CHAPITRE 9
La Turquie et le génocide armenien
Compassion pour le peuple arménien, victime d’un génocide en 1915 ? Hostilité atavique envers les envahisseurs turcs auxquels ses ancêtres Hongrois s’opposèrent, ce qui leur valut d’être renouvelés dans leurs titres de noblesse par l’empereur d’Autriche Ferdinand II en 1628 ? Mésentente permanente du président français avec le chef du gouvernement turc, qu’une dépêche diplomatique américaine qualifiait en 2009 de Sarkozy turc ? Agacement provoqué dans la toute récente affaire libyenne par l’attitude de Recep Erdogan, qualifiant l’intervention militaire française d’« action pour le pétrole » ? Paris avait constaté que les deux navires militaires turcs déployés au large de Benghazi s’employaient non pas à faire respecter l’embargo contre le régime Kadhafi, mais à empêcher que des armes parviennent à la rébellion. Du sabotage ! Il avait fallu une médiation de la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton pour aplanir le contentieux.
Conviction que ce pays n’est pas européen « mais d’Asie mineure » ?
Crainte de se faire doubler dans la recherche des voix arméniennes (plusieurs centaines de milliers) par la gauche, plusieurs fois à l’initiative. D’abord en 2001, sous le gouvernement Jospin. Pour faire reconnaître par la loi le génocide arménien371. Et ensuite pour punir de lourdes peines ceux qui en nieraient l’existence. En 2006, Didier Migaud avait déposé une proposition de loi visant à punir cela de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Votée à l’Assemblée nationale, elle n’a jamais été inscrite au Sénat372.
Il est impossible, bien sûr, d’établir une hiérarchie entre les multiples raisons petites ou grandes – cette liste n’est d’ailleurs pas limitative – qui ont pu pousser le président français à encourager l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale de la proposition de la députée UMP, Valérie Boyer (élue de Marseille, ville où la communauté arménienne est très importante), visant à frapper de lourdes peines les « négationnistes » : ceux qui nieraient le génocide arménien risqueraient un an de prison et 45 000 euros d’amende.
En octobre, Nicolas Sarkozy avait entrepris un voyage qui l’avait mené en Géorgie où une foule de cent mille personnes l’avait acclamé pour son action en faveur de la paix. Puis en Azerbaïdjan, le Dubaï du Caucase (il n’y avait passé que deux heures) et en Arménie, qui était la première étape de son voyage (un séjour de 24 heures). Charles Aznavour et plusieurs personnalités françaises d’origine arménienne avaient été conviés au voyage. Reçu en grande pompe à Erevan, capitale de l’Arménie, il n’avait pas évoqué le négationnisme du génocide dans son discours prononcé devant trente mille personnes.
Ce qu’il allait faire quelques heures plus tard.
« Je sais exactement quand le Président a pris sa décision de légiférer373, révèle un conseiller de l’Elysée : il venait de visiter le mausolée dédié au génocide. Un lieu tragique. Il a été saisi par l’émotion. On le voyait, c’était physique. Il est allé planter un arbre en mémoire des victimes, quand il a été interpellé par un Français d’origine arménienne sur le négationnisme. Il a aussitôt rétorqué : c’est insupportable. Il faut que la Turquie regarde son histoire en face et reconnaisse dans un délai assez bref le génocide arménien. Et il a ajouté : “Si la Turquie ne fait pas ce geste de paix, ce pas vers la réconciliation, j’envisagerais alors de proposer l’adoption d’un texte de loi, réprimant spécifiquement la négation du génocide arménien.” »
Le Président aurait donc réagi sous le coup de l’émotion. Les ministres qui l’accompagnaient sont fort surpris. Et plus encore Alain Juppé : « Avant son départ pour l’Arménie, le Président nous avait dit : on a déjà reconnu le génocide par une loi. C’est très bien. On s’arrête là. »
En Conseil des ministres, le ministre des Affaires étrangères marquera clairement ses réticences. Mais le dernier mot, bien sûr, revient au Président.
Et c’est ainsi que le 22 décembre, la loi est adoptée à l’Assemblée nationale. Ce vote est reçu comme une gifle à Ankara. « Cela va ouvrir des plaies profondes, impossibles à refermer dans nos relations bilatérales, s’emporte le Premier ministre Recep Erdogan qui accuse la France de génocide en Algérie. Il promet des sanctions économiques374.
Nicolas Sarkozy avait pourtant amorcé un rapprochement avec la Turquie. Barack Obama375 le lui conseillait à chaque rencontre. Pour de multiples raisons : ce pays musulman de 80 millions d’habitants est une puissance stable dans un Orient de plus en plus compliqué. Il est en plein essor économique, pousse ses avantages en Afrique du Nord et même au sud du Sahara. Autant de raisons pour que la Turquie ne soit pas négligée dans la politique méditerranéenne de la France.
Alain Juppé a toujours revendiqué une proximité intellectuelle et affective avec la Turquie. Devenu ministre des Affaires étrangères il est considéré comme un « turcophile376 ». C’est à ce titre qu’il a été chargé par l’Elysée de créer les conditions de l’apaisement. En novembre, il a effectué une visite remarquée à Ankara. Recep Erdogan l’a reçu pendant plus d’une heure en faisant montre d’une grande cordialité. « J’avais une commande de cent Airbus », dit le ministre. De son côté, Claude Guéant s’est engagé à multiplier les efforts policiers contre les réseaux d’un parti kurde en France. Les choses semblaient en bonne voie. Patatras !
