Le gouvernement bis
Durant les dernières années Mitterrand comme pendant l’ère Chirac, l’Elysée ressemblait au Château de la Belle au bois dormant. Et pas seulement en période de cohabitation. L’ambiance y était compassée et l’atmosphère cotonneuse. Aucune impulsion forte n’était donnée, sauf en matière de politique étrangère. « Le travail s’arrêtait à midi et reprenait à 16 heures », raille un conseiller de Nicolas Sarkozy.
Avec le nouveau Président, l’Elysée est devenue, on l’a vu, un centre névralgique et opérationnel. Un lieu où se prennent les décisions, d’où se lancent les projets, bref le vrai cœur du pouvoir.
D’un côté, le gouvernement, de l’autre les hommes avec lesquels travaille au quotidien Nicolas Sarkozy, persuadé que la réforme doit être pilotée depuis le Palais.
Raymond Soubie tient à rafraîchir les mémoires : « Du temps de Giscard, entre 1974 et 1976, c’était pareil, tout se décidait à l’Elysée61. »
Au moment de l’installation, on affirme à Matignon que les ministres viendront chercher les arbitrages rue de Varenne62 et non à l’Elysée. Mais, il n’avait échappé à aucun membre du gouvernement que les négociations sur les décrets d’attribution de chaque ministère s’étaient déroulées dans le bureau du secrétaire général de l’Elysée. Tous les ministres avaient reçu des lettres de mission rédigées par la directrice de cabinet Emmanuelle Mignon.
« Avec moi, rien ne se fera plus comme avant », avait prévenu Nicolas Sarkozy, qui entend s’appuyer d’abord sur une équipe restreinte et réduite. « Vous êtes là pour me protéger », répète-t-il à cette dizaine d’hommes et de femmes venus d’horizons divers qui se réunissent chaque matin à 8 h 30 dans le petit salon vert qui jouxte le bureau du Président. On y commente l’actualité, on peaufine les stratégies, on élabore la communication et la riposte.
Nicolas Sarkozy avait parlé de rupture. Il n’a pas craint la continuité en choisissant ses principaux collaborateurs. Il voulait, disait-il, être « entouré des meilleurs ». Tant pis ou tant mieux s’ils avaient déjà servi d’autres maîtres.
Honneur au tout premier : le préfet Claude Guéant, le secrétaire général. Haut fonctionnaire dans les Hauts-de-Seine, il a fait une partie de sa carrière dans l’ombre de Charles Pasqua. En 1993, devenu ministre de l’Intérieur, celui-ci en avait fait son directeur adjoint de cabinet, pour le nommer, un an plus tard, patron de la police nationale. De Charles Pasqua, Claude Guéant dit « avoir appris le management des hommes ». Et bien davantage. Auprès de lui, il a découvert l’Afrique, que le ministre de l’Intérieur sillonnait et où il avait ses réseaux, comme Jacques Foccart auparavant. Une diplomatie parallèle ? Alain Juppé témoigne : « Quand j’étais au Quai d’Orsay, en 1993, et que je me rendais dans ces pays, chaque fois les hommes de Pasqua étaient passés avant moi. »
C’est justement sur les recommandations de Charles Pasqua que Nicolas Sarkozy a appelé Claude Guéant à ses côtés, au ministère de l’Intérieur, en 2002. Il cherchait un véritable second. Ils n’allaient plus se quitter.
En 2004, Nicolas Sarkozy l’impose au ministère de l’Economie où jamais la caste des inspecteurs des Finances n’avait vu un préfet prendre la direction du cabinet du ministre. Il le ramène avec lui à l’UMP. Puis à nouveau à l’Intérieur avant de le bombarder directeur de sa campagne.
