Nicolas et François A l’orée du quinquennat,
Nicolas Sarkozy savoure – ô temps ! suspends ton vol – ces instants
de félicité fragile, quand le nouvel élu, planant sur les hauteurs
olympiennes, respire à pleines narines l’air pur de la faveur
populaire. Les sondages sont au zénith. Il fascine bien des
Français.
« J’ai un projet, je veux occuper tout l’espace
», clame-t-il alors.
Il l’avait annoncé, à la fin de la
campagne39 : « Tout ce que j’ai dit, je le ferai. » Il
le répète : « Les Français m’ont élu pour que je fasse, pas pour
que je fasse faire. » Ajoutant – promesse qui sera tenue : « Je
continuerai chaque semaine à aller sur le terrain. » Et il est
pressé : « Il faut faire toutes les réformes à la fois parce que
sinon on ne fait rien. »
Comment n’aurait-il pas le sentiment de sa
toute-puissance ? Ses adversaires, au centre, l’ont pour la plupart
rallié. La gauche est en miettes, pour longtemps, croit-il.
« J’entre
dans un club très limité où nous ne sommes que six : de Gaulle,
Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et moi », se plaît-il à dire
devant ses collaborateurs. Et encore : « Je n’ai personne au-dessus
de moi, je ne me suis jamais senti aussi libre. »
Alors, grisé ? L’homme privé sûrement pas : sa
situation conjugale, on l’a vu, le perturbe et le désespère. Mais
le politique, lui, est heureux : comme quelqu’un qui a toutes les
briques en mains, la gestion de son calendrier, et prend un plaisir
visible à dire : « C’est moi qui décide », témoigne Emmanuelle
Mignon, sa directrice de cabinet.
« Je veux être ministre de tout », confie-t-il à
des journalistes.
Quelques mois plus tôt, dans un discours
consacré à la jeunesse et prononcé à Marseille, il avait cité
Michel-Ange : « Seigneur, donnez-moi la grâce de désirer plus que
je ne peux accomplir. » Ceux qui vont l’entourer, à commencer par
le Premier ministre, sont prévenus.
Le 17 mai, les télévisions, qui guettent le
moindre de ses gestes, le montrent faisant son jogging au bois de
Boulogne. François Fillon l’accompagne. Une heure plus tôt, un
communiqué de l’Elysée a annoncé sa nomination à Matignon. Ils
courent côte à côte, au même rythme. Façon de mimer leur future
bonne entente ? Pas seulement. Cette exhibition énergétique veut
symboliser la rupture avec l’atonie réformatrice du quinquennat de
Jacques Chirac.
Ce duo signe aussi l’arrivée au pouvoir de la
génération quinqua. A une unité près, ils ont le même
âge40, et un
point remarquable, ils n’ont pas fait l’ENA41. Depuis trente ans, ils se sont croisés
dans le même parti, ont d’abord servi Jacques Chirac, puis pris
l’un et l’autre leurs distances avec lui, ont partagé une véritable
amitié pour Philippe Séguin, ont été ministres d’Edouard Balladur
et l’ont soutenu lors de l’élection présidentielle de 1995. Tous
deux sont de très bons orateurs. Là s’arrêtent les
ressemblances.
C’est l’alliance du néo-libéral européen
(Sarkozy) et du gaulliste social anti-Maastricht (Fillon), lit-on
çà et là. Le jugement méritera d’être révisé.
On ne saurait imaginer deux tempéraments
complexes à ce point aux antipodes.
Le nouveau Président est un conquistador doté
d’une force de conviction hors du commun. L’esprit infatigable,
comme le corps. Il est un boulimique d’action qui travaille avec la
certitude de n’en faire jamais assez. Cet être de ferveur veut être
à la source de tout, seulement son activisme fait antidote au
raisonnable : il ne hiérarchise pas ses priorités, il se disperse,
il en fait trop. Revers de la médaille : son impatience l’incline à
croire que les choses sont réalisées parce qu’il a parlé. « Alors
que derrière ça ne suit pas toujours. » Prendre son temps
l’assomme. Toujours dans l’urgence, il aime les actions qui ont un
commencement et une fin. Pour décider, il tranche et vite. « Pas
toujours au bon moment, ni au bon endroit. » Il est plus tacticien
que stratège.
Hypermnésique, il connaît à fond tous les
dossiers, y compris les plus techniques. « Souvent bien mieux que
les spécialistes », à en croire les ministres, à commencer par le
Premier, qui, redoutant d’être pris en faute, sont terrorisés. Ils ne l’en admirent pas moins. «
Il a un moteur surpuissant au regard des autres », admet François
Baroin.
