CHAPITRE 3
Le chef de guerre « Encore Benghazi »… Bien sûr c’est Benghazi… C’est ce que l’on entend à la mi-février dans toutes les ambassades et chez les spécialistes du monde arabe.
Benghazi a toujours été hostile à Kadhafi. Et si le mouvement parti de Tunis et du Caire devait trouver un écho en Libye, chacun pouvait imaginer que ce serait là. Mais personne n’aurait parié un demi-euro sur le succès d’une révolution dans un pays où les sbires de Kadhafi veillent et suspectent tout et tous. Et aussi en raison des rivalités de tribus dans cette région. Et enfin parce que l’armée libyenne ne manque pas de moyens. Personne, d’ailleurs, n’aurait osé mettre en doute Saïf al-Islam, le fils du Guide, lorsqu’il assurait que son père « avait le soutien de l’armée ».
Au moment où les premières manifestations débutent, le 14 février, Kadhafi est bien décidé à tuer le mouvement dans l’œuf. Par tous les moyens, y compris les plus radicaux. Des avions de l’armée piquent du nez sur les manifestants et crachent leur feu pour les dissuader par le sang.
A Tripoli, c’est la police qui fait le travail. La télévision officielle passe en boucle des images de manifestants fidèles au régime. Pas un mot, pas une image, en revanche, des victimes dont la liste s’allonge chaque jour. Bientôt 300 morts. Et aussi quelques défections de dignitaires et de ministres329. L’affaire, le drame gagnent en émotion et en intérêt. Le monde regarde, écoute et bientôt prend la défense des insurgés.
Nicolas Sarkozy dénonce « l’usage totalement disproportionné et inacceptable de la force ». Barack Obama qualifie la répression de « monstrueuse ».
Nouvelle étape le 25 février. Dix jours seulement après les premières manifestations de Benghazi, Nicolas Sarkozy, en visite à Ankara330, proclame : « Kadhafi doit partir. » Il est le premier à le dire. Et il est prêt à y aider. Une résolution de l’ONU permettrait d’intervenir. En 2005, lors du plus grand rassemblement de chefs d’Etat et de gouvernement de l’Histoire à New York, un document avait été adopté à l’unanimité. Il introduisait – une véritable révolution – la « responsabilité de la communauté internationale » lorsqu’un Etat se montre incapable ou non désireux de protéger sa population face aux violences les plus graves, comme le génocide, les crimes de guerre, les nettoyages ethniques et autres crimes contre l’humanité.
« Aucune intervention militaire ne se fera en Libye sans mandat clair des Nations unies », assure Alain Juppé le 1er mars devant l’Assemblée nationale.
Le 5 mars, Bernard-Henri Lévy, qui se trouve à Benghazi, appelle le président français : « Je viens de rencontrer les Massoud libyens. J’ai vu se former l’opposition citoyenne à Kadhafi. Accepterais-tu de recevoir personnellement une délégation de ce Conseil ? » Réponse immédiate : « Bien sûr. »
Or, ce jour-là, le Conseil national de transition (CNT), qui vient de regrouper à Benghazi l’opposition à Kadhafi, se déclare « seul représentant de la Libye » – pas moins – et demande le soutien international.
Le soir même, dans un communiqué, l’Elysée « salue la naissance du CNT ». Ce qui vaut légitimation. Un geste accueilli à Benghazi avec des cris de joie. Alain Juppé s’entretient au téléphone avec Abdel Fattah Younès, ex-ministre de la Défense qui a rejoint la rébellion.
Le 7 mars, Nicolas Sarkozy reçoit le philosophe, de retour de Libye, qui lui raconte Benghazi et ses craintes : que les légions de Kadhafi massacrent les révoltés. Il lui dit : « S’il y a un massacre, le sang des massacrés éclaboussera le drapeau français331. » Ajoutant : « J’ai eu l’impression, disant cela, d’avoir touché sans le savoir un point secret de l’âme, un ancien tourment. »
Mais que faire, concrètement et dans l’urgence ? Les deux hommes évoquent des frappes ciblées sur les aéroports, un brouillage des transmissions. « Rien n’est possible sans l’accord de nos alliés et, plus important encore, sans mandat international. Le pire serait de commettre la même erreur que Bush en Irak. On ne le pardonnerait ni à la France ni à moi », prévient le Président. Mais, par chance, un sommet européen est prévu le 11 mars à Bruxelles. Il ne faut pas être inerte en attendant.
