CHAPITRE 2
Nicolas et François A l’orée du quinquennat, Nicolas Sarkozy savoure – ô temps ! suspends ton vol – ces instants de félicité fragile, quand le nouvel élu, planant sur les hauteurs olympiennes, respire à pleines narines l’air pur de la faveur populaire. Les sondages sont au zénith. Il fascine bien des Français.
« J’ai un projet, je veux occuper tout l’espace », clame-t-il alors.
Il l’avait annoncé, à la fin de la campagne39 : « Tout ce que j’ai dit, je le ferai. » Il le répète : « Les Français m’ont élu pour que je fasse, pas pour que je fasse faire. » Ajoutant – promesse qui sera tenue : « Je continuerai chaque semaine à aller sur le terrain. » Et il est pressé : « Il faut faire toutes les réformes à la fois parce que sinon on ne fait rien. »
Comment n’aurait-il pas le sentiment de sa toute-puissance ? Ses adversaires, au centre, l’ont pour la plupart rallié. La gauche est en miettes, pour longtemps, croit-il.
« J’entre dans un club très limité où nous ne sommes que six : de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac et moi », se plaît-il à dire devant ses collaborateurs. Et encore : « Je n’ai personne au-dessus de moi, je ne me suis jamais senti aussi libre. »
Alors, grisé ? L’homme privé sûrement pas : sa situation conjugale, on l’a vu, le perturbe et le désespère. Mais le politique, lui, est heureux : comme quelqu’un qui a toutes les briques en mains, la gestion de son calendrier, et prend un plaisir visible à dire : « C’est moi qui décide », témoigne Emmanuelle Mignon, sa directrice de cabinet.
« Je veux être ministre de tout », confie-t-il à des journalistes.
Quelques mois plus tôt, dans un discours consacré à la jeunesse et prononcé à Marseille, il avait cité Michel-Ange : « Seigneur, donnez-moi la grâce de désirer plus que je ne peux accomplir. » Ceux qui vont l’entourer, à commencer par le Premier ministre, sont prévenus.
Le 17 mai, les télévisions, qui guettent le moindre de ses gestes, le montrent faisant son jogging au bois de Boulogne. François Fillon l’accompagne. Une heure plus tôt, un communiqué de l’Elysée a annoncé sa nomination à Matignon. Ils courent côte à côte, au même rythme. Façon de mimer leur future bonne entente ? Pas seulement. Cette exhibition énergétique veut symboliser la rupture avec l’atonie réformatrice du quinquennat de Jacques Chirac.
Ce duo signe aussi l’arrivée au pouvoir de la génération quinqua. A une unité près, ils ont le même âge40, et un point remarquable, ils n’ont pas fait l’ENA41. Depuis trente ans, ils se sont croisés dans le même parti, ont d’abord servi Jacques Chirac, puis pris l’un et l’autre leurs distances avec lui, ont partagé une véritable amitié pour Philippe Séguin, ont été ministres d’Edouard Balladur et l’ont soutenu lors de l’élection présidentielle de 1995. Tous deux sont de très bons orateurs. Là s’arrêtent les ressemblances.
C’est l’alliance du néo-libéral européen (Sarkozy) et du gaulliste social anti-Maastricht (Fillon), lit-on çà et là. Le jugement méritera d’être révisé.
On ne saurait imaginer deux tempéraments complexes à ce point aux antipodes.
Le nouveau Président est un conquistador doté d’une force de conviction hors du commun. L’esprit infatigable, comme le corps. Il est un boulimique d’action qui travaille avec la certitude de n’en faire jamais assez. Cet être de ferveur veut être à la source de tout, seulement son activisme fait antidote au raisonnable : il ne hiérarchise pas ses priorités, il se disperse, il en fait trop. Revers de la médaille : son impatience l’incline à croire que les choses sont réalisées parce qu’il a parlé. « Alors que derrière ça ne suit pas toujours. » Prendre son temps l’assomme. Toujours dans l’urgence, il aime les actions qui ont un commencement et une fin. Pour décider, il tranche et vite. « Pas toujours au bon moment, ni au bon endroit. » Il est plus tacticien que stratège.
Hypermnésique, il connaît à fond tous les dossiers, y compris les plus techniques. « Souvent bien mieux que les spécialistes », à en croire les ministres, à commencer par le Premier, qui, redoutant d’être pris en faute, sont terrorisés. Ils ne l’en admirent pas moins. « Il a un moteur surpuissant au regard des autres », admet François Baroin.