Un parcours fulgurant, unique dans les annales. Claude Guéant, surnommé « le Cardinal » ou encore « le Préfet », va être pendant quatre ans63 la pièce maîtresse du régime. Taille moyenne, un visage sans trait distinctif, si ce n’est un regard malicieux, abrité derrière de fines lunettes, et une manière de ponctuer un propos toujours sérieux de grands sourires juvéniles et même d’éclats de rires. Il est l’incarnation du haut fonctionnaire à la française, secret et lisse (en apparence), qui a su se rendre indispensable : il est « la tour de contrôle », l’homme de confiance. Ce qui lui coûte quinze à seize heures de travail par jour, week-ends compris. Sans que la fatigue n’altère ses traits. Dans son genre, un phénomène64. Contrairement à Nicolas Sarkozy, il ne pratique aucun sport. « Je marche une heure le samedi », avoue-t-il. Depuis son veuvage, il ne semble vivre que pour son travail. Il se « surinforme » en permanence. Il a des réseaux partout. D’où un certain halo de mystère. On le dit franc-maçon. On le verrait bien dans une loge. Il l’a toujours nié. (Sans vraiment convaincre.) « Il voit des gens qu’il n’est sûrement pas prudent de fréquenter », constate avec regret un membre du staff élyséen. Mais pour le Président, il représente la sécurité la plus totale. Il peut l’appeler tous les quarts d’heure. « Alors Claude, que se passe-t-il ? » Claude Guéant sait tout et veut tout savoir. « Dans le traitement des parlementaires, il accorde trop de place aux ragots », déplore un député. A l’Elysée, on apprécie son autorité, sa capacité à s’opposer – pas tous les jours – à Nicolas Sarkozy. Il lui arrive même d’emporter l’adhésion présidentielle. Il explique lui-même, plutôt fier : « Le Président aime convaincre, mais on peut réussir à le faire changer d’avis. »
Claude Guéant voit tout. C’est un homme de pouvoir. Il reçoit beaucoup : tous ceux, ministres, étrangers de passage, personnages de la société civile auxquels le Président a délivré ce conseil : « Si tu as un problème, un message à me faire passer, va voir Claude. » Guéant s’occupe de tout, comme une sorte de vice-président.
« Il est mon référent, je déjeune avec lui tous les deux mois », expliquait Jean-Marie Bockel. En réalité, tout le gouvernement passe par « Claude ». La plupart des ministres – y compris les plus importants – se plaindront longtemps de n’avoir jamais pu obtenir un rendez-vous en tête à tête avec le Président. « J’ai demandé à le voir, je n’ai pas eu de réponse », déplorent-ils. « Moi je l’ai toujours vu en tête à tête » se félicite Michèle Alliot-Marie. C’est qu’il est toujours au travail. Claude Guéant explique : « Les ministres, il les voit en réunion et sur un dossier précis. Ou alors lorsqu’il est en voyage : l’avion est le meilleur endroit pour lui parler. Mais souvent, le Président juge qu’ils ne lui apprennent rien. »
François Pérol, son adjoint, juge tout à fait normal que « Claude mette un filtre entre le Président et tous ceux qui veulent le voir. Il faut bien que quelqu’un prenne la responsabilité de lui dire ou de ne pas lui dire les choses. De lui faire ou non passer un dossier, il ne faut pas l’encombrer inutilement ». D’où, selon certains ministres, quelques hiatus : « Il m’est arrivé de parler d’un dossier au secrétaire général, qui m’a dissuadé d’y donner suite. Puis, quand je l’ai évoqué devant le Président, celui-ci m’a donné au contraire son accord. » Personne, bien sûr, ne met en doute la loyauté de cet homme « très organisé, avec qui les choses ne traînent pas », admire François Pérol. Tandis qu’un autre conseiller s’inquiète : « Une partie de son activité est hors contrôle du Président. » Sans compter qu’il est toujours chargé « de faire le sale boulot » : virer quelqu’un ou lui annoncer une mauvaise nouvelle. C’est aussi lui qui supervise les grands contrats industriels de la France à l’étranger. En décembre 2009, avant que les Emirats arabes unis ne préfèrent l’offre du consortium coréen pour construire leur centrale nucléaire, il tenait encore trois réunions par semaine avec les patrons d’EDF et d’Areva, passait les derniers coups de fil à Abu Dhabi. Il a essayé de rattraper les choses. En vain. L’échec de la France l’a convaincu de changer tout le système. Et il a pesé de tout son poids pour que son ami Henri Proglio quitte Veolia afin de diriger EDF (alors que Soubie et Ouart, conseiller pour les affaires de justice, étaient contre) et par ricochet pour que le mandat d’Anne Lauvergeon à la tête d’Areva ne soit pas renouvelé. Claude Guéant est aussi l’homme de missions spéciales en Syrie, en Afrique, où il se rend souvent seul ou accompagné de Jean-David Levitte. C’est lui, par exemple, qui a amorcé – dit-il – la reprise des relations avec le Rwanda. Le Quai d’Orsay s’agace de ce rôle qui lui échappe.