Nicolas Sarkozy sait qu’il a besoin d’un allié. La Grande-Bretagne est, avec la France, l’autre puissance militaire en Europe332. Quelques jours plus tôt, il avait appelé David Cameron pour évoquer avec lui le drame libyen, le devoir de protéger les populations, la création d’une zone d’exclusion aérienne. Le Premier ministre britannique se dit prêt à faire équipe avec lui.
Alain Juppé confie qu’il travaille avec son homologue britannique sur un texte qui pourrait aboutir à une résolution du Conseil de sécurité.
Le 10 mars, comme il l’avait promis, Nicolas Sarkozy reçoit à l’Elysée trois représentants du CNT libyen, accompagnés de Bernard-Henri Lévy. A l’issue de la rencontre, le président français accepte d’aller plus loin dans la reconnaissance du CNT. Il devient pour la France le seul représentant légitime de la Libye nouvelle. « J’ai rencontré des gens raisonnables », expliquera-t-il le lendemain. Cette reconnaissance s’accompagne d’un échange d’ambassadeurs avec Benghazi. La France est le premier pays à « sauter le pas ».
Dans le monde actuel, pour que les choses soient bien entendues, il faut les montrer. il faut des images. Le Président raccompagne donc les trois hommes sur le perron de l’Elysée : longues poignées de main, sourires. La photo sera à la Une de tous les journaux du lendemain. Et les images passeront le soir même à la télévision.
A l’issue de la réunion, Bernard-Henri Lévy a quitté l’Elysée par une petite porte. Dix minutes plus tard, il reçoit un appel du Président. Ensemble, ils évoquent la réunion et font, comme on dit, un debriefing. Puis Nicolas Sarkozy lui glisse : « N’hésite pas à dire ce que tu as vu et entendu. » En clair, tu dois aller dans les médias. A 19 heures, l’écrivain se trouve dans les studios d’Europe1. Il se réjouit de la reconnaissance du CNT par la France, félicite le Président, évoque des frappes préventives contre les forces de Kadhafi, mais précise qu’il n’est pas question d’aller bombarder Tripoli.
Alain Juppé avait été convié à participer à la réunion. Mais il se trouvait à Bruxelles. Nicolas Sarkozy l’a bien sûr informé de son intention de reconnaître le CNT. Mais sans lui dire qu’il comptait rendre sa décision publique avant le Conseil européen du lendemain.
C’est peu dire qu’Alain Juppé n’apprécie guère de voir BHL s’improviser porte-parole du gouvernement, alors que « nul – croit-il – ne l’a mandaté pour le faire ».
Une explication s’impose donc entre le Président et son ministre des Affaires étrangères.
« BHL nous a rendu un grand service », explique-t-on à l’Elysée. « En plus, c’est le seul intellectuel de gauche qui dit du bien de moi », ironise Nicolas Sarkozy devant ses ministres.
11 février. Bruxelles. Les Vingt-Sept ont toujours besoin d’être bousculés pour bouger mais le cavalier seul de la France les irrite toujours aussi. La réunion en souffre quelque peu. Certes, proférer « Kadhafi doit partir » ne leur pose pas de problème (la Ligue arabe publie ce jour-là un texte très sévère qui condamne le dictateur libyen. En effet, ce foutraque du bocal méditerranéen exaspère depuis longtemps ses voisins). Mais agir est une autre affaire.