Imaginatif, il ose cette comparaison : « Un politique qui n’a pas d’idées est un commerçant qui n’a rien dans sa vitrine. »
Et voilà le plus singulier : sa violence verbale42, qui peut fondre sur un collaborateur, un ministre, un élu, un patron, un banquier, un journaliste, n’importe qui, lorsqu’il doit évacuer le stress qui le mine. Ce qui l’amène à proférer des jugements hâtifs, inopportuns, maladroits, injustes, voire cruels. Qu’il consent à réviser parfois. Il lui arrive de dire : « J’ai eu tort. »
« Il y a toujours la phrase de trop dans ses discours, surtout quand il improvise », admet le Premier ministre.
« Nicolas serait un piètre chasseur. Il ne tue pas, il blesse ; contrairement à Jacques Chirac qui, lui, tuait, allait à l’enterrement et s’occupait de la veuve », s’amuse un proche.
Le Président blesse, donc il vexe et suscite des rancunes tenaces. Il va se faire beaucoup d’ennemis. Mais il n’est pas un pervers. « Moi, je ne plante pas des aiguilles dans une poupée », dit-il. Car cet égocentrique est un grand affectif, un tactile, qui peut se montrer chaleureux, enjôleur, effusif, tendre, ingénu presque, manipulateur aussi. Doté d’empathie, il se laisse submerger par la compassion : « Les détresses individuelles le bouleversent durablement », dit Franck Louvrier.
« Quand il y a un drame, c’est lui le plus révolté, le plus exposé à l’émotion. On se sent presque coupable de ne pas l’être autant que lui. Dans ces cas-là, il est d’une totale sincérité », témoigne Jean-Pierre Raffarin. Qui ajoute néanmoins : « Je ne connais personne capable d’être aussi gentil que lui. Je ne connais personne capable d’être aussi méchant que lui. »
« Il peut être odieux, mais c’est un faux méchant, je crois que ça lui fait mal de faire mal », rectifie un ministre.
Tous soulignent une autre singularité : « Son sang-froid exemplaire pendant les crises. Plus c’est dur, plus la situation est difficile, plus il est calme, maître de lui, disentils, comme si l’intensité de l’action l’apaisait. Il est à son meilleur. Alors que dans les périodes calmes, il mobilise moins ses qualités de fond. Il redevient égocentré. »
« C’est un homme fait pour les grandes crises », affirme Henri Guaino.
François Fillon, lui, est un introverti, taiseux, toujours sous contrôle. « Il exècre les confidences qui obligent l’autre à avouer ses faiblesses », note Myriam Lévy qui dirige sa communication à Matignon. Il est insaisissable. On ne l’a jamais vu se mettre en colère, même si l’on perçoit un feu intérieur qui brûle en lui. Son goût pour les sports extrêmes en est sans doute le reflet43. Il est susceptible, orgueilleux, ombrageux. Mais il s’applique à n’en rien laisser paraître, trahi parfois par ce pli qui soudain lui barre le front.
Ses collaborateurs le décrivent comme un patron « agréable, égal d’humeur, mais qui garde toujours ses distances. Ça n’est pas un copain », disentils. « Toute démonstration affective est chez lui proscrite », raille un ministre. Certains membres du gouvernement se plaignent de son côté « poisson froid » : « Il n’est pas un animateur d’équipe. Il n’appelle pas. Il n’a pas le geste de prendre son téléphone pour encourager avant une émission ou pour féliciter si elle est réussie, pour dire un mot gentil, ou tout simplement merci. Ce que sait très bien faire Nicolas… de temps en temps. »
D’autres témoignent avoir reçu de lui un SMS amical pour leur anniversaire, par exemple. « Il a invité Darcos à dîner quand il a été viré du gouvernement, il fait ce qu’il faut, mais pas plus », souligne son conseiller Jean de Boishue.
Ses proches vantent « un homme solide, réfléchi, loyal, conscient de sa valeur, mais qui n’a pas la grosse tête et doté d’une capacité de résistance hors du commun ». Ce que la presse et les Français constateront bientôt dans ses rapports avec Nicolas Sarkozy.