Claude Guéant et Nicolas Sarkozy forment « un couple ». Certains conseillers de l’Elysée ont jalousé cette relation.
Jamais un secrétaire général n’avait eu autant de pouvoir. « Guéant, c’est un saint », dit Christian Frémont, le directeur de cabinet65. C’est que le secrétaire général doit lui aussi supporter les colères présidentielles. Au début du règne, elles sont très fréquentes.
Les conseillers avoueront plus tard avoir vécu, quand Cécilia préparait son divorce, une période cauchemardesque. « Le prétexte du courroux présidentiel pouvait être de tout ordre, un élément de langage qui ne lui convenait pas dans un discours, une étape trop longue dans un voyage car il n’aime pas partir longtemps. Une petite phrase d’un ministre ou d’un député, ou encore un titre dans la presse. Curieusement, notent-ils, le Président s’emportait moins quand on avait fait une vraie bêtise. » A l’époque, il arrivait presque tous les matins la mâchoire crispée, tendu. Et à la moindre contrariété, il explosait. La foudre s’abattait alors sur l’un ou l’autre. « C’était une épreuve », reconnaît Claude Guéant. Qui ajoute : « Il existait toujours un lien entre ses éruptions et les difficultés de sa vie intime. Pour qui ne l’aurait pas su, cela aurait été très difficile à supporter. Mais c’était juste comme un lâcher de vapeur. Après quoi il redevenait gentil et donnait des signes d’affection, mais sans en faire trop. » Ce que confirme un autre conseiller : « Il ne s’excuse jamais, mais il s’arrange toujours pour avoir un mot aimable dans les heures qui suivent l’explosion. »
Stéphane Richard, le directeur de cabinet de Christine Lagarde, raconte : « Je me souviens d’une scène terrible pendant l’été 2007. Il nous avait convoqué un dimanche à la Lanterne, il est arrivé en retard, il avait sa tête des mauvais jours, des plaques rouges sur les joues. Il a jeté son portable sur la table, puis a commencé à dénigrer tout le travail qui avait été fait. Il y avait François Fillon, Christine Lagarde, Claude Guéant. Une colère qui a duré vingt minutes, au bout desquelles il s’est calmé, et nous avons enfin pu discuter. »
Jusqu’au divorce, de telles sautes d’humeur furent quotidiennes. Ensuite elles s’espaceront peu à peu, pour disparaître presque totalement une fois bien installée la relation avec Carla.
Mais en toutes périodes, Nicolas Sarkozy ne cessera jamais de louer son staff devant ses interlocuteurs : « Je suis content, je crois que nous n’avons pas fait trop d’erreurs, mais tu sais à l’Elysée, j’ai la meilleure équipe qui soit », dit-il à un avocat de ses amis66, lequel s’étonnera ensuite que le Président n’ait pas eu un mot pour le Premier ministre et son gouvernement. Comme s’ils n’existaient pas.
Son staff auquel il lance les jours de bonne humeur : « Ce que vous faites avec moi, dites-vous bien que ce sont les plus beaux moments de votre vie. » Et devant des tiers, il s’amuse à dire : « Je suis à la tête d’une équipe de pur-sang, si je n’étais pas là, ils s’entre-tueraient. »
De fortes personnalités en tout cas, des individualités brillantes. Ainsi, Raymond Soubie, qui avait travaillé avec Raymond Barre et Jacques Chirac, surnommé « le pape des relations sociales ». Il raconte : « Nicolas Sarkozy m’a appelé quelques jours avant le deuxième tour. Je me suis dit qu’il allait se passer plein de choses, et j’ai débarqué impromptu. Il recevait déjà des syndicalistes. » Une alchimie particulière s’est créée entre ce petit homme de 66 ans à l’œil vif et d’humeur jubilatoire. On remarque qu’il lui manque un bras. Il prévient : « Une bombe anglaise quelques jours après ma naissance. » Jusqu’à l’âge de 15 ans, il a dû subir de multiples opérations. « Cela donne du recul par rapport aux gens qui ont une vie normale », commente-t-il.