La reconnaissance du CNT ne va pas de soi. Le ministre des Affaires étrangères allemand relève que ses membres sont tous d’anciens du système Kadhafi. Des gens à ses yeux peu recommandables. Après de longues palabres, les Vingt-Sept finissent par admettre qu’il s’agit d’« un » interlocuteur politique. Autrement dit, « un » parmi d’autres. Sauf que les autres n’existent pas. Enfin, si tous estiment que la sécurité de la population libyenne doit être assurée « par tous les moyens nécessaires », très rares sont ceux qui sont prêts à préciser lesquels et encore moins à les fournir. Le problème d’une intervention militaire suscite d’âpres discussions et réticences. Les Vingt-Sept admettent, certes, qu’une action militaire pourrait être envisagée, mais ils y mettent une série de conditions à commencer par l’accord de plusieurs institutions internationales (ONU, Ligue arabe, Union africaine). Et seulement « en cas d’agression massive de Kadhafi contre les populations pacifiques et désarmées ». Il serait difficile de poser davantage de verrous.
Aucun dirigeant européen, à commencer par Angela Merkel, n’est pressé d’en découdre militairement. Ce jour-là, elle se déclare « fondamentalement sceptique » quant à l’idée d’une intervention. Barack Obama n’est pas plus chaud qu’elle. Il est prêt à envoyer un ambassadeur à Benghazi, l’Afghanistan lui suffit comme ennui de taille. Et puis, les enjeux stratégiques américains sont ailleurs : dans le golfe Persique, au Proche-Orient333. Il n’empêche : « la capacité de Kadhafi à se maintenir au pouvoir » l’inquiète beaucoup.
L’idée de frappes ciblées purement défensives pour empêcher le dictateur d’utiliser ses avions et ses chars contre les opposants ne suscite aucun enthousiasme : « Que ferons-nous si ça ne marche pas, demande le ministre allemand des Affaires étrangères, nous enverrons des troupes terrestres ? Pas question. » La création d’une zone d’exclusion aérienne surveillée, avec des moyens militaires, est loin d’emporter l’adhésion.
Cette réunion n’est donc qu’un demi-succès pour Nicolas Sarkozy. Il est très dépité : « La France est menacée d’isolement chez ses alliés en raison de sa position offensive jugée singulière », écrit aussitôt Le Monde.
Mais le Président ne veut pas baisser les bras. Ce n’est pas son genre.
Et la diplomatie française reçoit l’aide de la Ligue arabe, de l’Organisation de la conférence islamique et du Conseil de coopération du Golfe (en fait l’Arabie saoudite), trois instances qui viennent justement de donner leur accord pour une intervention « sous une forme ou sous une autre ».
« Pour arriver à nos fins, nous avons dû avancer comme un pack au rugby, en poussant la mêlée mètre par mètre », explique-t-on à l’Elysée, quand sont publiés ces communiqués.
Martine Aubry devient sans le vouloir une alliée. En visite à Sannois (Val-d’Oise), le 16 mars, elle est venue soutenir un candidat aux cantonales. Elle évoque soudain avec une foi sincère la situation en Libye. Elle ne veut pas être accusée de manquer le printemps arabe : « Ce qui se passe là-bas, on n’en parle pas, on a laissé faire, la communauté internationale est dans l’incapacité, le manque de courage d’agir, j’ai honte pour l’Europe, j’ai honte pour nos organisations internationales. On se met d’accord pour aider les banquiers, pas pour aider un peuple. Je suis désolée de ce coup de gueule, mais j’y pense jour et nuit. » La dépêche de l’AFP qui rapporte ces propos rappelle que le PS avait, dès le 27 février, demandé une zone d’exclusion aérienne. Avant Sarkozy en somme.
Or, ce jour-là, l’ambassadeur de France à l’ONU dépose un projet de résolution musclé qu’Alain Juppé vient défendre le lendemain à New York. Il veut obtenir du Conseil de sécurité de l’ONU le mandat qui permet d’agir. Le ministre fonde son propos sur la résolution de 2005 : « la responsabilité de protéger les populations ». Et il convainc. La résolution 1973 donne son accord pour instaurer une zone d’exclusion dans le ciel libyen et autorise « toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils ». C’est-à-dire, en clair : des actions militaires. Un texte est adopté par dix voix contre cinq abstentions, dont celle de l’Allemagne.
Nicolas Sarkozy a réussi à convaincre Moscou334 et Pékin – pourtant extrêmement rétifs, pour des raisons évidentes, à toute « ingérence dans les affaires des autres » – de ne pas poser leur veto.
« Tout est prêt pour l’action », se réjouit alors Alain Juppé.