A-t-il jamais rêvé de l’Elysée ? Il ne leur en a jamais fait la confidence. « C’est un ambitieux refoulé, parce que clamer ses rêves et ses désirs, cela ne se fait pas », plaisante encore Jean de Boishue qui ajoute : « Il est trop indépendant ou pas assez motivé pour se créer des réseaux. Et puis, il n’a pas l’écorce qu’il faudrait… »
Igor Mitrofanoff, qui écrit la plupart de ses discours depuis 1991, admire son « art d’utiliser les circonstances ».
Contrairement au Président, il déteste se mettre en scène et tient à préserver sa vie privée. Il n’a jamais fait la Une des magazines people. Son épouse, Penelope, née Clarke (d’origine galloise), s’est elle-même définie un jour comme « une paysanne ». Elle cultive son jardin dans la Sarthe, soigne ses chevaux, a élevé leurs cinq enfants. On ne la reconnaît pas dans la rue. Ne donnant rien à voir ni à entendre, ils forment un couple dont on ne parle pas. « Depuis le temps que je les connais, je n’ai jamais vu François poser la main sur le genou de Penelope devant des tiers », s’esclaffe leur amie Roselyne Bachelot, qui ajoute, fine mouche : « Il plaît aux femmes, et il le sait. »
Difficile d’imaginer un duo plus hétérogène. Leur alliance, qui ira toujours cahin-caha44, s’apparente à « une cohabitation subliminale », selon Jean de Boishue. « Plutôt un mariage de raison », rectifie Roselyne Bachelot. « Avec, en fin de parcours, une vraie connivence. Nicolas a horreur de changer de têtes », précise Franck Louvrier.
Ils n’ont jamais déjeuné en tête à tête… pour le plaisir.
Ils ne viennent pas du même monde. Fils et petit-fils d’immigré, les origines du Président sont multiculturelles et multicultuelles45, ce qui explique qu’il parle tant d’identité nationale. « Je suis fils d’immigré, fils d’un Hongrois et aussi petit-fils d’un Grec de Salonique qui avait fait la Première Guerre. Et il a eu peur, lui, le Juif pendant la Seconde. J’ai été élevé par lui. Je l’adorais », avait-il clamé durant sa campagne. Interrogé en 2007 sur les raisons de son ambition, « le petit Français de sang mêlé », comme il se définissait alors, avait cité Corneille (le chanteur), « parce que je viens de loin ». Plus tard, il lâchera devant l’Israélien Netanyahou « Obama et moi nous sommes des bâtards ».
Ancien élève des Jésuites, François Fillon est né au Mans, d’un père vendéen, notaire et d’une mère basque, enseignante. Sa famille est l’archétype de la France profonde, catholique de droite, vaguement hostile à Paris. Les enfants ont reçu une éducation à la fois souple et balisée : il faut travailler, respecter les convenances, aller à la messe. Des valeurs que François Fillon a transmises à ses enfants.
Leur parcours politique illustre également deux types d’ascension.
Pour Nicolas Sarkozy, l’Elysée est le résultat d’un combat de trente ans, mené sans répit, à la hussarde, avec fracas. En ne tenant aucun compte des conseils de prudence que lui prodiguaient ses amis : « Si je les avais écoutés, je ne serais pas là où je suis », se plaît-il à dire.
S’emparant à 20 ans des rênes de la permanence UDR de Neuilly, il l’avait claironné : « Je les boufferai tous. » Et il l’avait fait. D’abord en évinçant l’un après l’autre les anciens militants qui voulaient l’encadrer, puis en barrant – à 28 ans – l’entrée de la mairie de Neuilly à Charles Pasqua, rusé patron du département des Hauts-de-Seine. En s’appropriant ensuite d’autorité une circonscription que Jacques Chirac ne lui destinait pas. Enfin, en essayant d’empêcher celui-ci, qu’il avait pourtant servi longtemps, d’accéder à l’Elysée. C’était alors au profit d’Edouard Balladur. « Je les ai tous niqués », lâchera-t-il plus tard.
Pour arriver au but, Nicolas Sarkozy a plusieurs fois tué le père. Sans doute afin de se libérer d’une rage jamais dissipée contre son géniteur, qualifié par sa mère de « monument d’égoïsme ». Un père absent qui lui avait prodigué peu d’amour et offert peu d’argent. « J’en ai beaucoup souffert », avait-il avoué. Longtemps, il se plaindra d’être un mal-aimé en politique : « Moi, on ne m’a rien donné, j’ai dû tout prendre. » Rien donné ? A une exception près : Edouard Balladur qui, en 1993, le fait ministre du Budget de plein exercice en y ajoutant la fonction de porte-parole du gouvernement et bientôt, après la démission forcée de son ami Alain Carignon pour cause d’ennuis judiciaires, le ministère de la Communication.
