CHAPITRE 5
La réforme des retraites C’est le grand chantier de Nicolas Sarkozy. Ses travaux d’Hercule. Aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais osé s’y attaquer. « Les retraites ? Il y a de quoi faire sauter dix gouvernements », prédisait Michel Rocard en 1988.
Le Président veut démontrer que la France est réformable : « Il en va de la crédibilité de notre pays, il faut que les investisseurs aient confiance en nous, il s’agit de préserver notre triple A. On ne calera pas », répète-t-il à qui veut l’entendre.
Au soir du deuxième tour des régionales, il appelle Eric Woerth, le ministre du Budget.
« Que dirais-tu si je te confiais ma réforme la plus importante, celle des retraites ?
— J’en serais naturellement très honoré », répond le ministre, tout de même un peu surpris.
Le Président lui précise alors qu’il installera à ses côtés un secrétaire d’Etat à la Fonction publique. « Je me souviens lui avoir demandé, raconte Eric Woerth : vous me nommez ministre des Affaires sociales et de la Fonction publique ?
— C’est cela, répond le Président, mais parles-en à ta femme. »
Le ministre comprend qu’il y aura du tangage et que la barque sera lourde à manœuvrer. Rendez-vous est pris pour le lendemain matin.
« Le soir des régionales, le Président était déjà remonté sur son cheval », commente le ministre.
Deux semaines plus tard, Eric Woerth est à la tâche. Le processus des concertations sur la réforme commence. Elles doivent s’achever le 18 juin. Le projet sera ensuite élaboré pour être examiné en juillet au Conseil des ministres, avant d’être discuté au Parlement début septembre.
« Un gros travail, avec Raymond Soubie nous déchiffrions le terrain avant de nous retourner vers Nicolas Sarkozy et François Fillon avec lequel nous avons eu plus de quinze réunions », dit Woerth.
Les syndicats ont averti : « Pas question de toucher à la retraite à 60 ans, ça n’est pas négociable. » Mais ils savent aussi que Nicolas Sarkozy ne cédera pas.
« Pas de négociation ne signifie pas rupture du dialogue. » Il se poursuit donc avec eux. « Ce fut une suite ininterrompue de réunions officielles ou non officielles, explique Eric Woerth. Pendant trois mois, je n’ai cessé de les voir un à un, toujours en tête à tête et non ensemble, ce qu’aurait souhaité Bernard Thibault qui accuse le gouvernement de vouloir mettre les syndicats devant le fait accompli. » François Chérèque, lui, se plaint que le calendrier soit trop court pour aller au fond des sujets. « Nous les évoquions pourtant tous, précise le ministre : la pénibilité, l’emploi des seniors, l’avenir des retraites des fonctionnaires. Etc., etc. On leur envoyait tous les documents, on ne leur a jamais menti. »
Raymond Soubie maintient également des contacts quotidiens.
Nicolas Sarkozy a lui aussi beaucoup travaillé sur le projet : « Je regarde le texte au millimètre », dit-il à des journalistes. Mais il refuse – contrairement à son habitude – de recevoir les leaders syndicaux : il s’agit d’éviter les déclarations tonitruantes sur le perron de l’Elysée.
Le Conseil d’orientation des retraites (COR) a publié un rapport le 10 mai. Selon ses calculs, un recul de l’âge légal à 63 ans, combiné à un allongement de la durée des cotisations à 45 années, permettrait de couvrir seulement la moitié du déficit général en 2050. Sans aller aussi loin, le COR prévoit pour 2015 un besoin de financement d’une quarantaine de milliards, soit dix de plus que prévu. Ces chiffres donnent l’idée de l’impasse dans laquelle se trouveraient les finances publiques en l’absence de réforme. Ils sont évidemment contestés par le Parti communiste, qui parle d’« enfumage ». Jean-Luc Mélenchon, lui, a une solution qui n’a rien de nouveau : il veut faire « payer les riches » sans donner plus de précisions. Laurent Fabius juge les travaux du COR « discutables comme toute prévision statistique, mais néanmoins alarmants ». Et il s’inquiète que le gouvernement veuille passer en force.
La retraite à 60 ans est évidemment populaire. S’y attaquer est toucher à un tabou. Il s’agit de la réforme la plus emblématique de l’ère mitterrandienne. Avant même que le gouvernement ait ouvert le dossier, Martine Aubry avait créé la surprise en déclarant à la fin janvier sur LCI : « Je pense qu’on doit aller, qu’on va aller très certainement vers 61 ou 62 ans. » Michel Rocard avait aussitôt salué son courage. Manuel Valls y avait vu une manière de reconquête de crédibilité.
Cette bouffée de réalisme de la première secrétaire avait été interprétée comme le signe qu’elle ambitionnait d’être candidate en 2012. Qu’elle ne voulait pas laisser à Dominique Strauss-Kahn, le premier à avoir dit que « le dogme des 60 ans était un combat d’arrièregarde », le monopole du réformisme social-démocrate.
En énonçant ces chiffres, Martine Aubry faisait un bon coup politique : « Une petite phrase pour un grand virage, on a retrouvé la fille de Delors », écrivait Le Nouvel Observateur. D’autres socialistes s’engouffrent dans la brèche : Arnaud Montebourg, Jean-Marie Le Guen, Claude Bartelone se disent prêts à discuter des compromis avec le gouvernement.
