Allemands. Ça n’est vraiment pas le moment de faire la leçon à l’Allemagne. Il faudrait plutôt lui rendre justice. Elle seule a respecté le pacte de stabilité signé en commun. Mme Lagarde ignore-t-elle que Gerhard Schröder a infligé à l’Allemagne une crise d’austérité sans précédent avec des remises en cause drastiques des avantages sociaux348 ? Berlin a misé sur la compétitivité de son industrie et donc sur l’emploi. Des choix douloureux, admis par la population. L’exportation est une des bases de la culture économique allemande. Entre 1996 et 2009, les coûts salariaux n’ont augmenté que de 5 % avec l’accord des syndicats. Alors qu’en France ils ont augmenté de 35 %. Résultat : l’Allemagne qui comptait 5 millions de chômeurs en 2005, n’en a plus que 4,4 millions en 2009. Elle est devenue le deuxième exportateur mondial derrière la Chine. Une performance : d’un côté 80 millions d’Allemands, de l’autre, un milliard et demi de Chinois. Mme Lagarde est mal placée pour faire la morale.
Depuis plus de trente ans, la France a pris le chemin inverse. Elle a fait le choix de la croissance par la consommation et non par la production. Dans ce pays instable et violent, les politiques ont acheté la paix avec les subventions et la dépense. Ils ont emprunté pour distribuer l’argent qu’ils n’avaient pas. La politique sociale de la France est la plus généreuse d’Europe. « L’endettement est à la France ce que le vin est à l’alcoolique », ironise un grand banquier. Pendant ces années-là, son périmètre industriel s’est tragiquement rétréci et son commerce extérieur est en lourd déficit chronique. « Ça n’est pas le bon modèle pour la survie dans un monde économique globalisé », raille la presse allemande avec raison.
En mars 2010, Angela Merkel n’a qu’un credo : rien pour les Grecs. En tous cas, rien avant les élections en Rhénanie-Westphalie. Or, voilà qu’en avril l’Office européen des statistiques révèle que leur déficit budgétaire atteint plus de 14 % du PIB. Plus que ne l’avait avoué Papandréou en décembre. Les agences de notation déclassent aussitôt la Grèce. Les taux d’emprunt à dix ans bondissent au-dessus de 8,5 % (7 points d’écart avec l’Allemagne), Papandréou doit trouver d’urgence 8,5 milliards d’euros pour rembourser un emprunt qui arrive à échéance le 19 mai. Et il lui faudra 39 autres milliards dans les douze mois suivants.
Le vendredi 23 avril, il va demander de l’aide. Il n’a pas d’alternative. Il choisit pour faire la quête un décor rieur : dans une petite île, devant la mer, sous un ciel d’azur, façon de minimiser le tragique de la situation ? Il tend sa sébile à l’Union européenne et au FMI. Car ça urge.
Mais Angela Merkel fait la sourde oreille. Dominique Strauss-Kahn, puis Jean-Claude Trichet doivent se rendre à Berlin pour lui dire qu’elle ne peut camper sur son refus. Et elle finit par céder. « Merkel a mis plusieurs mois avant d’admettre que laisser tomber la Grèce nuirait aux intérêts de l’Allemagne », explique un diplomate. On est à deux jours des élections en Rhénanie-Westphalie qu’elle sait déjà perdues. Elle fait sien un nouveau credo : il n’est pas question que la Grèce sorte de l’euro. Et elle convainc le Bundestag d’accorder son feu vert au plan d’aide. Mais à une condition : que l’argent soit versé une fois que le programme d’austérité aura été définitivement arrêté. L’Union européenne et le FMI s’accordent pour un prêt de 45 milliards d’euros sur trois ans. La France y contribue pour 6 milliards d’euros. Après plus de dix heures d’âpres négociations, le 10 mai, l’Union européenne crée pour trois ans un fonds monétaire européen : le FESF (Fonds européen de solidarité financière). Il sera doté de 500 milliards d’euros que le FMI complètera à hauteur de 220 milliards pour face à d’autres attaques contre des dettes souveraines. Les Européens veulent croire que les marchés n’auront plus de raison de se défier. D’autant moins que la Banque centrale européenne a bougé elle aussi. Jean-Claude Trichet a racheté de la dette grecque.
Las ! Les agences de notation ne sont pas convaincues. Elles doutent de la Grèce mais aussi de ceux qui lui viennent en aide. La France par exemple. Qui craint de voir sa note dégradée. « Le triple A est notre trésor », avait lancé Alain Minc.