Un jour, dans un élan, il déclara même à Edouard Balladur : « Vous êtes mon vrai père », lequel comptant déjà quatre fils, n’en espérait sans doute pas un cinquième.
Le parcours de François Fillon est celui du montagnard qui gravit les sommets marche après marche. Lentement. Sûrement. Avec un avantage dès le départ : son siège dans la Sarthe est celui de Joël Le Theule, un ami de ses parents dont il avait été l’attaché parlementaire. Cet ancien ministre du général de Gaulle et de Valéry Giscard d’Estaing décède brusquement en décembre 198046. François Fillon fait donc figure d’héritier (même si une élection est toujours à risques). Il va reprendre un à un tous ses mandats. Elu triomphalement conseiller général de la Sarthe dans le canton de Sablé, en février 1981, il devient député en juin suivant. Elu dès le premier tour en pleine vague rose socialiste. Un beau succès. Il n’a que 27 ans. Benjamin de l’Assemblée nationale, il se rapproche d’emblée de Philippe Séguin, dont il dira : « A son contact, j’ai beaucoup réfléchi au sens de la Nation, à la question sociale et républicaine. Il m’a aidé à former ma doctrine. » Son mentor, donc, avec qui il va mener – et avec d’autres aussi – la fronde contre les socialistes. Aux élections municipales de 1983, François Fillon est élu maire de Sablé, puis réélu député en 86. Toujours au premier tour, et dans la foulée, il se hisse alors à la présidence de la commission de la défense. Un poste qu’il occupe jusqu’à la présidentielle de 1988. Jacques Chirac, cette fois encore, est battu. François Fillon retrouve pourtant son siège aux législatives qui suivent la réélection de François Mitterrand, lequel avait totalisé 58 % des voix dans sa circonscription.
Très déçu par l’échec de Jacques Chirac, avec lequel il n’a jamais eu d’atomes crochus – « Il ne m’a jamais fait confiance, je ne lui ai jamais fait confiance », dit-il –, convaincu que l’avenir de celui-ci est désormais derrière lui, Fillon se mêle à l’aventure des douze « rénovateurs de la droite », avec Philippe Séguin, François Bayrou, Michel Barnier, Dominique Baudis, etc. Douze jeunes hommes qui veulent secouer le cocotier pour éliminer Giscard et Chirac. Cette aventure sans lendemain coûte à Fillon sa place au bureau national du RPR. Il suit alors Philippe Séguin dans son alliance avec Charles Pasqua pour tenter de s’emparer du parti et surtout en finir avec son secrétaire général Alain Juppé, la bête noire de Séguin. L’opération tourne court. La liste Chirac-Juppé obtient 70 % des voix. Mais tout va bien pour Fillon. En avril 1992, il remporte la présidence du conseil général de la Sarthe. Et un an plus tard, il devient ministre. Pour la première fois. Edouard Balladur lui confie l’Enseignement supérieur et la Recherche. Le style Balladur, posé, réfléchi, toujours courtois, l’enchante. « Balladur exerçait sur moi un charme irrésistible », écrit-il47. Vingt ans plus tard à Matignon, François Fillon arborera les mêmes chaussettes rouges que lui, achetées à Rome chez Gammarelli, le fournisseur des cardinaux, une coquetterie.
Comme Nicolas Sarkozy, il soutient Balladur à la présidentielle, tandis que son ami Philippe Séguin appuie Jacques Chirac. Lequel, aussitôt élu, nomme à Matignon son ennemi Alain Juppé. Philippe Séguin, qui guignait le poste, est très dépité, mais il impose à Chirac l’entrée de Fillon au gouvernement. Le voilà ministre des Technologies de l’Information et de la Poste, où il va conduire la privatisation de France Telecom. C’est encore « Fillon le chanceux ». Les balladuriens sont, eux, voués aux gémonies et hués dans les congrès RPR. Nicolas Sarkozy, accueilli par des crachats, entame une traversée du désert. Très rancunier, Jacques Chirac ne leur tend pas la main.