Imaginatif, il ose cette comparaison : « Un
politique qui n’a pas d’idées est un commerçant qui n’a rien dans
sa vitrine. »
Et voilà le plus singulier : sa violence
verbale42, qui peut fondre sur un collaborateur, un
ministre, un élu, un patron, un banquier, un journaliste, n’importe
qui, lorsqu’il doit évacuer le stress qui le mine. Ce qui l’amène à
proférer des jugements hâtifs, inopportuns, maladroits, injustes,
voire cruels. Qu’il consent à réviser parfois. Il lui arrive de
dire : « J’ai eu tort. »
« Il y a toujours la phrase de trop dans ses
discours, surtout quand il improvise », admet le Premier
ministre.
« Nicolas serait un piètre chasseur. Il ne tue
pas, il blesse ; contrairement à Jacques Chirac qui, lui, tuait,
allait à l’enterrement et s’occupait de la veuve », s’amuse un
proche.
Le Président blesse, donc il vexe et suscite des
rancunes tenaces. Il va se faire beaucoup d’ennemis. Mais il n’est
pas un pervers. « Moi, je ne plante pas des aiguilles dans une
poupée », dit-il. Car cet égocentrique est un grand affectif, un
tactile, qui peut se montrer chaleureux, enjôleur, effusif, tendre,
ingénu presque, manipulateur aussi. Doté d’empathie, il se laisse
submerger par la compassion : « Les détresses individuelles le
bouleversent durablement », dit Franck Louvrier.
« Quand il y a un drame, c’est lui le plus
révolté, le plus exposé à l’émotion. On se sent presque coupable de
ne pas l’être autant que lui. Dans ces cas-là, il est d’une totale sincérité », témoigne
Jean-Pierre Raffarin. Qui ajoute néanmoins : « Je ne connais
personne capable d’être aussi gentil que lui. Je ne connais
personne capable d’être aussi méchant que lui. »
« Il peut être odieux, mais c’est un faux
méchant, je crois que ça lui fait mal de faire mal », rectifie un
ministre.
Tous soulignent une autre singularité : « Son
sang-froid exemplaire pendant les crises. Plus c’est dur, plus la
situation est difficile, plus il est calme, maître de lui,
disentils, comme si l’intensité de l’action l’apaisait. Il est à
son meilleur. Alors que dans les périodes calmes, il mobilise moins
ses qualités de fond. Il redevient égocentré. »
« C’est un homme fait pour les grandes crises »,
affirme Henri Guaino.
François Fillon, lui, est un introverti,
taiseux, toujours sous contrôle. « Il exècre les confidences qui
obligent l’autre à avouer ses faiblesses », note Myriam Lévy qui
dirige sa communication à Matignon. Il est insaisissable. On ne l’a
jamais vu se mettre en colère, même si l’on perçoit un feu
intérieur qui brûle en lui. Son goût pour les sports extrêmes en
est sans doute le reflet43. Il est susceptible,
orgueilleux, ombrageux. Mais il s’applique à n’en rien laisser
paraître, trahi parfois par ce pli qui soudain lui barre le
front.
Ses collaborateurs le décrivent comme un patron
« agréable, égal d’humeur, mais qui garde toujours ses distances.
Ça n’est pas un copain », disentils. « Toute démonstration
affective est chez lui proscrite », raille un ministre. Certains
membres du gouvernement se plaignent de son côté « poisson froid » : « Il n’est
pas un animateur d’équipe. Il n’appelle pas. Il n’a pas le geste de
prendre son téléphone pour encourager avant une émission ou pour
féliciter si elle est réussie, pour dire un mot gentil, ou tout
simplement merci. Ce que sait très bien faire Nicolas… de temps en
temps. »
D’autres témoignent avoir reçu de lui un SMS
amical pour leur anniversaire, par exemple. « Il a invité Darcos à
dîner quand il a été viré du gouvernement, il fait ce qu’il faut,
mais pas plus », souligne son conseiller Jean de Boishue.
Ses proches vantent « un homme solide, réfléchi,
loyal, conscient de sa valeur, mais qui n’a pas la grosse tête et
doté d’une capacité de résistance hors du commun ». Ce que la
presse et les Français constateront bientôt dans ses rapports avec
Nicolas Sarkozy.