La France doit donc montrer qu’elle fait des efforts pour le conserver. Nicolas Sarkozy lance la réforme des retraites349. En juin, François Fillon s’engage à réduire le déficit à 3 % d’ici 2013. S’il ne détaille pas les mesures qui doivent permettre d’économiser 100 milliards d’euros en trois ans, le chef du gouvernement avance que cela se fera pour moitié par des réductions de dépenses. Et pour l’autre moitié par des hausses de recettes. Le gouvernement mise aussi sur 35 milliards de rattrapage liés à la reprise de la croissance. Les 15 autres milliards correspondant au reste du plan de relance mis en œuvre en 2009.
« L’objectif de 3 % de déficit en 2013 est réalisable », affirme aussitôt le gouverneur de la Banque de France Christian Noyer. Mais Bruxelles se montre dubitative.
La Chancelière n’est pas davantage exempte de critiques chez elle. Celle que la presse américaine sacrait « Femme la plus puissante du monde » déçoit par sa frilosité. « Angela Merkel menace l’avenir de l’Europe avec ses hésitations et sa politique de blocage », s’emportent les Verts au Bundestag. L’éditorialiste de la Süddeutsche Zeitung écrit : « Elle n’est européenne que par l’esprit, alors que Kohl l’était par les sentiments : si les problèmes de la Grèce s’étaient posés du temps de Kohl, il aurait réagi instinctivement, de façon plus généreuse que Merkel. Pour Kohl, l’Europe était une famille. Il aurait reconnu que les problèmes grecs coûtent cher au contribuable allemand, mais il aurait ajouté : quand il s’agit des intérêts européens, ce sont les intérêts allemands qui sont en jeu. »
Angela Merkel a accepté de bouger. Mais en contrepartie, elle entend se servir de la crise pour imposer de nouvelles règles de discipline aux membres de la zone euro. Une obsession chez elle. Qu’ils prennent donc exemple sur l’Allemagne. Cette fille de pasteur a une conception morale du respect des traités. Qui oserait le lui reprocher ?
Le plan européen de secours à la Grèce a, en revanche, séduit les marchés. Les Dix-Sept s’étant engagés à accélérer la purge de leurs finances publiques, une certaine euphorie gagne l’ensemble des Bourses mondiales, les mesures annoncées par François Fillon dopent le CAC 40 qui gagne plus de dix points.
Les problèmes de la gouvernance économique européenne ne sont pas réglés pour autant.
Le lundi 14 juin, Nicolas Sarkozy rencontre à nouveau Angela Merkel à Berlin. Il a réussi à lui faire accepter de venir au secours de la Grèce. Mais il échoue à lui imposer ce qu’il prône depuis des mois : la constitution d’un gouvernement économique de l’euro350. Pourtant il ne manque pas d’arguments : « Nous avons une monnaie commune et aucun lieu pour la gérer ensemble », et de citer cet exemple : « En 2004, au moment où l’Allemagne appliquait le plan Schröder, la France instituait les 35 heures. Si un gouvernement économique avait alors existé, on aurait pu prévenir de tels écarts. » A quoi la Chancelière répond : « Il faut un gouvernement fort qui s’étende aux vingt-sept pays et non pas aux dix-sept de la zone euro. » Elle ne veut pas, dit-elle, « diviser le marché commun, séparer l’Union en pays de première et de deuxième classe ». Façon de dire non. C’est que la presse allemande lui reproche de se laisser dominer par l’hégémonie française : le trio Sarkozy, Trichet, Strauss-Kahn.
A l’issue de leur rencontre, Nicolas Sarkozy, visiblement déçu, déclare pourtant : « On a fait chacun un pas vers l’autre. »
Que la zone euro doive évoluer, le couple franco-allemand en est bien conscient.
Quatre mois plus tard, en marge du sommet, avec le président russe Medvedev, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy se retrouvent le 28 octobre 2010 en tête à tête à Deauville. Avec l’ambition de dessiner les grandes lignes d’un compromis susceptible de déboucher sur une réforme des structures européennes. C’est une sorte de marché : je te donne ceci, tu me donnes cela.