En 1998, nouvelle chance : François Fillon succède à Olivier Guichard à la présidence du conseil régional des Pays de la Loire. Un an plus tôt, la dissolution de l’Assemblée nationale, décidée conjointement par Jacques Chirac, Alain Juppé son Premier ministre et Dominique de Villepin le secrétaire général de l’Elysée, a installé Lionel Jospin à Matignon… pour cinq ans !
Selon le scénario le plus improbable, Jacques Chirac est réélu en 2002, avec 82 % des voix, face à Jean-Marie Le Pen. Et Fillon figure toujours dans le casting : ministre des Affaires sociales du gouvernement Raffarin. Il va y réformer les retraites : le service public s’alignera sur le régime privé pour le calcul des trimestres cotisés.
Récapitulons : pendant vingt et un ans, François Fillon n’a connu aucun revers : « C’est quelqu’un qui n’a jamais souffert », se plaisait à souligner alors Nicolas Sarkozy sur ce ton supérieur de qui en a bavé.
Et puis voilà qu’en 2004, sa région bascule à gauche comme la quasi-totalité des autres. Il en est très surpris et très dépité. Le soir des résultats, sur les plateaux de télévision, il parle d’un « 21 avril à l’envers », par allusion à la cinglante défaite de Lionel Jospin éliminé au premier tour en 2002. Son mot fera florès. S’il est une référence peu appréciée par Jacques Chirac, c’est bien celle-là. François Fillon doit quitter les Affaires sociales où il est remplacé par Jean-Louis Borloo… On lui offre l’Education nationale.
Un an plus tard, après l’échec du référendum sur la Constitution. Exit Raffarin. Dominique de Villepin, forçant la main de Jacques Chirac, s’installe à Matignon. Cette fois, Fillon n’est plus ministre. Et c’est Jacques Chirac en personne qui le lui annonce par un bref coup de téléphone : « Tu ne fais plus partie de mon gouvernement. » Et il raccroche net. Ce que Fillon prend très mal : « Chirac m’a appelé, il ne m’a pas dit un mot sur ce que j’avais fait au gouvernement : or, je suis le seul à avoir mené neuf réformes législatives. Quand on dressera le bilan de Chirac, on ne se souviendra de rien, sauf de mes réformes48. » Du Fillon tout craché. Evidemment, c’est une rupture. Jacques Chirac vient de le précipiter dans les bras de Nicolas Sarkozy : « En me virant du gouvernement, ils ont fait de moi son directeur de campagne avant l’heure », reconnaît-il.
Les deux hommes se sont flairés depuis longtemps. Quand en 1999, au beau milieu de la campagne européenne, Philippe Séguin, sur un coup de tête, avait démissionné et de la direction de la campagne et de la présidence du RPR, Nicolas Sarkozy, nommé secrétaire général du mouvement par Séguin, avait appris la nouvelle par une dépêche de l’AFP. Contre l’avis de Jacques Chirac, il s’était senti obligé de prendre, impromptu, la suite de Séguin en tête de liste. Pour connaître son premier gros échec électoral : avec 13 % des voix, sa liste arrive derrière celle de Charles Pasqua. Une humiliation ! Mais pas question de renoncer. Il propose l’alliance à François Fillon, chargé des fédérations : « Je prends la présidence, et toi tu auras le secrétariat général. » C’est non. Fillon ne veut pas devenir son vassal, avoir avec lui des relations hiérarchiques. Explication de Jean de Boishue : « Pour François, Sarko et ses amis c’était la bande du drugstore, pas son genre. » En réalité, François Fillon guigne lui aussi la présidence du RPR « pour incarner le courant gaulliste social », annonce-t-il au bureau politique sous le regard éberlué de Sarkozy, lequel a fini par céder. Il n’est plus candidat. Jacques Chirac ne voulait pas de lui.
« Nicolas en a voulu à Fillon », reconnaît Brice Hortefeux. « Fillon, il est sournois et faux cul », disait-il alors.
En politique, l’ennemi d’hier peut toujours devenir l’ami de demain. En 2005, les deux hommes se sont trouvé un point d’accord capital : la dénonciation de la politique présidentielle. Dans son livre49, François Fillon ne mâche pas ses mots : « Jacques Chirac porte une responsabilité sérieuse dans le décrochage économique et social de la France. » Il décrit Nicolas Sarkozy comme « un compagnon chaleureux profondément humain, et incapable de dissimulation ».