Nicolas Sarkozy va pouvoir endosser le costume de chef de guerre.
La résolution 1973 impose à Kadhafi le retour immédiat des militaires dans les casernes. « Si Kadhafi cesse de martyriser sa population, il n’y aura pas de frappe », ont répété sur tous les tons Nicolas Sarkozy et David Cameron. Ajoutant : « Kadhafi sera jugé à ses actes, pas à ses paroles. »
Or, celui-ci fait répondre par son ministre des Affaires étrangères, Moussa Koussa335, qu’il accepte d’appliquer la résolution de l’ONU. Il annonce même un cessez-le-feu.
Mais Kadhafi ment. Il intensifie la répression, pratique la politique de la terre brûlée. En assurant que « les Libyens sont prêts à mourir pour lui », alors que ses fils promettent de « faire couler des rivières de sang ». Drôle de jeu, fuite en avant. Le clan joue sa survie. Ses avoirs ont été gelés partout dans le monde et le procureur de la Cour pénale internationale évoque ouvertement des crimes de guerre dont il aura à répondre.
Le 19 mars, Nicolas Sarkozy reçoit à déjeuner à l’Elysée la coalition anti-Kadhafi. Vingt-deux pays dont la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, le Canada, la Ligue arabe, le Qatar336, les Saoudiens, les Emiratis, les Irakiens, l’Union africaine et le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, les représentants de l’Europe. Malgré l’abstention de l’Allemagne, Nicolas Sarkozy a bien sûr convié Angela Merkel.
Un étonnant sommet. Le premier du genre : pour la première fois dans l’Histoire, des officiels de pays arabes siègent aux côtés des Européens et des Américains afin de faire tomber une dictature arabe. La réunion a été organisée en quarante-huit heures : une prouesse des services de l’Elysée et du Quai d’Orsay.
Il faut s’en réjouir. Mais surtout agir. Nicolas Sarkozy entend bien que cette rencontre soit décisive.
Avant le déjeuner, entouré d’Alain Juppé, Jean-David Levitte, de l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées, et du général Puga, son chef d’état-major particulier, il a réuni dans son bureau David Cameron, son conseiller stratégique militaire, Hillary Clinton, et un officier de l’état-major américain. Le Président veut les informer de l’urgence d’agir : « Kadhafi défie la communauté internationale. Une colonne de chars fonce sur Benghazi. Elle pourrait y arriver au moment où nous serons à table. Une brigade spéciale de plus de 1 500 hommes est engagée sur le terrain. Je ne veux pas être le témoin impuissant d’un deuxième Srebrenica ou d’un génocide comme au Rwanda. Si nous n’agissons pas très vite, nous aurons un massacre sur la conscience. Il faut stopper la colonne de chars. Nous sommes dans une course contre la montre. »
Réponse de l’officier de l’état-major américain : « Tant que les batteries de missiles anti-aériens de Kadhafi n’auront pas été détruites, je refuse d’intervenir. Nous risquons de perdre des avions. Ce serait un échec symbolique très grave pour la coalition. » Ce qu’approuve à sa suite le conseiller stratégique anglais.
Quelques heures plus tôt, Nicolas Sarkozy avait interrogé la hiérarchie militaire, dont le général Paloméros, le chef d’état-major de l’armée de l’air. Connaissant la portée des missiles russes SAM 6 dont est équipée l’armée libyenne, ainsi que la fréquence des radars, les militaires ont fait leurs calculs et estimations. Leur avis ? Le général Puga le délivre au Président : « L’opération est tout à fait faisable. Je suis même sûr que nous allons réussir, mais nous pouvons perdre un avion ou deux. »
« Je suis prêt à prendre ce risque », lui répond alors le Président, qui révèle ses intentions devant ses invités. En précisant qu’il ne fera rien sans leur aval, il ajoute : « Les avions ont déjà pris l’air, l’ordre leur a été donné à 9 h 30. Mais ils peuvent faire demi-tour si je n’obtiens pas un accord collectif. » Hillary Clinton et David Cameron se laissent convaincre.