Le président français souhaite que le Fonds européen, créé au mois de mai pour trois ans, devienne permanent, une sorte de fonds monétaire continental. Ce qu’elle accepte. Mais sa rigueur morale la pousse à demander des sanctions automatiques avec convocation devant la cour de justice européenne pour les pays qui dépasseraient le déficit budgétaire prévu. De quoi faire dresser les cheveux sur la tête du président d’un pays qui, en matière de dépassement de déficit prévu, a de lourds antécédents. Il fait valoir que sanctionner un pays dont le PIB est en baisse, reviendrait à le pousser un peu plus vers l’abîme. Il suggère une autre solution : renforcer la désormais célèbre règle d’or351, l’inscrire dans la constitution de chaque pays, afin qu’en France le Conseil constitutionnel soit l’arbitre. La Chancelière accepte. Mais elle avance une nouvelle idée : un nouveau traité pour renforcer les sanctions contre les pays qui ne respectent pas les règles budgétaires. Cette fois, le Président s’affole. L’expérience du traité de Lisbonne dont la ratification a tant tardé est assez éclairante. Il suffit que le Parlement d’un pays fasse de la résistance pour bloquer l’Europe. Non merci ! « Mais Angela, ça va prendre cinq ans ! » A la rigueur, on pourrait conclure un traité entre les pays qui le souhaitent, ceux de la zone euro, sans obliger les Vingt-Sept, leur participation serait volontaire. Accordé ! En échange, Nicolas Sarkozy doit faire sienne, bon gré, mal gré, la dernière suggestion de la Chancelière : la « participation du secteur privé ».
De quoi s’agit-il ? Ces quatre mots signifient que les banques créancières d’un pays en quasi-faillite, devront prendre à leur charge une partie de leurs engagements. En clair, passer un peu l’éponge sur l’ardoise des dettes. Et la Chancelière a ses arguments : « Moi, je ne peux pas vendre à mon opinion que les Grecs vont utiliser l’argent qu’on leur alloue pour rembourser en priorité les banques étrangères qui sont leurs créancières. » Un pur argument de politique intérieure.
Xavier Musca pique une vraie colère, il perçoit qu’une telle mesure va aussitôt créer la panique chez les investisseurs : les fonds de pensions, les assureurs qui achètent des créances sur la Grèce vont prendre peur, déjà qu’ils ne sont pas très confiants. Ils vont vendre leurs créances, et s’ils le font tous en même temps, c’est la dégringolade assurée et ils ne prêteront plus. « Cette mesure a inoculé le virus mortel de la défiance des marchés, vis-à-vis de la zone euro », admet un an plus tard François Baroin, le ministre des Finances. Et Jean-Claude Trichet, au risque de se faire étriller par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, ne craint pas d’affirmer : « L’accord de Deauville est un très mauvais accord. »
Un haut diplomate du Quai d’Orsay explique : « En demandant que les investisseurs privés trinquent et en refusant les sanctions automatiques, c’était un accord perdant-perdant. »
Pendant ce temps, la Grèce continue de courir vers le gouffre. Un an plus tard, elle s’approche du précipice. En juin 2011, elle affiche 350 milliards de dette. Athènes crie, une fois de plus, au secours. La contagion menace. Elle pourrait gagner l’Irlande, le Portugal, l’Espagne. Il faut un nouveau plan de renflouement de la Grèce. Début juillet 2011, les ministres des Finances de la zone euro l’ont chiffré à 110 milliards d’euros. Son adoption en Allemagne dépend de la condition posée par Angela Merkel et dont elle ne démord pas : la participation des créanciers privés. Nicolas Sarkozy n’a pas le choix. Il faut en passer par là. Mais il obtient de la Chancelière que la participation soit « volontaire ».
Un nouveau plan ? Elle renâcle. Laisse entendre à quelques jours du sommet du 21 juillet qu’« il ne faut pas en attendre des miracles ». La veille, Nicolas Sarkozy se rend à Berlin pour l’amadouer. La Chancelière a toujours en tête une restructuration de la dette, c’est-à-dire un début de faillite de la Grèce. Nicolas Sarkozy finit par avoir gain de cause. Le plan est adopté. Mais pour être mis en œuvre, il doit être validé par les Parlements des dix-sept pays de la zone euro. Une gageure. Dans l’idéal, il aurait fallu que le couple franco-allemand impose le vote chez les Dix-Sept dans les huit jours, pour illustrer la résolution des Européens. Mais fin juillet… Aucun gouvernement n’est pressé, les parlementaires songent à leurs vacances. La France est certes la première à l’adopter quelques jours plus tard. Mais en Allemagne le Bundestag est en rébellion contre la Chancelière : pas question de voter avant la fin du mois de septembre, « après la visite du pape », explique-t-on. Les Hollandais traînent les pieds, la Slovaquie réserve son vote jusqu’en décembre. Elle refuse de venir en aide à la Grèce « qui est plus riche [qu’elle]352 ».