Dans la majorité, les critiques s’expriment à peine voilées. « Un projet inopportun », lâche Bernard Accoyer, le président de l’Assemblée nationale, qui a toujours clamé son hostilité aux lois mémorielles. Ladislas Poniatowski, le président de la Commission des affaires étrangères, emploie le même mot : « inopportun ». François Fillon est lui aussi plus que réservé. Est-ce judicieux en période de crise économique de se fâcher avec un pays client ? Le projet divise aussi les socialistes : « Ce texte, vous le savez, est anticonstitutionnel. Maintenant qu’existe une question prioritaire de constitutionnalité, il y aura un recours et cette loi s’effondrera comme un château de cartes. Dans la course folle au communautarisme, certains d’entre nous doivent dire stop », s’insurge Jean Glavany, député PS des Hautes-Pyrénées, s’attirant une vive réplique de ses collègues socialistes présents.
Au terme de quatre heures de discussions, la proposition est soumise au vote à main levée. Patrick Ollier, le ministre des Relations avec le Parlement qui défendait la loi377, a laissé la liberté de vote aux députés. Elle est largement adoptée. Dans la cour du Palais-Bourbon, les invités arméniens s’étreignent, applaudissent et saluent ce jour de « reconnaissance ».
Il se murmurait que le texte ne serait pas inscrit à l’ordre du jour du Sénat et, donc, probablement pas voté avant les présidentielles. Après quelques hésitations, il est vrai, le Sénat, désormais à majorité de gauche, a décidé à son tour de s’emparer de la loi en janvier. Le débat a été rude. « Je suis resté plus de sept heures et demie à mon banc, dit Patrick Ollier, pour une loi de deux articles et qui faisait quatorze lignes. » Le texte est finalement adopté par les deux Assemblées. Le Conseil constitutionnel pourrait-il l’annuler ? Bernard Accoyer, pourtant hostile à la loi, a prévenu qu’il ne le saisirait pas.
« Une loi discriminatoire et raciste », ont été les premiers mots du Premier ministre Recep Erdogan qui attend la promulgation définitive de la loi pour mettre en œuvre les sévères rétorsions économiques annoncées en décembre contre Paris.
Pour tenter d’apaiser son courroux, le 18 janvier Nicolas Sarkozy a pris la plume et écrit au Premier ministre turc pour s’expliquer : « La France, non sans mal, a fait ce qu’elle estimait être son devoir en assumant sa responsabilité dans la traite négrière, en reconnaissant le concours de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France ou installés en France pendant l’Occupation. J’ai pour ma part en 2007 dénoncé à Constantine, en terre algérienne, les souffrance indicibles et la brutalité aveugle de la colonisation française en Algérie. » En clair la France regarde son Histoire en face, pourquoi pas vous ? « Je souhaite que nous sachions faire prévaloir la raison et maintenir notre dialogue, comme il sied entre deux pays amis et alliés. Sachez que la France y est de son côté pleinement disposée. »
Rebondissement : le 31 janvier, plus de 70 sénateurs et 65 députés (dont 52 UMP et Nouveau Centre) ont déposé un recours en annulation devant le Conseil constitutionnel qui a un mois pour statuer. Ce recours bloque la promulgation de la loi par le président de la République. « C’est une démarche conforme à ce qu’est la France, a aussitôt commenté le Premier ministre Erdogan. Cela va permettre, dit-il, aux relations franco-turques de se détendre. »
Fin de l’histoire ? Qui peut le dire. Les choses s’avèrent plus complexes. Une directive européenne pas encore transposée en droit français, mais qui doit l’être, punit de manière beaucoup plus large la négation de tous les génocides.

371. Loi votée à l’unanimité. Soutenue par Jacques Chirac et Lionel Jospin qui, par ailleurs, avaient appuyé à Helsinki l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Ce que refuse toujours Nicolas Sarkozy.
372. A l’occasion d’un meeting à Alfortville le 26 septembre, François Hollande, candidat à la primaire, annonçait qu’il demanderait « à la majorité de gauche au Sénat de reprendre la proposition ». Lors de ce meeting il recevait le soutien pour 2012 de Mourad Papazian, premier secrétaire du Parti socialiste arménien en France.
373. Il s’y était engagé durant sa campagne en 2007.
374. Les échanges avec la Turquie se montent à 12 milliards d’euros. Les échanges avec l’Arménie : 34 millions d’euros.
375. En 2008, lors de sa campagne, Barack Obama avait lui aussi promis de reconnaître le génocide arménien. En 2009, un communiqué de la Maison Blanche le qualifiait d’« une des grandes atrocités du XXe siècle » mais pas de « génocide ». Obama a renoncé. « Il a voulu ménager la Turquie », ont déploré les Arméniens. En mars 2010, une commission du Congrès américain a reconnu le génocide des Arméniens. Ankara avait multiplié les pressions pour empêcher ce vote.
376. Il est président du haut comité de parrainage de l’Université Galatasaray à Istanbul, un poste qu’occupait avant lui Raymond Barre. Il s’agit de la troisième université turque où l’on enseigne en français.
377. Le rôle aurait dû revenir à Michel Mercier, le ministre de la Justice. Seulement quelques mois plus tôt, à la demande du gouvernement, quand le sénateur Lagauche avait proposé un projet similaire au Sénat, le ministre s’y était opposé au nom du gouvernement. Il ne pouvait donc pas se dédire.