A-t-il jamais rêvé de l’Elysée ? Il ne leur en a
jamais fait la confidence. « C’est un ambitieux refoulé, parce que
clamer ses rêves et ses désirs, cela ne se fait pas », plaisante
encore Jean de Boishue qui ajoute : « Il est trop indépendant ou
pas assez motivé pour se créer des réseaux. Et puis, il n’a pas
l’écorce qu’il faudrait… »
Igor Mitrofanoff, qui écrit la plupart de ses
discours depuis 1991, admire son « art d’utiliser les circonstances
».
Contrairement au Président, il déteste se mettre
en scène et tient à préserver sa vie privée. Il n’a jamais fait la
Une des magazines people. Son épouse, Penelope, née Clarke
(d’origine galloise), s’est elle-même définie un jour comme « une
paysanne ». Elle cultive son jardin dans la Sarthe, soigne ses
chevaux, a élevé leurs cinq enfants. On ne la reconnaît pas dans la
rue. Ne donnant rien à voir ni à entendre, ils forment un couple
dont on ne parle pas. « Depuis le temps que je les connais, je n’ai
jamais vu François poser la main sur le genou de Penelope devant des tiers », s’esclaffe leur
amie Roselyne Bachelot, qui ajoute, fine mouche : « Il plaît aux
femmes, et il le sait. »
Difficile d’imaginer un duo plus hétérogène.
Leur alliance, qui ira toujours cahin-caha44, s’apparente à « une cohabitation
subliminale », selon Jean de Boishue. « Plutôt un mariage de raison
», rectifie Roselyne Bachelot. « Avec, en fin de parcours, une
vraie connivence. Nicolas a horreur de changer de têtes », précise
Franck Louvrier.
Ils n’ont jamais déjeuné en tête à tête… pour le
plaisir.
Ils ne viennent pas du même monde. Fils et
petit-fils d’immigré, les origines du Président sont
multiculturelles et multicultuelles45, ce qui
explique qu’il parle tant d’identité nationale. « Je suis fils
d’immigré, fils d’un Hongrois et aussi petit-fils d’un Grec de
Salonique qui avait fait la Première Guerre. Et il a eu peur, lui,
le Juif pendant la Seconde. J’ai été élevé par lui. Je l’adorais »,
avait-il clamé durant sa campagne. Interrogé en 2007 sur les
raisons de son ambition, « le petit Français de sang mêlé », comme
il se définissait alors, avait cité Corneille (le chanteur), «
parce que je viens de loin ». Plus tard, il lâchera devant
l’Israélien Netanyahou « Obama et moi nous sommes des bâtards
».
Ancien élève des Jésuites, François Fillon est
né au Mans, d’un père vendéen, notaire et d’une mère basque,
enseignante. Sa famille est l’archétype de la France profonde,
catholique de droite, vaguement hostile à Paris. Les enfants ont
reçu une éducation à la fois souple et balisée : il faut travailler, respecter les
convenances, aller à la messe. Des valeurs que François Fillon a
transmises à ses enfants.
Leur parcours politique illustre également deux
types d’ascension.
Pour Nicolas Sarkozy, l’Elysée est le résultat
d’un combat de trente ans, mené sans répit, à la hussarde, avec
fracas. En ne tenant aucun compte des conseils de prudence que lui
prodiguaient ses amis : « Si je les avais écoutés, je ne serais pas
là où je suis », se plaît-il à dire.
S’emparant à 20 ans des rênes de la permanence
UDR de Neuilly, il l’avait claironné : « Je les boufferai tous. »
Et il l’avait fait. D’abord en évinçant l’un après l’autre les
anciens militants qui voulaient l’encadrer, puis en barrant – à 28
ans – l’entrée de la mairie de Neuilly à Charles Pasqua, rusé
patron du département des Hauts-de-Seine. En s’appropriant ensuite
d’autorité une circonscription que Jacques Chirac ne lui destinait
pas. Enfin, en essayant d’empêcher celui-ci, qu’il avait pourtant
servi longtemps, d’accéder à l’Elysée. C’était alors au profit
d’Edouard Balladur. « Je les ai tous niqués », lâchera-t-il plus
tard.
Pour arriver au but, Nicolas Sarkozy a plusieurs
fois tué le père. Sans doute afin de se libérer d’une rage jamais
dissipée contre son géniteur, qualifié par sa mère de « monument
d’égoïsme ». Un père absent qui lui avait prodigué peu d’amour et
offert peu d’argent. « J’en ai beaucoup souffert », avait-il avoué.