Quatre décennies d’expérience des relations sociales et politiques lui ont permis d’acquérir une connaissance des dossiers et un carnet d’adresses inégalé. A quoi s’ajoute un entregent rare. Raymond Soubie émaille sa conversation d’histoires drôles. Il cite par exemple – et en imitant son zézaiement – Edgar Faure, lequel énonçait : « Annoncer une réforme, c’est très bien ; la réaliser, c’est un suicide. » Ou encore : « Pour un ministre, il existe deux solutions. L’une consiste à annoncer une réforme A, très audacieuse et engager ensuite une réforme B, bien plus prudente. L’autre c’est d’annoncer une très grande réforme, s’en faire louer par la classe politique, puis quitter le ministère avant de l’engager. »
« C’est mon plus jeune collaborateur », dit de Soubie Nicolas Sarkozy. Qui ajoute : « Il est lumineux et puis il est… riche. » Une remarque significative chez lui. La fortune de Raymond Soubie est tardive et due à son seul mérite : il l’a bâtie en 2002, grâce à la vente d’un cabinet de conseil aux chefs d’entreprise, Altedia (800 consultants), qu’il avait fondé dix ans plus tôt.
Soubie est fasciné par l’énergie du Président, son imagination. Il est bluffé par son engagement physique, son courage au milieu des ouvriers en grève. « Il n’a peur de rien », dit-il.
Jouant les modestes, le pape des relations sociales se flatte volontiers d’avoir été consulté par tous depuis le début des années 80, de Pierre Bérégovoy à Edouard Balladur. A l’UMP, ses détracteurs lui reprochent de ne jamais prendre de position idéologique. « Il aurait pu appartenir, disentils, à n’importe quelle majorité. » En fait, Soubie serait plutôt un fervent du prince de Lampedusa : « Il faut que tout bouge pour que tout reste pareil. » N’exagérons pas cependant. Sa connaissance du terrain et des hommes l’en ont convaincu : les vraies ruptures sont d’abord négociées et acceptées. Dans ce pays, si l’on choisit d’appliquer la formule « Ça passe ou ça casse », ça casse toujours. Et voilà pourquoi, constate-t-il, « la France est un cimetière de réformes ».
Savoir lâcher du lest sur l’accessoire pour sauver l’essentiel et surtout ne jamais humilier, sont ses principales recettes. Elles l’aident aussi à rattraper les effets secondaires des humeurs de Nicolas Sarkozy. Ainsi à l’automne 2008, il demande au Président, qui multipliait les signes de complicité avec Bernard Thibault, de ne pas délaisser François Chérèque. Battu froid en public pour avoir révélé dans un livre67 la teneur de conversations privées.
C’est un fait. Sarkozy a un faible pour le leader de la CGT, avec lequel il négocie très souvent en direct. « Avec Thibault, c’est toujours cash, explique-t-il. J’aime bien son physique, son côté “D’où viens-tu Johnny ?”, quand il est stressé il a mal au dos, c’est humain. Et puis, il tape plus souvent sur le patronat que sur moi. C’est bien ! » En revanche, le Président déplore que Chérèque « avance en crabe, jamais de manière frontale ». Ce que Soubie traduit : « Chérèque est hanté par deux démons socratiques : son oreille droite lui dit “François, ne t’engage pas”. Son oreille gauche lui conseille “François, ne reste pas à l’écart”. » Le leader de la CFDT est aussi un habitué de l’Elysée.
Raymond Soubie qui avait eu, à ses débuts, Force ouvrière comme interlocuteur privilégié, s’est ensuite empressé de négocier avec la CGT afin de marginaliser les contestataires de SUD.
Tant d’années d’expérience et de contacts lui ont donné une telle connaissance de tous les acteurs des relations sociales (et des journalistes qui suivent ces questions) qu’il est capable de prévoir les réactions des uns et des autres. Quiconque veut savoir comment se déroule une manifestation syndicale n’a qu’à l’interroger. Il sait toujours.