En visite aux Etats-Unis, où on l’interroge sur ces lenteurs préjudiciables à tout le monde, Jean-Claude Trichet tente d’expliquer : « C’est le temps de la démocratie. »
Mais les marchés courent plus vite que les politiques qui révèlent ainsi leur impuissance. Au mois d’août, c’est la défiance. « Tout s’est cassé à ce moment-là, alors qu’au début de l’année, les chefs d’entreprise étaient confiants. Il y avait eu 70 000 créations d’emplois, le mouvement s’est arrêté net. On est entrés en récession », remarque Raymond Soubie. Les taux d’intérêt de l’Italie s’envolent à plus de 7 %. Il faut d’urgence éteindre le feu. « Nous avons réussi à convaincre la BCE qu’il fallait racheter de la dette italienne et espagnole, il a fallu le demander à Jean-Claude Trichet », explique Xavier Musca. Ce que le patron de la BCE va faire, massivement et pour la première fois. En contrepartie, il écrit une lettre à Silvio Berlusconi et à José Luis Zapatero pour les sommer de prendre au plus vite des mesures de rigueur et faire des réformes de structure dans leur pays. Zapatero s’exécute avec courage.
La décision de Jean-Claude Trichet, contraire au traité de Maastricht, révulse le très orthodoxe Jürgen Stark, l’économiste en chef de l’institution, qualifié de « maniaque de la stabilité » par ses détracteurs. Il ne tolère pas cette trahison. Il démissionne. C’est pour Nicolas Sarkozy la confirmation d’une crainte, car le moment approche où il faudra trouver un successeur à Jean-Claude Trichet qui est en fin de mandat. Le président français redoute qu’un Allemand à la tête de la BCE soit trop raide et empêche de prendre les mesures qu’il préconise. Or celui qui est donné comme favori, Axel Weber, le patron de la Bundesbank, est très hostile à la ligne française. Nicolas Sarkozy avait prévenu Angela Merkel dès le mois d’avril : « Je ne veux pas d’un Allemand à la tête de la BCE. » Et il avançait le nom de Mario Draghi, ex-directeur du Trésor, gouverneur de la Banque d’Italie. Il serait croyait-il plus souple, et faisait donc ouvertement campagne pour lui. Ayant compris qu’il ne serait pas soutenu, Axel Weber se retire de la compétition. Draghi succédera à Jean-Claude Trichet.
En attendant, les votes des Parlements de la zone euro, les banques européennes, en France, la BNP, la Société Générale, le Crédit Agricole, voient leurs titres baisser de 30 à 55 % en trois mois, car elles détiennent des stocks de créances sur l’Italie et l’Espagne. Christine Lagarde, du haut de son siège au FMI, où elle vient d’arriver, n’arrange rien en déclarant le 29 août : « Les banques ont un besoin urgent d’être recapitalisées, c’est la clé pour couper la chaîne de la contagion. » Que n’a-t-elle dit ? Elle n’a pas mesuré que cette déclaration venant d’une ex-ministre des Finances de la France allait déclencher une campagne terrible contre les banques françaises dans la presse Murdoch : « Comme si nous étions les maillons faibles, les Américains ne nous prêtaient plus de dollars, j’étais vraiment furieux contre elle », s’emporte un banquier de la place. Nicolas Sarkozy ne manquera pas de dire à son ex-ministre tout le mal qu’il pense de ses propos.
Ça n’est pas tout. Début août, les Etats-Unis perdent leur triple A. Qui devient la vedette de cet été noir. Nicolas Sarkozy veut à tout prix garder le sien. Cela tourne même à l’obsession chez lui. « Il l’a trop sacralisé, il en faisait une affaire personnelle, il a eu tort353 », dit un ministre.
« Nicolas Sarkozy joue sa peau sur le triple A », affirmera même Alain Minc354, alors que sa perte en janvier 2012355 n’aura pas les conséquences fâcheuses redoutées.
A la fin de l’été, la lenteur du processus de ratification du plan d’aide à la Grèce accentue la défiance des marchés. Les Bourses s’affolent. Berlusconi qui avait annoncé un plan d’économie de 45 milliards d’euros se rétracte huit jours plus tard. Sa dette représente 120 % de son PIB. Les critiques de la troïka (FMI + BCE + Commission européenne) ont jeté une lumière crue sur l’impuissance d’Athènes à mettre en place ses recommandations. C’est la pagaille, tout est à refaire. Le plan du 21 juillet est caduque, avant même d’être appliqué. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy se parlent tous les jours, quittent même leurs lieux de villégiature pour se retrouver le 15 août à Paris. Un sommet européen est prévu le 23 octobre. A quatre jours du sommet, la tension est à son comble : « S’il n’y a pas de solution dimanche tout peut s’effondrer », s’alarme le Président, alors qu’il reçoit le 19 octobre les députés du Nouveau Centre. Les banques françaises sont en grande difficulté. « On ne sait pas si l’on passera Noël », s’alarment certains dirigeants. Depuis quelques jours, l’agence Moody’s accentue la pression. Elle avertit qu’elle se donne deux mois, voire trois pour dire si la France peut garder son triple A. Or, selon l’Elysée, les interrogations de l’agence portent moins sur la politique budgétaire de la France que sur les risques encourus si l’Etat français devait emprunter pour venir à leur secours.