Longtemps, il se plaindra d’être un mal-aimé en politique : « Moi,
on ne m’a rien donné, j’ai dû tout prendre. » Rien donné ? A une
exception près : Edouard Balladur qui, en 1993, le fait ministre du
Budget de plein exercice en y ajoutant la fonction de porte-parole
du gouvernement et bientôt, après la démission forcée de son ami
Alain Carignon pour cause
d’ennuis judiciaires, le ministère de la Communication.
Un jour, dans un élan, il déclara même à Edouard
Balladur : « Vous êtes mon vrai père », lequel comptant déjà quatre
fils, n’en espérait sans doute pas un cinquième.
Le parcours de François Fillon est celui du
montagnard qui gravit les sommets marche après marche. Lentement.
Sûrement. Avec un avantage dès le départ : son siège dans la Sarthe
est celui de Joël Le Theule, un ami de ses parents dont il avait
été l’attaché parlementaire. Cet ancien ministre du général de
Gaulle et de Valéry Giscard d’Estaing décède brusquement en
décembre 198046. François Fillon fait donc figure
d’héritier (même si une élection est toujours à risques). Il va
reprendre un à un tous ses mandats. Elu triomphalement conseiller
général de la Sarthe dans le canton de Sablé, en février 1981, il
devient député en juin suivant. Elu dès le premier tour en pleine
vague rose socialiste. Un beau succès. Il n’a que 27 ans. Benjamin
de l’Assemblée nationale, il se rapproche d’emblée de Philippe
Séguin, dont il dira : « A son contact, j’ai beaucoup réfléchi au
sens de la Nation, à la question sociale et républicaine. Il m’a
aidé à former ma doctrine. » Son mentor, donc, avec qui il va mener
– et avec d’autres aussi – la fronde contre les socialistes. Aux
élections municipales de 1983, François Fillon est élu maire de
Sablé, puis réélu député en 86. Toujours au premier tour, et dans
la foulée, il se hisse alors à la présidence de la commission de la
défense. Un poste qu’il occupe jusqu’à la présidentielle de 1988.
Jacques Chirac, cette fois
encore, est battu. François Fillon retrouve pourtant son siège aux
législatives qui suivent la réélection de François Mitterrand,
lequel avait totalisé 58 % des voix dans sa circonscription.
Très déçu par l’échec de Jacques Chirac, avec
lequel il n’a jamais eu d’atomes crochus – « Il ne m’a jamais fait
confiance, je ne lui ai jamais fait confiance », dit-il –,
convaincu que l’avenir de celui-ci est désormais derrière lui,
Fillon se mêle à l’aventure des douze « rénovateurs de la droite »,
avec Philippe Séguin, François Bayrou, Michel Barnier, Dominique
Baudis, etc. Douze jeunes hommes qui veulent
secouer le cocotier pour éliminer Giscard et Chirac. Cette aventure
sans lendemain coûte à Fillon sa place au bureau national du RPR.
Il suit alors Philippe Séguin dans son alliance avec Charles Pasqua
pour tenter de s’emparer du parti et surtout en finir avec son
secrétaire général Alain Juppé, la bête noire de Séguin.
L’opération tourne court. La liste Chirac-Juppé obtient 70 % des
voix. Mais tout va bien pour Fillon. En avril 1992, il remporte la
présidence du conseil général de la Sarthe. Et un an plus tard, il
devient ministre. Pour la première fois. Edouard Balladur lui
confie l’Enseignement supérieur et la Recherche. Le style Balladur,
posé, réfléchi, toujours courtois, l’enchante. « Balladur exerçait
sur moi un charme irrésistible », écrit-il47. Vingt ans plus tard à Matignon, François
Fillon arborera les mêmes chaussettes rouges que lui, achetées à
Rome chez Gammarelli, le fournisseur des cardinaux, une
coquetterie.
Comme Nicolas Sarkozy, il soutient Balladur à la
présidentielle, tandis que son ami Philippe Séguin appuie Jacques
Chirac. Lequel, aussitôt élu, nomme à Matignon son ennemi Alain Juppé. Philippe Séguin,
qui guignait le poste, est très dépité, mais il impose à Chirac
l’entrée de Fillon au gouvernement. Le voilà ministre des
Technologies de l’Information et de la Poste, où il va conduire la
privatisation de France Telecom. C’est encore « Fillon le chanceux
». Les balladuriens sont, eux, voués aux gémonies et hués dans les
congrès RPR. Nicolas Sarkozy, accueilli par des crachats, entame
une traversée du désert. Très rancunier, Jacques Chirac ne leur
tend pas la main.
