CHAPITRE 6
Un ministre au-dessus de tout soupçon Le feuilleton Bettencourt, qui va tenir en haleine les médias durant plusieurs mois, commence au printemps 2010. Quand Françoise Bettencourt-Meyers porte plainte contre le photographe François-Marie Banier pour abus de faiblesse. Elle voudrait extirper sa mère, Liliane, 89 ans, héritière du groupe L’Oréal, des griffes de ce prédateur qu’elle comble de cadeaux : des centaines de millions d’euros. Françoise Bettencourt-Meyers soupçonne Banier d’avoir profité des vulnérabilités de la vieille dame pour obtenir ses largesses. Depuis qu’elle subit son emprise, leurs relations se sont distendues, elles ne se voient plus. La fille a le sentiment de s’être fait voler sa mère.
Quand elle apprend qu’une adoption de Banier serait même envisagée, trop c’est trop. Il est temps, croit-elle, de protéger sa mère et de la mettre sous tutelle. Françoise Bettencourt-Meyers s’adresse à Me Metzner. Commence une sombre querelle familiale sur fond de millions d’euros. Une histoire privée ? Pas seulement. Si l’état de faiblesse était confirmé, cela pourrait remettre en question le dernier pacte entre L’Oréal et Nestlé qui devrait permettre au groupe suisse d’absorber L’Oréal après le décès de Liliane Bettencourt. L’Elysée suit donc l’affaire de près. Un feuilleton extraordinaire.
Le 14 juin 2010 est une date qu’Eric Woerth n’oubliera jamais. Sa qualité est alors reconnue par l’ensemble de son camp et même au-delà. On le juge bon ministre, aussi bien au Budget qu’au Travail où il s’est attelé à la grande réforme des retraites. Certains le voient même déjà à Matignon. Ce jour-là, il reçoit au ministère un mail que lui envoie un journaliste de Mediapart.
« Un véritable interrogatoire de police », selon ses collaborateurs. Ce questionnaire concerne les activités qu’exerce son épouse Florence au sein de la structure de gestion de Liliane Bettencourt.
L’équipe d’Edwy Plenel est connue pour ses enquêtes à charge. « J’ai reçu cela à deux heures de la présentation publique de la réforme des retraites. Je n’avais aucune inquiétude sur le fond, mais je savais que je rentrais peut-être dans une machine qui pouvait nous broyer », raconte Eric Woerth.
Le jour même de la présentation de la réforme devant le Parlement, Mediapart met en ligne les premiers extraits d’enregistrements faits par le maître d’hôtel de Mme Bettencourt. Or dans ces enregistrements, Patrice de Maistre, le gérant de fortune de la milliardaire, évoque les conditions d’embauche de l’épouse du ministre.
« J’avais beau marteler que tout cela n’était qu’affabulation, le message ne passe pas », dit Eric Woerth.
Mediapart révèle aussi que Mme Bettencourt avait perçu en mars 2008, au titre du « bouclier fiscal », un chèque de 30 millions d’euros et que ce versement nécessitait la signature du même Eric Woerth. Ces allégations tournent en boucle dans les médias sans être vérifiées. Malgré un triple démenti. Celui d’Eric Woerth, celui de François Baroin, son successeur au Budget et bientôt celui du secrétaire national du Syndicat unifié des impôts qui atteste qu’Eric Woerth n’a jamais rien signé lui-même. Ce qui est bien sûr en question, c’est surtout le « bouclier fiscal ». Cette période de crise et de chômage impose à beaucoup de se serrer la ceinture et les Français dont on connaît la passion égalitaire jugent ce cadeau insupportable, immoral. Mme Bettencourt n’en avait pas besoin.