Panique à l’Elysée. Nicolas Sarkozy a la solution : que le Fonds européen de stabilité financière devienne permanent et soit alimenté par la BCE. Voilà pourquoi ce soir-là, celui qui allait être papa quitte précipitamment la clinique avant que le bébé n’arrive pour s’envoler vers Francfort, où le Gotha européen est réuni pour rendre hommage à Jean-Claude Trichet qui fait ses adieux. Mais c’est Angela qu’il veut voir en tête à tête pour tenter de lui faire valider son idée : que le FESF devienne une vraie banque. Ce qu’Angela Merkel refuse. Elle accepte, en revanche, d’effacer la moitié de la dette grecque à une condition : que les banques acceptent cette fois de perdre 50 % sur leurs échanges de titres (en juillet c’était 23 %). Enorme ! Nicolas Sarkozy rentre très dépité. Il était absent lorsque la petite Giulia est arrivée. Les féministes allemandes s’indignent de cette désinvolture paternelle et se répandent dans les télés pour fustiger un homme qui aurait dû rester auprès de son épouse. Nicolas Sarkozy en est-il conscient ? A ceux qui le félicitent de la naissance de sa fille, il répond : « Carla est tellement intelligente », sous-entendu, elle connaît mes soucis et pardonne mes absences. Il ajoute : « En ce moment je suis plus souvent avec Angela qu’avec ma femme. »
Le combat continue. La Chancelière lui a dit non à Francfort. Bien pire : elle l’appelle le lendemain sur son portable pour lui dire : « Nicolas il faut annuler la réunion du 23. » Elle craint les réactions négatives de sa majorité, elle ne veut rien faire sans mandat du Bundestag. Abasourdi, le Président lui : « Il est impossible d’annuler la réunion. Les marchés vont très mal réagir, on court à la catastrophe. Si tu veux, on se réunit le 23, tu vas ensuite devant le Bundestag, et on prendra les décisions le 26. » Nouveau compromis. Angela Merkel consulte donc son Parlement, mais le texte qu’elle y présente « a été préparé avec Bercy », révèle Ramon Fernandez, le directeur du Trésor.
Le 26 octobre, la Grèce voit en effet sa dette effacée de moitié : cent milliards, excusez du peu ! Moyennant un nouvel engagement à réduire les dépenses et plus encore à faire les réformes promises, mais pas encore vraiment lancées. Mais les choses ne se présentent pas bien. Les banques refusent ce qui leur est proposé (ou plutôt imposé) : renoncer à la moitié de leurs engagements. Les directeurs du Trésor français et italien qui ont été chargés de négocier356 reviennent bredouilles.
Angela Merkel suggère alors : « Allons nous coucher et revenons au plan Schauble » (laisser la Grèce faire faillite).
Réponse de Nicolas Sarkozy : « Ce serait une folie. Demain ce sera la panique sur les marchés, on ne pourra plus emprunter. Faisons plutôt venir les banquiers pour nous expliquer. »
Angela Merkel : « Pas besoin de les faire venir, on n’a qu’à leur dire c’est comme ça et c’est pas autrement. »
Nicolas Sarkozy : « Si on procède de cette façon, on dira que c’est une restructuration “non volontaire”, ce qui créera encore plus de panique chez tous les créanciers. »
Herman Von Rumpuy, José Manuel Barroso, Christine Lagarde qui participent à la réunion, l’approuvent.
A 1 heure du matin, les représentants des banques arrivent. Ils ont une petite mine. C’est une heure où l’on est en état de moindre résistance. Nicolas Sarkozy n’y va pas par quatre chemins : « C’est à prendre ou à laisser. Si vous dites non, vous porterez la responsabilité de la crise. Vous avez une heure pour vous décider. » Une heure plus tard, les banquiers reviennent. Ils ont cédé à la pression.
Pendant ce temps, Georges Papandréou se confond en remerciements : cent milliards de dette effacés, « c’est une décision historique », se réjouit-il.
« Nous sommes rentrés à 6 heures du matin », note, fourbu, un collaborateur de l’Elysée qui remarque que durant le trajet du retour, le Président lisait L’Equipe.
Le soir même, il donne une interview à Yves Calvi et Jean-Pierre Pernaut : « S’il n’y avait pas eu d’accord, plaide-t-il, le monde entier sombrait dans la catastrophe. L’accord d’hier permet à la Grèce de se sauver, mais elle doit travailler, se réformer, combattre la fraude fiscale. Nous avons demandé aux banquiers de renoncer à 50 % de leurs dettes. Nous avons obtenu leur accord volontaire » (sic !).