En 1998, nouvelle chance : François Fillon
succède à Olivier Guichard à la présidence du conseil régional des
Pays de la Loire. Un an plus tôt, la dissolution de l’Assemblée
nationale, décidée conjointement par Jacques Chirac, Alain Juppé
son Premier ministre et Dominique de Villepin le secrétaire général
de l’Elysée, a installé Lionel Jospin à Matignon… pour cinq ans
!
Selon le scénario le plus improbable, Jacques
Chirac est réélu en 2002, avec 82 % des voix, face à Jean-Marie Le
Pen. Et Fillon figure toujours dans le casting : ministre des
Affaires sociales du gouvernement Raffarin. Il va y réformer les
retraites : le service public s’alignera sur le régime privé pour
le calcul des trimestres cotisés.
Récapitulons : pendant vingt et un ans, François
Fillon n’a connu aucun revers : « C’est quelqu’un qui n’a jamais
souffert », se plaisait à souligner alors Nicolas Sarkozy sur ce
ton supérieur de qui en a bavé.
Et puis voilà qu’en 2004, sa région bascule à
gauche comme la quasi-totalité des autres. Il en est très surpris
et très dépité. Le soir des résultats, sur les plateaux de
télévision, il parle d’un « 21 avril à l’envers », par allusion à
la cinglante défaite de Lionel Jospin éliminé au premier tour en
2002. Son mot fera florès. S’il est une référence peu appréciée par Jacques Chirac, c’est
bien celle-là. François Fillon doit quitter les Affaires sociales
où il est remplacé par Jean-Louis Borloo… On lui offre l’Education
nationale.
Un an plus tard, après l’échec du référendum sur
la Constitution. Exit Raffarin. Dominique de Villepin, forçant la
main de Jacques Chirac, s’installe à Matignon. Cette fois, Fillon
n’est plus ministre. Et c’est Jacques Chirac en personne qui le lui
annonce par un bref coup de téléphone : « Tu ne fais plus partie de
mon gouvernement. » Et il raccroche net. Ce que Fillon prend très
mal : « Chirac m’a appelé, il ne m’a pas dit un mot sur ce que
j’avais fait au gouvernement : or, je suis le seul à avoir mené
neuf réformes législatives. Quand on dressera le bilan de Chirac,
on ne se souviendra de rien, sauf de mes réformes48. » Du Fillon tout craché. Evidemment, c’est
une rupture. Jacques Chirac vient de le précipiter dans les bras de
Nicolas Sarkozy : « En me virant du gouvernement, ils ont fait de
moi son directeur de campagne avant l’heure », reconnaît-il.
Les deux hommes se sont flairés depuis
longtemps. Quand en 1999, au beau milieu de la campagne européenne,
Philippe Séguin, sur un coup de tête, avait démissionné et de la
direction de la campagne et de la présidence du RPR, Nicolas
Sarkozy, nommé secrétaire général du mouvement par Séguin, avait
appris la nouvelle par une dépêche de l’AFP. Contre l’avis de
Jacques Chirac, il s’était senti obligé de prendre, impromptu, la
suite de Séguin en tête de liste. Pour connaître son premier gros
échec électoral : avec 13 % des voix, sa liste arrive derrière
celle de Charles Pasqua. Une humiliation ! Mais pas question de
renoncer. Il propose
l’alliance à François Fillon, chargé des fédérations : « Je prends
la présidence, et toi tu auras le secrétariat général. » C’est non.
Fillon ne veut pas devenir son vassal, avoir avec lui des relations
hiérarchiques. Explication de Jean de Boishue : « Pour François,
Sarko et ses amis c’était la bande du drugstore, pas son genre. »
En réalité, François Fillon guigne lui aussi la présidence du RPR «
pour incarner le courant gaulliste social », annonce-t-il au bureau
politique sous le regard éberlué de Sarkozy, lequel a fini par
céder. Il n’est plus candidat. Jacques Chirac ne voulait pas de
lui.
« Nicolas en a voulu à Fillon », reconnaît Brice
Hortefeux. « Fillon, il est sournois et faux cul », disait-il
alors.
En politique, l’ennemi d’hier peut toujours
devenir l’ami de demain. En 2005, les deux hommes se sont trouvé un
point d’accord capital : la dénonciation de la politique
présidentielle. Dans son livre49, François Fillon ne
mâche pas ses mots : « Jacques Chirac porte une responsabilité
sérieuse dans le décrochage économique et social de la France. » Il
décrit Nicolas Sarkozy comme « un compagnon chaleureux profondément
humain, et incapable de dissimulation ».