On passe à table. Tous les participants répètent qu’ils veulent stopper Kadhafi. Nicolas Sarkozy prend alors la parole pour répéter ses propos d’avant déjeuner : un massacre est imminent à Benghazi. Mais il ajoute : « Au moment où je vous parle, j’ai déjà pris des dispositions pour une intervention. Nos avions sont en route vers la Libye, mais ils n’entreront dans l’espace libyen pour accomplir leur mission qu’à une seule condition : que vous me donniez le feu vert. »
Le tour de table est vite fait. C’est l’unanimité. « J’ai connu cette situation, on ne peut pas laisser faire », assure le Premier ministre irakien. « Nicolas, tu as raison de saisir ce moment historique », applaudit Van Rompuy.
Il est 15 h 30. Trois heures plus tard, quatre chars qui arrivent aux portes de Benghazi sont détruits. Soulagement : la ville n’aurait pas tenu une nuit de plus. A leur retour, les pilotes raconteront avoir vu monter vers leurs appareils des traces blanches dans le ciel : le sillage des SAM 6 russes qui ne les auront heureusement pas atteints. C’était une opération risquée. Ils ont réussi. « Tout le monde est rentré à la maison », se félicitera Nicolas Sarkozy plus tard. Les avions canadiens, américains, arabes prendront la suite dès le lendemain. La France a accompli et réussi seule cette première mission337. A la grande satisfaction des militaires : « Le Président prend des avis, il écoute, il fait confiance. Mais c’est lui qui décide et relève les défis. En assumant tous les risques, mais avec aussi un grand sens des responsabilités », admire le général Puga.
L’opération est saluée par tous les partenaires. Elle est bien sûr mise au crédit de la France « mais pas forcément de Sarkozy », comme le note Henri Guaino, qui s’en afflige : « La frénésie contre Sarkozy est telle que même les faits sont occultés. » Certains, à gauche, l’accusent d’avoir choisi pour intervenir une date qui n’est pas innocente : la veille du deuxième tour des cantonales. La presse le qualifie de « super Rambo ». Beaucoup craignent un engrenage de type afghan.
Hillary Clinton, isolée au sein de son administration, était favorable à des frappes ciblées. Nicolas Sarkozy a fini par convaincre Obama qu’il ne pouvait rester à l’écart des opérations dès lors que les pays arabes étaient engagés dans la coalition. Angela Merkel, dont l’abstention au Conseil de sécurité avait été interprétée comme une rupture du couple franco-allemand – elle était en campagne électorale et son opinion publique ne l’aurait pas suivie –, suggère alors, pour marquer enfin sa solidarité, que des pilotes allemands assurent des missions de reconnaissance en Afghanistan, afin de libérer les avions américains envoyés en Libye. « Kadhafi ne doit pas nous diviser », affirme-t-elle.
Commentant son attitude, le magazine Der Spiegel interroge : « Désastre diplomatique ou politique pacifique responsable ? » sans trancher. C’est tout le débat en Allemagne.
Ce 19 mars, un pas considérable a donc été franchi : « Si le Président n’avait pas pris cette initiative, les grandes puissances faussement attristées auraient assisté au massacre de la population civile libyenne », souligne Gérard Longuet. Et il explique : « La France a tiré de son accord avec la Grande-Bretagne un poids politique à l’intérieur de l’Union européenne, ce qui a permis d’aboutir à la résolution du Conseil de sécurité. Avant de passer le relais au commandement de l’OTAN338. »
L’Arabie saoudite, elle, a joué un rôle moteur pour convaincre les Etats du Golfe de soutenir le projet de zone d’exclusion aérienne. Le roi Abdallah a d’autant plus apprécié le volontarisme de Nicolas Sarkozy que Kadhafi est un vieil ennemi qui avait tenté jadis de le faire assassiner. Le Qatar est le premier pays à déployer ses appareils sur la base de l’OTAN, située à Souda en Crète. Les Emirats arabes unis participent eux aussi aux patrouilles aériennes de la coalition occidentale.