Nicolas Sarkozy s’apprête à partir pour Cannes où il doit présider la réunion du G20. Il peut penser que le plus dur est fait quand la foudre s’abat sur l’Elysée : à peine rentré chez lui, Georges Papandréou a décidé, sur un coup de tête, d’organiser un référendum en janvier. Il veut consulter les Grecs sur le plan d’aide357. Il n’a prévenu personne, ni son ministre des Finances, ni les Européens.
C’est qu’à son retour à Athènes la violence des manifestations, la virulence de l’opposition l’ont déstabilisé. « C’était un homme déprimé », dit de lui Nicolas Sarkozy, mais qui risque par son initiative intempestive de faire capoter le plan adopté par la zone euro ainsi que le sommet du G20.
Papandréou est convoqué en urgence à Cannes. Une invitation à dîner dont il se souviendra. Angela et Nicolas lui administrent une volée de bois vert. Une vraie fessée.
Nicolas Sarkozy : « Tu nous ridiculises, ce que tu fais est irresponsable. Les investisseurs vont se retirer, il n’y aura plus personne pour prêter aux Européens. Si tu veux faire un référendum, c’est ton droit358, mais tu dois poser la bonne question : “Voulez-vous sortir ou rester dans l’euro359 ? Si c’est oui, on aura perdu du temps. Si c’est non, tu prolonges l’incertitude des marchés, et là on ne sait plus où l’on va.” »
Angela Merkel : « En attendant le résultat du référendum, il n’est pas question que tu reçoives le chèque de huit milliards d’euros que tu attendais pour le 8 décembre. »
Jean-Claude Juncker : « Tu joues le sort de ton pays à la roulette russe. »
Pour finir Nicolas Sarkozy laisse tomber : « Protéger l’euro est pour nous plus important que protéger la Grèce. »
« C’était un moment dramatique, dit un témoin, Papandréou était complètement abattu. » « J’ai été débordé », reconnaît le Premier ministre grec. Il repart à Athènes plus sonné que jamais. La pression sur lui a été telle qu’il renonce deux jours plus tard à son référendum, éteignant ainsi la mèche qu’il avait allumée. Une semaine plus tard, il démissionnait, peut-être soulagé.
L’acte suivant met en scène l’Italie. Berlusconi arrive à 2 heures du matin, pas fier d’avoir renoncé à son plan de rigueur. « C’était pathétique, raconte Alain Juppé. Nicolas lui posait des questions précises auxquelles il demandait à son ministre des Finances Tremonti de répondre. Car il ne connaissait pas les dossiers. On le sentait dépassé. La France et l’Allemagne voulait mettre l’Italie sous la tutelle du FMI. Tremonti s’y opposait. A un moment, Berlusconi s’est endormi, il était 4 heures du matin. » Lui aussi quittera le pouvoir quatre jours plus tard.
« Le G20 a fait deux morts : Papandréou et Berlusconi », commente un diplomate.
Le lendemain de cette nuit tragique, le couple franco-allemand apparaît plus soudé que jamais. Leur conférence de presse s’écoute comme un monologue à deux voix.
« L’axe franco-allemand s’est renforcé pendant la crise », affirme le Président. « Décidez ce que vous voulez, mais nous, nous souhaitons que vous restiez avec nous », minaude presque la Chancelière qui refusait quelques semaines plus tôt d’aider les Grecs. Nicolas Sarkozy se fait l’apôtre de la bonne gestion et du respect des règles budgétaires. Ça n’était pas sa priorité au début du quinquennat.
Mais le G20 de Cannes est pollué par l’affaire Papandréou. Alors que Nicolas Sarkozy comptait en tirer un bénéfice médiatique, les résultats sont décevants. Pourtant la régulation de la finance a fait quelques pas en avant. La Chine accepte que soit écrit noir sur blanc la nécessité pour elle d’évoluer vers des taux de change plus souples, c’est-à-dire d’accroître la flexibilité de sa monnaie. Le projet franco-allemand de taxe financière suscite des oppositions fortes. Mais il a tout de même été évoqué. Et ainsi de suite. Xavier Musca qui organisait la rencontre reconnaît que « l’impression d’impuissance du G20 vient de l’écart qui existe toujours entre les décisions qui y sont prises et leur impact immédiat sur l’économie ».