L’alliance est vite scellée. Fillon se voit
chargé d’élaborer le programme législatif de l’UMP. Pendant la
campagne présidentielle, autre marque de confiance, il se voit
offrir, au QG de la rue d’Enghien, le bureau le plus en vue : en
haut de l’escalier. Il voisine avec celui du directeur de campagne,
Claude Guéant. Chaque matin, Fillon coordonne les interventions
politiques de la journée : « On peut dire au candidat ce qui ne va
pas à condition de lui apporter toujours une solution », apprécie-t-il. C’est leur grande
époque fusionnelle, ils se parlaient tous les jours.
Longtemps avant l’élection, Nicolas Sarkozy lui
avait confié qu’il songeait à lui pour Matignon. Mais ils n’en
avaient pas vraiment reparlé pendant la campagne. Fillon s’était
pris à douter. Il interrogeait ses proches : « Tu crois qu’il va me
nommer ? » « Moi je lui répondais non », raconte Jean de Boishue
qui ajoute : « Il voulait devenir Premier ministre parce qu’il se
sentait capable de l’être. »
Chose rare : la promesse est tenue. Bavardant
avec les journalistes, le nouveau Président s’amuse : « Lui, c’est
les jambes et moi la tête. » Ce qu’un proche du Premier ministre
traduit aussitôt : « Tout ira bien entre l’Elysée et Matignon à
condition de rester aux ordres. »
Dans les premiers temps, « tout baigne ». Douze
jours seulement après l’élection, Claude Guéant, le secrétaire
général de l’Elysée, annonce sur le perron du Palais et selon un
rite immuable, la composition du gouvernement : quinze ministres et
quatre secrétaires d’Etat.
La continuité est assurée par Alain Juppé, nommé
ministre d’Etat, de l’Ecologie, du Développement et de
l’Aménagement durables. Un grand ministère taillé pour lui sur
mesure. Huit jours plus tard, il annonce un grand projet novateur :
le Grenelle de l’environnement, promis à Nicolas Hulot durant la
campagne. Michèle Alliot-Marie se hisse au ministère de
l’Intérieur. Elle est la première femme à occuper ce poste, comme
dans le précédent gouvernement, elle avait été la première femme
nommée au ministère de la Défense. Un beau parcours. Pour l’aile
radicale, Jean-Louis Borloo, rallié de dernière heure, obtient ce
qu’il souhaitait – Bercy – et proclame son ambition : ramener le
taux de chômage à 5 % avant 2012. Il se trouve flanqué d’un
ministre du Budget nommé Eric
Woerth. C’est un proche de Juppé, qui en avait fait le trésorier de
l’UMP50. Rachida Dati, bénéficiant de l’appui
insistant de Cécilia, devient à 41 ans la plus jeune ministre de la
Justice. Le Président la charge d’emblée de faire voter dès l’été
deux lois emblématiques du quinquennat : l’instauration des «
peines plancher » pour les récidivistes et l’abaissement à 16 ans
de la majorité pénale. Il la charge aussi de réformer la carte
judiciaire, qui n’a pas bougé depuis cinquante ans. Ce qu’elle
fera.
Autre chouchou de Cécilia : David Martinon
devient porte-parole de l’Elysée où il ne va pas tarder à faire
double emploi avec Laurent Wauquiez nommé, lui, porte-parole du
gouvernement.
Agrégé de lettres, Xavier Darcos obtient – enfin
– l’Education nationale51. Xavier Bertrand, autre
porte-parole de la campagne, les Relations sociales et le Travail.
L’ami Brice Hortefeux se voit confier l’Immigration, l’Intégration,
l’Identité nationale et le Codéveloppement. Un ministère qu’il doit
créer de toutes pièces : « Tu vas beaucoup voyager, tu seras très
content », lui dit le Président. Il est cinquième dans l’ordre
protocolaire.
Les femmes ne sont pas trop mal loties. Outre
Michèle Alliot-Marie et Rachida Dati, Christine Lagarde est nommée
à l’Agriculture, Roselyne Bachelot à la Santé, Valérie Pécresse à
l’Enseignement supérieur, Christine Boutin au Logement et Christine
Albanel à la Culture.