L’alliance est vite scellée. Fillon se voit chargé d’élaborer le programme législatif de l’UMP. Pendant la campagne présidentielle, autre marque de confiance, il se voit offrir, au QG de la rue d’Enghien, le bureau le plus en vue : en haut de l’escalier. Il voisine avec celui du directeur de campagne, Claude Guéant. Chaque matin, Fillon coordonne les interventions politiques de la journée : « On peut dire au candidat ce qui ne va pas à condition de lui apporter toujours une solution », apprécie-t-il. C’est leur grande époque fusionnelle, ils se parlaient tous les jours.
Longtemps avant l’élection, Nicolas Sarkozy lui avait confié qu’il songeait à lui pour Matignon. Mais ils n’en avaient pas vraiment reparlé pendant la campagne. Fillon s’était pris à douter. Il interrogeait ses proches : « Tu crois qu’il va me nommer ? » « Moi je lui répondais non », raconte Jean de Boishue qui ajoute : « Il voulait devenir Premier ministre parce qu’il se sentait capable de l’être. »
Chose rare : la promesse est tenue. Bavardant avec les journalistes, le nouveau Président s’amuse : « Lui, c’est les jambes et moi la tête. » Ce qu’un proche du Premier ministre traduit aussitôt : « Tout ira bien entre l’Elysée et Matignon à condition de rester aux ordres. »
Dans les premiers temps, « tout baigne ». Douze jours seulement après l’élection, Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, annonce sur le perron du Palais et selon un rite immuable, la composition du gouvernement : quinze ministres et quatre secrétaires d’Etat.
La continuité est assurée par Alain Juppé, nommé ministre d’Etat, de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables. Un grand ministère taillé pour lui sur mesure. Huit jours plus tard, il annonce un grand projet novateur : le Grenelle de l’environnement, promis à Nicolas Hulot durant la campagne. Michèle Alliot-Marie se hisse au ministère de l’Intérieur. Elle est la première femme à occuper ce poste, comme dans le précédent gouvernement, elle avait été la première femme nommée au ministère de la Défense. Un beau parcours. Pour l’aile radicale, Jean-Louis Borloo, rallié de dernière heure, obtient ce qu’il souhaitait – Bercy – et proclame son ambition : ramener le taux de chômage à 5 % avant 2012. Il se trouve flanqué d’un ministre du Budget nommé Eric Woerth. C’est un proche de Juppé, qui en avait fait le trésorier de l’UMP50. Rachida Dati, bénéficiant de l’appui insistant de Cécilia, devient à 41 ans la plus jeune ministre de la Justice. Le Président la charge d’emblée de faire voter dès l’été deux lois emblématiques du quinquennat : l’instauration des « peines plancher » pour les récidivistes et l’abaissement à 16 ans de la majorité pénale. Il la charge aussi de réformer la carte judiciaire, qui n’a pas bougé depuis cinquante ans. Ce qu’elle fera.
Autre chouchou de Cécilia : David Martinon devient porte-parole de l’Elysée où il ne va pas tarder à faire double emploi avec Laurent Wauquiez nommé, lui, porte-parole du gouvernement.
Agrégé de lettres, Xavier Darcos obtient – enfin – l’Education nationale51. Xavier Bertrand, autre porte-parole de la campagne, les Relations sociales et le Travail. L’ami Brice Hortefeux se voit confier l’Immigration, l’Intégration, l’Identité nationale et le Codéveloppement. Un ministère qu’il doit créer de toutes pièces : « Tu vas beaucoup voyager, tu seras très content », lui dit le Président. Il est cinquième dans l’ordre protocolaire.
Les femmes ne sont pas trop mal loties. Outre Michèle Alliot-Marie et Rachida Dati, Christine Lagarde est nommée à l’Agriculture, Roselyne Bachelot à la Santé, Valérie Pécresse à l’Enseignement supérieur, Christine Boutin au Logement et Christine Albanel à la Culture.
Mais la surprise, c’est l’ouverture à gauche. Le nouveau Président n’a que ce mot à la bouche.