Les socialistes savent bien que l’allongement de la durée du travail est inéluctable. Décidée en 1982, la retraite à 60 ans est le type même de la réforme à contre-cycle. Elle a été mise en œuvre au moment où l’espérance de vie commençait à croître d’un trimestre par an293. Une bonne nouvelle, certes. Mais avec un revers : il y aura de moins en moins d’actifs pour financer les pensions – deux actifs pour un retraité à l’horizon 2050. Alors que le rapport était de sept pour un en 1950. Autre effet pervers de la réforme de 1982 : l’âge de la retraite passant de 65 à 60 ans, les entreprises ont usé et abusé des préretraites à 55 ans, voire 53 ans. Si bien que la France a le taux de seniors au travail le plus bas de toute l’Europe : 38 % seulement.
En parlant de retraite à 62 ans, la première secrétaire avait inquiété nombre de responsables du parti. Durant toute la semaine, elle avait dû téléphoner pour rassurer. « Nous reviendrons sur la retraite à 60 ans », promettait son porte-parole Benoît Hamon.
Mais quand on demandait aux Français si en cas de retour du PS au pouvoir, l’âge légal de la retraite reviendrait à 60 ans, ils répondaient « non » à une petite majorité (52 %). Plus résignés qu’enthousiastes pour beaucoup, mais prêts à avaler la pilule.
Le sociologue Alain Touraine, 86 ans, dont la fille Marisol, députée d’Indre-et-Loire, pilote le contre-projet du PS, juge la réforme indispensable et ne croit pas à un retour en arrière. « Ce serait se moquer du monde. On en a marre des gens qui nous disent : on va améliorer votre situation, compte tenu des déficits. »
Mais quand le débat s’ouvre vraiment, les socialistes les plus conscients de la nécessité d’élever l’âge de la retraite changent d’attitude. C’est que cette mesure suscite un clivage droite-gauche sans précédent. 73 % des sympathisants de gauche rejettent la réforme, 75 % des sympathisants de droite l’acceptent.
« Sarkozy s’attaquait à la réforme symbolique de Mitterrand, on n’allait tout de même pas venir lui prêter main forte pour faire passer sa réforme, dont il voulait faire le marqueur de son courage », avoue un strausskhanien.
« J’avais entrepris de recevoir tous les chefs de parti pour parler de la réforme. J’ai vécu une scène assez surréaliste avec Jean-Marie Le Pen et sa fille Marine. Ils ne connaissaient absolument rien au dossier. Ils n’avaient qu’une seule exigence : mettre les immigrés dehors », raconte Eric Woerth. Qui poursuit : « Quant à Martine Aubry, elle débita de telles contre-vérités avec un tel aplomb, que je me suis dit que sa préoccupation n’était pas la retraite des Français, mais se situait ailleurs. »
En juin, Nicolas Sarkozy a tranché : l’âge légal du départ à la retraite à partir du 1er juillet 2011 sera relevé de quatre mois par an pour passer à 62 ans en 2018. Raymond Soubie prônait 63 ans. Le Président a voulu se montrer « raisonnable ».
Les socialistes jugent néanmoins le rythme trop brutal et la réforme injuste. Quant aux syndicats, ils espèrent faire reculer le gouvernement. Le 27 mai, à l’appel de l’intersyndicale, soixante-dix cortèges sillonnent les rues en France. La CGT annonce un million de personnes (la police 395 000). « C’est le point d’appui nécessaire pour convaincre le gouvernement qu’il n’a pas gagné la partie », positive Bernard Thibault.
Le gouvernement est prévenu : jusqu’à la fin de l’examen du texte au Parlement, les syndicats poursuivront les manifestations294. François Chérèque demande au gouvernement de renoncer : « On oublie, dit-il dans une interview aux Echos, que les Allemands ne cotisent que 35 ans. » L’information fait sursauter. L’âge légal de la retraite en Allemagne est de 65 ans et il faut avoir cotisé 45 années pour obtenir une pension complète. Vérification faite : il est possible de partir plus tôt, mais pas avant 63 ans et à condition d’avoir cotisé 35 années (les voilà les 35 ans de François Chérèque). Et bien sûr dans ce cas-là, la retraite est plus faible. Une décote de 3 % par année non travaillée. Ce qu’oublie de préciser le leader de la CFDT.
Dans la réalité, les hommes partent en moyenne à 63 ans et trois mois, en ayant cotisé 41 années et six mois. Ainsi leur retraite est-elle amputée de près de 8 %. Ils touchent en moyenne autour de 800 euros par mois. L’Allemagne n’est pas toujours le Pérou que l’on imagine.
Nicolas Sarkozy se dit prêt à faire évoluer le projet : une meilleure prise en compte de la situation des salariés qui ont commencé à travailler avant 18 ans, ainsi que de la notion de pénibilité.
« Je pensais qu’il fallait faire voter la réforme avant l’été. Je l’avais proposé à Raymond Soubie », dit Xavier Darcos, démissionné de son poste au lendemain des régionales. A quoi le conseiller de l’Elysée répond : « Nous ne pouvions pas, il fallait élaborer le projet de loi, prendre l’avis du Conseil d’Etat, ça n’était pas jouable si vite. » Il n’empêche : plusieurs élus de la majorité, dont Bernard Accoyer, jugent que la réforme aurait dû être présentée avant l’été pour éviter une rentrée trop chaude.
Mais Nicolas Sarkozy, sur ce dossier, finira par gagner la partie.

293. En 1981 elle était de 70 ans et 4 mois pour les hommes et de 78 ans pour les femmes… En 2009, 77 ans et 8 mois pour les hommes, 85 ans pour les femmes ; entre 1982 et 2011, les Français ont gagné 7 années de vie supplémentaires.
294. Il y en aura neuf.