Lors de son discours officiel de candidature le
14 janvier, il l’annonçait sans détour : « Je demande à mes amis
qui m’ont accompagné jusqu’ici de me laisser libre. Libre d’aller
vers les autres, vers celui qui n’a jamais été mon ami, qui n’a
jamais appartenu à notre camp, à notre famille politique, qui
parfois nous a combattus. Parce que, lorsqu’il s’agit de la France,
il n’y a plus de camps. »
Le plus emblématique est bien sûr Bernard
Kouchner, 67 ans, fondateur de Médecins sans Frontières puis de
Médecins du Monde. Un militant infatigable qui a inventé le droit
d’ingérence humanitaire. Il a aussi dirigé, une année durant, la
difficile mission de l’ONU au Kosovo. Par ailleurs, ayant participé
aux événements de 1968, il en a gardé quelques idées. Enfin, sa
cote de popularité est très élevée. Les Français apprécient son
courage physique, son franc-parler, ses colères (souvent feintes),
ses coups de cœur (sincères), ses allures d’éternel ado facétieux.
Comme Nicolas Sarkozy, il aime l’exposition médiatique, l’action,
le pouvoir. Et il ne déteste pas l’argent.
S’il accepte le Quai d’Orsay – il en rêvait – à
la demande d’un Président qui vitupère les soixante-huitards, il se
croit néanmoins sarko-compatible. Pro-européen sans réserve, il
juge – comme le Président – qu’après l’échec du référendum sur la
Constitution européenne, il faut relancer la communauté par un
traité aux ambitions plus limitées. Mais, contrairement à Nicolas
Sarkozy, il est favorable à l’entrée de la Turquie et pense réussir
à convaincre le Président (un rêve). Il n’est pas anti-américain.
Opposé à la guerre en Irak, il n’a pourtant pas apprécié la manière
trop violente avec laquelle Dominique de Villepin avait manifesté l’hostilité de
la France.
Pendant la campagne présidentielle, il avait
soutenu Ségolène Royal et ensuite qualifié de « scandaleuse » la
création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité
nationale.
« Je sais quelles sont tes convictions, je ne te
demande pas de les renier », lui assure Nicolas Sarkozy lorsqu’il
lui propose d’entrer au gouvernement. Ce qui n’est pas une surprise
pour Kouchner : quelques mois plus tôt, les deux hommes s’étaient
rapprochés par l’intermédiaire de Brice Hortefeux. Il répond : « Je
suis social-démocrate depuis vingt ans, j’ai toujours voté à gauche
et je continuerai.
— Tu verras, on s’entendra bien », rétorque
Nicolas Sarkozy.
Topons là. Une grosse prise.
Jean-Pierre Jouyet est nommé secrétaire d’Etat
aux Affaires européennes, un domaine qu’il connaît bien : il a été
directeur de cabinet de Jacques Delors à Bruxelles, puis directeur
adjoint du cabinet de Lionel Jospin. Ami de François Hollande et de
Ségolène Royal, il est le parrain de l’un de leurs quatre enfants.
A la fin de la campagne, il a signé l’appel dit « des gracques »,
avec de hauts fonctionnaires socialisants, partisans de l’alliance
avec Bayrou. Mais il connaît bien le Président. Lorsqu’en 2004,
celui-ci était devenu ministre des Finances, Jouyet, directeur du
Trésor, avait été évincé, puis nommé ambassadeur (sans ambassade)
en charge des questions économiques et internationales. « C’est mon
socialiste préféré », disait alors Nicolas Sarkozy. Pourquoi Jouyet
a-t-il accepté la proposition ? Il l’explique sans fard : « La
tentation européenne était trop forte… Et puis la gauche ne m’avait
jamais proposé de poste
ministériel. » Il n’y a rien d’autre à ajouter ! Nicolas Sarkozy
lui donne une consigne : passer la semaine à Bruxelles, où la
France a perdu beaucoup de terrain52.
Le plus inattendu est Martin Hirsch, successeur
de l’abbé Pierre à la tête d’Emmaüs. Il a dirigé le cabinet de
Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Il se dit
sympathisant du PS. Mais il n’est pas un
militant encarté. Après bien des tractations, menées entre autres
par la catholique Emmanuelle Mignon, Hirsch accepte d’être nommé
haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté (et non
pas ministre, même s’il en a le rang et assiste à tous les Conseils
du mercredi). Il poursuit un objectif : mettre en œuvre le RSA
(revenu de solidarité active). Nicolas Sarkozy le lui a
promis.