« Si le G20 n’existait pas, il n’y aurait pas ce lieu précieux où les chefs d’Etat des vingt principales puissances, les dirigeants des banques centrales, les régulateurs se parlent. Grâce au G20 je connais mon homologue chinois, on se téléphone souvent, on se parle, c’est très important », assure Ramon Fernandez, le directeur du Trésor.
Mais la cerise sur le gâteau de Cannes, c’est Barack Obama qui l’offre à Nicolas Sarkozy. Un duo devant les caméras de TF1 et France 2 où le président américain, tout sourire, salue « son énergie, son leadership impressionnant, bref sa stature internationale qui est reconnue, dit-il, par tous ses pairs ». Il lui offre en somme un triple A politique.
« Dans une réunion comme celle du G20 il y a deux pôles qui attirent la lumière, Obama et Nicolas », assure Alain Juppé.
Fini le G20, retour sur la scène européenne, les négociations continuent. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se retrouvent à Strasbourg le 24 novembre. Ils ont rendez-vous avec Mario Monti, le nouveau président du Conseil italien. Le coût de la dette italienne explose, la Grèce est toujours au bord de la faillite, il faut faire évoluer la gouvernance de l’Europe. Nicolas Sarkozy ne change pas d’idée fixe. Il voudrait que la Banque centrale européenne garantisse les dettes des Etats attaqués par les marchés, joue le même rôle que la FED américaine360.
Jusque-là Angela Merkel l’a toujours refusé, car elle en redoute les conséquences : l’inflation et surtout le retour au laxisme budgétaire qui est, chez elle, une idée fixe. Elle veut donc changer les traités pour rendre les règles de discipline budgétaire plus contraignantes. La Chancelière a trouvé en Mario Monti un allié en matière de sanction contre les pays qui ne rempliraient pas leurs engagements. « Il faut que les règles soient respectées », dit l’Italien. Nicolas Sarkozy a fini par accepter une modification des traités. Mais en échange, il obtient la constitution d’un gouvernement économique de la zone euro qu’il réclamait de ses vœux depuis si longtemps. La Chancelière a dit oui. Enfin. « C’est une victoire conceptuelle de la France », se réjouit le Président.
A la fin de la réunion, les journalistes interrogent le trio sur l’avancée des discussions relatives à un élargissement du rôle de la Banque centrale européenne. Réponse du Président : « Tous les trois on s’est mis d’accord pour dire que le respect de l’indépendance de la Banque centrale européenne, c’est de s’abstenir de faire des demandes, positives ou négatives. »
Réponse de la Chancelière : « Je voudrais rappeler que la BCE est indépendante, est-ce que vous avez compris ?
Un arrêt sur image s’impose – en déclarant après le Président : « La Banque centrale européenne est indépendante », la Chancelière laisse entendre qu’elle s’abstiendra désormais de toute critique. En clair : libre à la BCE de racheter de la dette. En symétrie, Nicolas Sarkozy s’abstiendra de lui donner des conseils. Il vient de faire sauter le verrou allemand.
Ainsi avance le couple Merkel-Sarkozy361. Le Président qualifie la rencontre de Strasbourg de « sommet le plus réussi ». Car il a eu gain de cause. Quinze jours plus tard, recevant des journalistes à l’Elysée, il prédit : « Entre le 9 décembre et le début du mois de janvier, la BCE va lancer les Orgues de Staline. » En clair : Draghi va accepter de faire avec amplitude ce que son prédécesseur faisait avec parcimonie. En réalité, Draghi n’ira pas aussi loin que l’espérait le Président. Il veut d’abord s’assurer que les pays respecteront la discipline budgétaire. Il n’empêche : la Banque centrale européenne accorde 500 milliards de prêt sur trois ans aux banques à un taux défiant toute concurrence : 1 %. Les marchés s’ajustent, le calme revient peu à peu.
9 décembre : nouveau sommet européen de crise. Le couple franco-allemand fait adopter son projet de modification du traité. Vingt ans après Maastricht, sous la pression de l’Allemagne, l’Europe referme la parenthèse des dix premières années de la monnaie unique caractérisées par le laxisme financier. Chaque Etat va s’engager à adopter une nouvelle règle budgétaire. Ne pas dépasser un déficit structurel de 0,5 % du PIB à horizon de 2020. La création d’un nouveau fonds monétaire européen. La Chancelière a accepté le gouvernement économique de la zone euro qui pousse à plus d’intégration et de convergence économique. Elle abandonne la règle qu’elle avait imposée à Deauville en octobre 2010 : la participation du secteur privé.