Les attaques se multiplient donc. Marianne fait sa Une : « La preuve qu’il a menti ». « C’est à propos, explique le ministre, de mes relations avec Mme Bettencourt, ils ont trouvé trace d’un dîner avec elle, mais à aucun moment ils n’écrivent que je n’ai jamais prétendu ne pas la connaître ni n’avoir jamais dîné avec elle. Alors où est le mensonge ? Ils oublient aussi de préciser que six personnes participaient à ce dîner, et qu’enfin pour l’anecdote, Mme Bettencourt a passé son temps à me confondre avec quelqu’un d’autre… très précisément le banquier qui me fait face et qu’elle appelait Monsieur le Ministre… ce qui en dit long sur ma proximité avec elle. Et puis, c’est vrai je l’ai rencontrée une autre fois lors d’un déjeuner organisé par le chancelier de l’Institut de France dont son mari avait été membre. »
Le même jour, la Tribune de Genève affirme que Mme Woerth se rendait souvent à Genève pour y gérer les comptes de Mme Bettencourt. L’article se fonde sur des déclarations anonymes. Des banquiers genevois règlent leurs comptes avec un ministre détesté par « la place », comme on dit dans la finance, pour l’avoir mise sur la liste des paradis fiscaux non coopératifs. Il avait même brandi une liste de 3 000 noms de citoyens français clients de la banque HSBC. Florence Woerth peut prouver qu’elle n’a pas mis les pieds à Genève depuis plusieurs années. Elle porte plainte contre Eva Joly et Arnaud Montebourg qui l’ont accusée d’être complice d’évasion fiscale. Ils seront mis en examen.
Eric Woerth encore, trésorier de l’UMP, est rattrapé par son passé. Hier, il qualifiait de stupide l’accusation de confusion des rôles que lançaient les socialistes. Il doit admettre avoir reçu de l’argent (légal) de la milliardaire pour la campagne de 2007, puis avoir décoré Patrice de Maistre, « une connaissance », de la Légion d’honneur. (Il a embauché sa femme.) Alain Juppé, qui connaît bien Eric Woerth et l’avait nommé trésorier, prend sa défense. Mais il est obligé de reconnaître que « le soupçon est tellement présent partout, qu’effectivement les risques seraient diminués si les fonctions de trésorier étaient distinctes ».
Rien de ce qui accuse le ministre n’est illégal. Seulement mis bout à bout, chacun de ces faits obscurcit son cas de ce voile noir qui s’appelle le doute. Et le soupçon finit par devenir vérité. Nicolas Sarkozy soutien son ministre « loyal et compétent ». En quelques jours, Eric Woerth – trois mois plus tôt, il figurait sur la liste des successeurs possibles de François Fillon – voit son élan brisé. Il le reconnaît : « Je suis passé en quelques jours du pont d’Arcole à la Bérézina. »
Car les attaques se multiplient. On épluche son agenda, on fouille ses photos intimes. On liste ses déjeuners ou ses dîners avec les patrons, les donateurs de l’UMP. Sa présence sur le champ de course de Chantilly, dont il est maire, tout devient suspect. Noël Mamère n’hésite pas à affirmer que « si Eric Woerth a défendu devant le Parlement, quand il était ministre du Budget, un projet encadrant les jeux en ligne, c’était évidemment parce que sa femme venait d’acquérir (en participation avec un club de femmes), deux chevaux de course ».
Le PS se livre à un dénigrement quotidien. C’est, bien sûr, la démission du ministre qui est visée.
Et le poison des affaires se propage et atteint d’autres personnalités et proches du pouvoir. Le 9 juin, Le Canard enchaîné révèle que Christine Boutin perçoit comme une sorte de compensation à son éviction du gouvernement, une rémunération mensuelle de 9 500 euros pour une vague mission sur la mondialisation et qu’elle la cumule bien sûr avec sa retraite de parlementaire. Le 16 juin, trois nouvelles affaires : toujours dans Le Canard enchaîné. La secrétaire d’Etat Fadela Amara héberge des membres de sa famille dans son logement de fonction qu’elle n’occupe pas. Le secrétaire d’Etat à la Coopération et à la Francophonie, Alain Joyandet, a déposé un permis de construire illégal pour faire agrandir sa propriété dans le Midi. On lui reproche aussi d’avoir loué un avion pour se rendre en Guadeloupe où se tenait une conférence pour le soutien d’Haïti. Coût : 116 000 euros. Christian Blanc, secrétaire d’Etat à la Ville, a fait régler l’achat de cigares pour une valeur de 12 000 euros par son cabinet. Or, aucun d’eux n’est inquiété ou blâmé par l’exécutif.
C’est la République des « mauvais exemples », moque la gauche qui ne cesse de rappeler au Président son discours sur la « démocratie irréprochable ».
« Le Président doit couper des têtes pour éteindre l’incendie, il n’est pas dans la logique de continuer comme avant », prévient Jean-Pierre Raffarin.
La cote de confiance du Président n’a jamais été aussi bas, la majorité fait front. En espérant que l’arrivée des vacances allégera l’atmosphère. Un espoir qui ne sera pas tout à fait au rendez-vous.