Lors de son discours officiel de candidature le 14 janvier, il l’annonçait sans détour : « Je demande à mes amis qui m’ont accompagné jusqu’ici de me laisser libre. Libre d’aller vers les autres, vers celui qui n’a jamais été mon ami, qui n’a jamais appartenu à notre camp, à notre famille politique, qui parfois nous a combattus. Parce que, lorsqu’il s’agit de la France, il n’y a plus de camps. »
Le plus emblématique est bien sûr Bernard Kouchner, 67 ans, fondateur de Médecins sans Frontières puis de Médecins du Monde. Un militant infatigable qui a inventé le droit d’ingérence humanitaire. Il a aussi dirigé, une année durant, la difficile mission de l’ONU au Kosovo. Par ailleurs, ayant participé aux événements de 1968, il en a gardé quelques idées. Enfin, sa cote de popularité est très élevée. Les Français apprécient son courage physique, son franc-parler, ses colères (souvent feintes), ses coups de cœur (sincères), ses allures d’éternel ado facétieux. Comme Nicolas Sarkozy, il aime l’exposition médiatique, l’action, le pouvoir. Et il ne déteste pas l’argent.
S’il accepte le Quai d’Orsay – il en rêvait – à la demande d’un Président qui vitupère les soixante-huitards, il se croit néanmoins sarko-compatible. Pro-européen sans réserve, il juge – comme le Président – qu’après l’échec du référendum sur la Constitution européenne, il faut relancer la communauté par un traité aux ambitions plus limitées. Mais, contrairement à Nicolas Sarkozy, il est favorable à l’entrée de la Turquie et pense réussir à convaincre le Président (un rêve). Il n’est pas anti-américain. Opposé à la guerre en Irak, il n’a pourtant pas apprécié la manière trop violente avec laquelle Dominique de Villepin avait manifesté l’hostilité de la France.
Pendant la campagne présidentielle, il avait soutenu Ségolène Royal et ensuite qualifié de « scandaleuse » la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale.
« Je sais quelles sont tes convictions, je ne te demande pas de les renier », lui assure Nicolas Sarkozy lorsqu’il lui propose d’entrer au gouvernement. Ce qui n’est pas une surprise pour Kouchner : quelques mois plus tôt, les deux hommes s’étaient rapprochés par l’intermédiaire de Brice Hortefeux. Il répond : « Je suis social-démocrate depuis vingt ans, j’ai toujours voté à gauche et je continuerai.
— Tu verras, on s’entendra bien », rétorque Nicolas Sarkozy.
Topons là. Une grosse prise.
Jean-Pierre Jouyet est nommé secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, un domaine qu’il connaît bien : il a été directeur de cabinet de Jacques Delors à Bruxelles, puis directeur adjoint du cabinet de Lionel Jospin. Ami de François Hollande et de Ségolène Royal, il est le parrain de l’un de leurs quatre enfants. A la fin de la campagne, il a signé l’appel dit « des gracques », avec de hauts fonctionnaires socialisants, partisans de l’alliance avec Bayrou. Mais il connaît bien le Président. Lorsqu’en 2004, celui-ci était devenu ministre des Finances, Jouyet, directeur du Trésor, avait été évincé, puis nommé ambassadeur (sans ambassade) en charge des questions économiques et internationales. « C’est mon socialiste préféré », disait alors Nicolas Sarkozy. Pourquoi Jouyet a-t-il accepté la proposition ? Il l’explique sans fard : « La tentation européenne était trop forte… Et puis la gauche ne m’avait jamais proposé de poste ministériel. » Il n’y a rien d’autre à ajouter ! Nicolas Sarkozy lui donne une consigne : passer la semaine à Bruxelles, où la France a perdu beaucoup de terrain52.
Le plus inattendu est Martin Hirsch, successeur de l’abbé Pierre à la tête d’Emmaüs. Il a dirigé le cabinet de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Il se dit sympathisant du PS. Mais il n’est pas un militant encarté. Après bien des tractations, menées entre autres par la catholique Emmanuelle Mignon, Hirsch accepte d’être nommé haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté (et non pas ministre, même s’il en a le rang et assiste à tous les Conseils du mercredi). Il poursuit un objectif : mettre en œuvre le RSA (revenu de solidarité active). Nicolas Sarkozy le lui a promis.