Obama avait prévenu Nicolas Sarkozy : « Je m’engage à vos côtés pendant dix jours, mais pas plus longtemps. » Comprenez : « Si vous vous plantez, je ne veux pas que ce soit mon échec. » Il ne veut pas endosser une opération très risquée à ses yeux et impossible à vendre à son opinion publique. Nicolas Sarkozy ne partage pas son pessimisme. « Quand beaucoup prophétisaient que Kadhafi ne partirait pas, le Président répondait “vous verrez, il ne sera plus au pouvoir dans six mois” », témoigne Jean-David Levitte. Et Nicolas Sarkozy suit les opérations avec minutie : « Chaque jour il se faisait porter les cartes des combats pour mesurer les avancées des insurgés sur le terrain. Il suivait cela de très près. »
Mais bientôt, les avions américains cessent de participer aux opérations. Alain Juppé doit bien le constater : « Il y a un certain relâchement dans l’effort. » Il s’en plaint à Hillary Clinton, qui lui promet des opérations ponctuelles. Reste à convaincre Obama.
Heureusement, l’OTAN, à la demande des Anglais, prend le relais et affiche son but : un maintien opérationnel élevé tant que ne sera pas atteint le triple objectif. La fin des attaques ou des menaces contre les civils ; le retrait des forces libyennes des villes et, enfin, un accès pour l’aide humanitaire. Surtout le couple franco-britannique tient bon. Dans une tribune publiée le 15 avril par plusieurs journaux de divers pays (en France, Le Figaro), Sarkozy et Cameron jugent « impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi ».
Six mois après le début de l’insurrection, le régime de Kadhafi, qui tenait le pays sous sa coupe depuis plus de quarante ans, s’effondre le 22 août. Les rebelles contrôlent la capitale et – ce qui est désormais décisif – la télévision d’Etat. C’est une victoire personnelle de Nicolas Sarkozy, reconnue par tous : alliés et partenaires.
L’OTAN, qui redoutait une issue trop lointaine, est soulagée. L’Alliance a d’ailleurs joué un rôle clé dans la progression spectaculaire des rebelles les derniers jours. Outre les frappes aériennes, les insurgés ont bénéficié de l’aide de forces spéciales sur le terrain (notamment des renforts de militaires qataris et de tous les services de renseignements occidentaux). Et selon le New York Times, des drones armés américains ont également contribué à faire basculer le rapport de force.
Mais nul ne sait où se cache le dictateur libyen. Il n’a plus été vu en public depuis la mi-juin. Le scénario de son exil – un temps envisagé durant l’été – n’est plus d’actualité.
Le Guide devrait-il être capturé mort ou vivant ? « L’objectif n’a jamais été de le tuer », répond-on à l’Elysée, où l’on ajoute que les autorités libyennes doivent décider des suites à donner au mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale qui le vise.
« Le soir de la chute de Tripoli, raconte Alain Juppé, Nicolas m’a appelé pour me dire : il faut que tu fasses un point pour la presse demain matin à 10 heures. Ensuite, on se verra à l’Elysée. Et quand on s’est retrouvés, il m’a lancé : “Il faut tout de suite réunir une conférence pour le soutien à la Libye nouvelle. Organiser le début de l’assistance à sa reconstruction.” J’ai admiré sa réactivité. »
Le jeudi 1er septembre en effet, soit quarante-deux ans jour pour jour après l’arrivée au pouvoir de Muhammar Kadhafi, Nicolas Sarkozy et David Cameron réunissent à l’Elysée les 63 délégations qui composent la Conférence internationale des amis de la Libye. La photo est impressionnante. Le rassemblement davantage encore. C’est la communauté internationale qui est rassemblée avec les représentants du Comité national libyen de transition. La Chine et la Russie ont dépêché des diplomates. Y compris les pays qui jugeaient que l’OTAN allait trop loin : l’Inde, le Brésil. L’Algérie est enfin disposée à reconnaître les autorités nouvelles. Seule absente : l’Afrique du Sud, qui n’a pas apprécié l’intervention militaire de l’OTAN.
« L’argent détourné par Kadhafi et ses proches doit revenir aux Libyens. Nous sommes tous engagés à débloquer l’argent de la Libye d’hier pour financer le développement de la Libye d’aujourd’hui », promet le président français à Mustapha Abdeljalil, président du Conseil national de transition.