Eric Besson est l’illustration la plus radicale
de l’ouverture. En effet, lui a choisi de passer avec armes et
bagages dans l’autre camp. Pendant sept ans, il avait appartenu au
bureau politique du PS avec le titre de secrétaire national à
l’Economie. Lorsqu’il préparait des fiches pour la candidate Royal,
il avait déclaré « pas crédible » le programme économique du
candidat Sarkozy, qu’il qualifiait alors de « néo-conservateur
américain doté d’un passeport français ». Nicolas Sarkozy s’était
ému de ce pamphlet. Et puis voilà que sur un coup de tête, en
février 2007, Besson envoie tout balader, songe même à quitter la
politique : il ne supporte plus Ségolène et finira par publier sur
elle un livre à charge, Qui connaît Madame
Royal ?53, dans lequel il dénonce une personnalité uniquement
motivée par sa propre gloire et qui abuse de la démagogie. Il
rejoint, du même coup, le candidat UMP. Les socialistes n’auront de
cesse de fustiger le traître, le félon, le déserteur. Il rétorque
que c’est le PS qui a trahi son histoire et ses valeurs. Il juge
surtout – et c’est là sans doute l’essentiel – que Nicolas Sarkozy
est plus qualifié que Royal pour présider la France. Contrairement
à Kouchner ou Jouyet, il a choisi de lier son destin politique à
celui du Président. Il a changé de camp. C’est un billet de
non-retour. On le voit participer, quelque peu gêné, à des meetings
de l’UMP où il est pourtant reçu à bras ouverts par des militants
ravis. Certains se méfient, certes, mais tous apprécient sa
ductilité intellectuelle et une dialectique incomparable. Il est
nommé secrétaire d’Etat chargé de la Prospective et de l’Evaluation
des politiques publiques.
Les centristes, en rupture de ban avec Bayrou et
qui ont rallié Nicolas Sarkozy entre les deux tours, s’estiment,
eux, lésés. L’ouverture au centre est en effet plutôt mince. Ils
n’obtiennent qu’un seul ministère – régalien certes –, celui de la
Défense, attribué à Hervé Morin. Qui, plus tard, nourrira et
proclamera des ambitions présidentielles.
Au total, les plus déçus sont les sarkozystes
historiques. Certes, Roger Karoutchi, l’un des plus anciens
compagnons de Nicolas dans les Hauts-de-Seine, est entré au
gouvernement, chargé des Relations avec le Parlement – grâce à
l’appui de Cécilia. Patrick Devedjian est le plus amer. Il
ambitionnait depuis toujours d’être ministre de la Justice. Il
supporte très mal qu’une novice comme Rachida lui ait été préférée.
Il se voit offrir deux lots de consolation : la succession de
Nicolas Sarkozy à la tête du conseil général des
Hauts-de-Seine et la direction
de l’UMP. Sauf que cette dernière faveur ne le passionne pas
vraiment.
Des élus UMP donnent libre cours à leur amertume
: « Il est dur d’admettre et difficile d’entendre dire par le
Président qu’un homme de gauche est plus compétent que quelqu’un de
la famille. »
Ils veulent pourtant espérer encore, après tout,
ce gouvernement n’est que provisoire. Les législatives de juin
seront comme toujours suivies d’un remaniement. Mais ceux qui
rêvent ne sont pas au bout de leurs surprises.
39. Interview au Figaro
Magazine, le 24 avril 2007.
40. Nicolas Sarkozy est né le 28 janvier 1955 ;
François Fillon le 4 mars 1954.
41. Le premier est avocat, le second a une maîtrise
de droit et a fait Sciences-Po.
42. Elle déclinera au fil des années.
43. Conduite automobile, alpinisme.
44. Qui aurait parié en 2007 qu’elle durerait cinq
ans ?
45. On s’étonnera qu’en juillet 2010 dans son
discours de Grenoble, il stigmatise « les Français d’origine
étrangère ».
46. Chaque année, François Fillon se rend sur sa
tombe à la date anniversaire de sa mort.
47. In La France peut supporter
la vérité, Editions Albin Michel, 2006.
48. Déclaration au Monde, 1er juin
2005.
50. Poste dont il devra démissionner en juillet
2010, pris dans la tourmente de l’affaire Bettencourt.
51. Ministre délégué à l’Enseignement scolaire
auprès de Luc Ferry, ministre de l’Education nationale dans le
gouvernement Raffarin, il avait très mal supporté cette
cohabitation avec le philosophe.
52. Jouyet n’aura pas à se plaindre de l’ouverture,
il sera richement doté en quittant le gouvernement en décembre 2008
: la présidence de l’Autorité des marchés financiers. Ce qui ne
l’empêchera pas de qualifier l’ouverture d’« imposture ».
53. Editions Grasset, 2007.