David Cameron, le Premier ministre britannique, comptait monnayer son vote sur le nouveau traité, en posant ses conditions : une dizaine de points pour mettre la City à l’écart de toute règlementation financière. Réponse cinglante de Nicolas Sarkozy : « Tu ne peux pas vouloir rester toujours en dehors et exiger de peser sur les délibérations des autres. Ou tu es dedans, ou tu es dehors. Ça n’est plus supportable. On se passera de toi. »
Et c’est ainsi que David Cameron s’est retrouvé seul à Bruxelles, exclu du traité. Il a peut-être obtenu ce qu’il cherchait au plan intérieur : une remontée dans les sondages.
« Le non très net du président français aux exigences britanniques, auquel s’est jointe Angela Merkel, est une vraie avancée. Cela a clarifié la situation. Ce que nous n’avions pu faire de mon temps », apprécie Gerhard Schröder362.
Le 30 janvier, les Dix-Sept ont approuvé la modification du traité. La zone euro renforce son intégration. Le problème grec n’est toujours pas réglé. Mais l’Europe a avancé d’un grand pas.
Le volontarisme français et la discipline allemande l’ont emporté.
« J’ai vu le Président à l’œuvre avec la Chancelière depuis 2010. Malgré des divergences importantes, je ne l’ai jamais vu s’énerver, il était en totale maîtrise. Il ne l’a jamais attaquée de front. Il a toujours gardé son calme. Il ne lui a jamais fait de mauvais coup, jamais fait état publiquement de leurs conversations. C’est ainsi qu’il l’a amenée à évoluer et qu’une confiance réciproque s’est forgée au gré des événements », constate un conseiller de l’Elysée. « Si le Président avait eu le même tempérament que la Chancelière, rien n’aurait bougé en Europe », ajoute un diplomate.
« Plus je vais, plus je suis européen, confie en privé Nicolas Sarkozy. J’ai accepté les compromis pour l’Europe. Angela et moi nous sommes condamnés à travailler ensemble. »
« Depuis 2007, Nicolas Sarkozy a beaucoup fait pour l’Europe. Il l’a relancée avec le traité simplifié. Sa présidence européenne est saluée par tout le monde. Et dans la crise de l’euro, il a vu juste, il a tenu le bon cap. Si l’Europe n’a pas explosé, c’est bien grâce à lui. Je crois qu’il s’inscrit dans la lignée des grands Européens », veut conclure Alain Juppé.

345. Ils ont le même âge : elle est née le 17 juillet 1954, lui le 28 janvier 1955 et appartiennent au même courant politique.
346. En octobre 2009.
347. En 2007, Nicolas Sarkozy, qui espérait une consolidation de la croissance, avait été prévenir Bruxelles qu’il s’abstiendrait de réduire les déficits jusqu’en 2012.
348. Ce qui lui a fait perdre le pouvoir au profit d’Angela Merkel.
349. Qui sera votée en novembre.
350. Que proposait Jacques Delors en 1997 : un pôle économique avec un pacte de coordination des politiques économiques.
351. Votée au Parlement français en juillet 2011. Mais le Président renoncera à la faire entériner par le Congrès, le Sénat étant passé à gauche, il n’aurait pas obtenu la majorité requise.
352. Elle acceptera de voter le plan en octobre. Mais obtient d’être exclue de la participation au financement du plan.
353. Tort ? Pas vraiment. Perdre son triple A, c’était l’assurance, croyait-il, de devoir emprunter à un taux supérieur. Et de s’écarter de celui de l’Allemagne. Et puis, un point de taux d’intérêt en plus, cela a un coût de 16 milliards. Ce qui équivaut à un point de CSG. Danger.
354. Le 28 octobre.
355. L’agence Moody’s a dégradé la France, mais pas les deux autres agences, Standard & Poor’s et Fitch.
356. Avec l’Américain Charles Dallara qui représente 450 établissements financiers répartis sur l’ensemble de la planète, et le Français Jean Lemierre ex-directeur du Trésor. Tous deux jugent la proposition inacceptable.
357. Cent milliards d’aide d’Etat et cent milliards d’effacement de la dette bancaire.
358. François Hollande apporte son soutien à Georges Papandréou : « Il a le droit de consulter son peuple. »
359. Un sondage publié en Grèce révèle que si 65 % des Grecs sont contre le plan du 27 octobre, 72 % veulent rester dans l’euro.
360. Ce mois-là, un banquier de la place pose ce diagnostic : « Si Draghi ne rachète pas de la dette italienne, l’euro ne passera pas 2012. »
361. Au moins le tandem franco-allemand travaille et cherche des solutions dont, naturellement, chacun veut qu’elles soient compatibles avec ses intérêts nationaux… Ce que Sarkozy a fait sur la scène financière internationale est ce qu’il y a de mieux (Michel Rocard, Le Parisien).
362. In Le Figaro du 22 décembre.