« Nicolas Sarkozy a réussi à accréditer l’idée que sa présidence du G20 rendait légitime la convocation de ce sommet. Tout le monde est venu, son leadership est reconnu », admire un diplomate.
Quinze jours plus tard, Nicolas Sarkozy s’envole, en compagnie de David Cameron, pour la Libye. Un voyage éclair qui les amène à Tripoli et Benghazi, la ville d’où tout est parti sept mois plus tôt. Bernard-Henri Lévy, qui les accompagne, note qu’il existait entre eux une grande « fraternité de cadets » – comme disent les Anglo-Saxons – qui avaient réussi leur baptême du feu.
Une visite triomphale. Avec bain de foule sur la place Tahrir de Benghazi où le nom de Sarkozy est scandé et ovationné. Une image idéale pour les journaux télévisés du 20 Heures. Un jeune couple, venu de Tobrouk, poussant un landau, vient lui présenter son bébé, prénommé… Nicolas Sarkozy.
Devant les visiteurs fêtés, le CNT promet que la priorité pour les futurs contrats sera donnée aux alliés de la Libye.
Un mois plus tard, Kadhafi tombe sous les coups et les balles des insurgés dans des conditions obscures.
Une fin de dictateur.
« La façon dont Nicolas a su convaincre la coalition, l’entraîner, l’issue somme toute rapide du conflit, ont vraiment bluffé Obama », témoigne Alain Juppé.
« La Libye ne lui rapportera sans doute pas grand-chose en termes électoraux. Mais quand vous pensez qu’en 2007, Jacques Chirac lui déniait la capacité à tenir un rôle sur la scène internationale, il s’est bien trompé. C’est là qu’il se surpasse », analyse un ministre.
S’il n’avait pas réagi comme il l’a fait, Benghazi aurait été détruite. La Libye serait comme la Syrie aujourd’hui, avec ses 40 morts par jour et la plongée sans fin dans la tuerie. Nicolas Sarkozy a fait là ce qu’aucun président de la Ve République n’avait fait avant lui…
« On peut ne pas avoir voté Sarko en 2007, on peut s’apprêter à ne toujours pas voter pour lui en 2012 et reconnaître que, sur cette affaire libyenne, il a été exemplaire », témoigne Bernard-Henri Lévy.
En novembre 2011, l’influente revue diplomatique américaine Foreign Policy établit la liste des cent personnalités mondiales qui ont marqué l’année. Parmi elles, neuf chefs d’Etat et de gouvernement ont été sélectionnés. Nicolas Sarkozy arrive en troisième position derrière Barack Obama et le turc Recep Erdogan, et devant Angela Merkel !

329. Mustapha Abdeljalil, le ministre de la Justice, prend la tête de la rébellion. Abdel Fattah Younès, le ministre de la Défense, démissionne le 22 février pour rejoindre les insurgés. Il sera assassiné le 28 juillet, victime de rivalités entre factions.
330. Courte visite, moins de trois heures, qui indispose ses hôtes.
331. In La guerre sans l’aimer, 2011, Grasset.
332. La Grande-Bretagne et la France ont signé un accord de coopération militaire dit de « Lancaster House » en 2010. Les deux pays représentent 50 % des dépenses militaires des Vingt-Sept.
333. Les monarchies du Golfe ont été déçues qu’il lâche si aisément Hosni Moubarak, allié historique de l’Amérique.
334. Il a promis à Medvedev que la résolution exclurait tout engagement de troupes au sol.
335. Qui désertera quelques jours plus tard.
336. Avant le déjeuner, Nicolas Sarkozy a reçu la visite de l’Emir du Qatar.
337. L’intervention des hélicoptères français sera elle aussi décisive quelques mois plus tard à Misrata.
338. Craignant qu’une intervention sous la bannière de l’OTAN suscite une réaction négative des pays arabes, Nicolas Sarkozy pensait pouvoir se passer de son concours. Mais très vite il est apparu qu’il était indispensable d’utiliser ses moyens et la base de Naples commandée par un général américain. Lequel accepte de se retirer pour laisser la place à des généraux anglais et français. D’où ce commentaire de Jean-David Levitte : « L’affaire libyenne a validé le choix du Président de reprendre toute sa place dans l’OTAN. »