Eric Besson est l’illustration la plus radicale de l’ouverture. En effet, lui a choisi de passer avec armes et bagages dans l’autre camp. Pendant sept ans, il avait appartenu au bureau politique du PS avec le titre de secrétaire national à l’Economie. Lorsqu’il préparait des fiches pour la candidate Royal, il avait déclaré « pas crédible » le programme économique du candidat Sarkozy, qu’il qualifiait alors de « néo-conservateur américain doté d’un passeport français ». Nicolas Sarkozy s’était ému de ce pamphlet. Et puis voilà que sur un coup de tête, en février 2007, Besson envoie tout balader, songe même à quitter la politique : il ne supporte plus Ségolène et finira par publier sur elle un livre à charge, Qui connaît Madame Royal ?53, dans lequel il dénonce une personnalité uniquement motivée par sa propre gloire et qui abuse de la démagogie. Il rejoint, du même coup, le candidat UMP. Les socialistes n’auront de cesse de fustiger le traître, le félon, le déserteur. Il rétorque que c’est le PS qui a trahi son histoire et ses valeurs. Il juge surtout – et c’est là sans doute l’essentiel – que Nicolas Sarkozy est plus qualifié que Royal pour présider la France. Contrairement à Kouchner ou Jouyet, il a choisi de lier son destin politique à celui du Président. Il a changé de camp. C’est un billet de non-retour. On le voit participer, quelque peu gêné, à des meetings de l’UMP où il est pourtant reçu à bras ouverts par des militants ravis. Certains se méfient, certes, mais tous apprécient sa ductilité intellectuelle et une dialectique incomparable. Il est nommé secrétaire d’Etat chargé de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques.
Les centristes, en rupture de ban avec Bayrou et qui ont rallié Nicolas Sarkozy entre les deux tours, s’estiment, eux, lésés. L’ouverture au centre est en effet plutôt mince. Ils n’obtiennent qu’un seul ministère – régalien certes –, celui de la Défense, attribué à Hervé Morin. Qui, plus tard, nourrira et proclamera des ambitions présidentielles.
Au total, les plus déçus sont les sarkozystes historiques. Certes, Roger Karoutchi, l’un des plus anciens compagnons de Nicolas dans les Hauts-de-Seine, est entré au gouvernement, chargé des Relations avec le Parlement – grâce à l’appui de Cécilia. Patrick Devedjian est le plus amer. Il ambitionnait depuis toujours d’être ministre de la Justice. Il supporte très mal qu’une novice comme Rachida lui ait été préférée. Il se voit offrir deux lots de consolation : la succession de Nicolas Sarkozy à la tête du conseil général des Hauts-de-Seine et la direction de l’UMP. Sauf que cette dernière faveur ne le passionne pas vraiment.
Des élus UMP donnent libre cours à leur amertume : « Il est dur d’admettre et difficile d’entendre dire par le Président qu’un homme de gauche est plus compétent que quelqu’un de la famille. »
Ils veulent pourtant espérer encore, après tout, ce gouvernement n’est que provisoire. Les législatives de juin seront comme toujours suivies d’un remaniement. Mais ceux qui rêvent ne sont pas au bout de leurs surprises.

39. Interview au Figaro Magazine, le 24 avril 2007.
40. Nicolas Sarkozy est né le 28 janvier 1955 ; François Fillon le 4 mars 1954.
41. Le premier est avocat, le second a une maîtrise de droit et a fait Sciences-Po.
42. Elle déclinera au fil des années.
43. Conduite automobile, alpinisme.
44. Qui aurait parié en 2007 qu’elle durerait cinq ans ?
45. On s’étonnera qu’en juillet 2010 dans son discours de Grenoble, il stigmatise « les Français d’origine étrangère ».
46. Chaque année, François Fillon se rend sur sa tombe à la date anniversaire de sa mort.
47. In La France peut supporter la vérité, Editions Albin Michel, 2006.
48. Déclaration au Monde, 1er juin 2005.
49. La France peut supporter la vérité, op. cit.
50. Poste dont il devra démissionner en juillet 2010, pris dans la tourmente de l’affaire Bettencourt.
51. Ministre délégué à l’Enseignement scolaire auprès de Luc Ferry, ministre de l’Education nationale dans le gouvernement Raffarin, il avait très mal supporté cette cohabitation avec le philosophe.
52. Jouyet n’aura pas à se plaindre de l’ouverture, il sera richement doté en quittant le gouvernement en décembre 2008 : la présidence de l’Autorité des marchés financiers. Ce qui ne l’empêchera pas de qualifier l’ouverture d’« imposture ».
53. Editions Grasset, 2007.