Une fois la réforme des retraites votée à l’automne 2010 – lui plaidait pour une retraite à 63 ans – il a estimé sa tâche accomplie. Il a quitté l’Elysée pour reprendre son activité de conseil dans le privé.
Autre personnage important des premiers temps du quinquennat : Emmanuelle Mignon, directrice de cabinet, jouissait alors d’une grande influence. En témoigne la surprise qu’elle avait provoquée en intervenant à l’hôtel Matignon lors d’une réunion interministérielle consacrée au régime fiscal des heures supplémentaires. Une réunion à laquelle elle n’était pas attendue. Elle vint doctement expliquer à la compagnie comment cette mesure phare du projet Sarkozy devait être mise en œuvre. Or, par tradition, le directeur de cabinet de l’Elysée n’a jamais eu de rôle politique.
Mais politique, cette jeune femme, sortie major de l’ENA en 1995, l’était depuis plusieurs années déjà. En 2002, elle était entrée au cabinet de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur qui avait demandé au vice-président du Conseil d’Etat de lui confier « le plus beau cerveau de ses services ». Et elle l’avait toujours suivi, devenant en 2004 directrice des études de l’UMP. A l’Elysée, elle s’est occupée des relations avec le monde catholique – auquel elle appartient –, à commencer par le Vatican. Elle a eu en charge aussi, ou organisé plusieurs dossiers importants. La réforme des institutions, la réforme territoriale (qui a provoqué la mauvaise humeur des élus) et aussi les Etats généraux de la presse, avant de rejoindre en 2009 le Conseil d’Etat et en 2010 la holding du cinéaste Luc Besson.
Jean-David Levitte, autre personnage clé, a été le sherpa de Jacques Chirac à l’Elysée après avoir collaboré avec Valéry Giscard d’Estaing. Nicolas Sarkozy l’avait remarqué de longue date. Quand ministre des Finances, puis ministre de l’Intérieur, puis futur candidat, il se rendait aux Etats-Unis, chacune de ses visites était préparée par l’ambassadeur Levitte avec minutie et un rare sens du détail. A quelques mois de l’élection présidentielle américaine, il lui avait conseillé de rencontrer deux hommes : le sénateur McCain chez les Républicains et, chez les Démocrates, Barack Obama. Bien vu.
Nicolas Sarkozy savait déjà qu’il ferait appel à lui dès son entrée à l’Elysée. Ce qu’il fait quelques jours après l’élection : « J’ai besoin de vous. » Réponse de Levitte : « J’arrive cet après-midi. » Et les membres du cabinet (qui le surnomment « Diplomator ») apprécient cet ancien élève des Langues O, qui parle chinois, à la physionomie impassible et à l’inaltérable courtoisie qui le rendent aussi impénétrable que la Cité interdite au temps des Ming.
Sa connaissance des dossiers lui a permis de survivre au changement politique en se révélant indispensable à Nicolas Sarkozy après l’avoir été à Jacques Chirac pendant ses deux présidences. Mais cette fois, il pouvait dire aux Américains : « France is back. » C’est que le refus de la guerre en Irak, la menace de faire usage du veto à l’ONU, le discours enflammé de Dominique de Villepin pour manifester l’opposition à cette opération militaire avaient suscité une grave crise dans les relations entre les deux pays.
Avec lui, le Président a trouvé le meilleur des « go-between » par mauvais temps. C’est avec lui qu’il a voulu reconquérir l’Amérique, grâce à lui qu’il a prononcé devant le Congrès68 « une déclaration d’amour ». Un texte écrit d’abord par Henri Guaino et heureusement revisité par Jean-David Levitte : « On n’allait tout de même pas arriver et commencer par faire la leçon aux Américains », explique-t-il.
Ce fils d’une Sud-Africaine élevée au Mozambique et d’un immigré ukrainien spécialiste d’études judaïques exaspère Bernard Kouchner, qui l’a baptisé « Machin », puisqu’il avait un temps représenté la France à l’ONU. Le voilà ministre bis des Affaires étrangères. Il tient sa revanche. Et pas seulement à l’égard de Kouchner : en 1993, Alain Juppé avait hésité entre deux possibles directeurs de cabinet. Levitte ou Villepin. Il avait choisi ce dernier dont la carrière diplomatique était moins remarquable. Il en fut blessé. Lorsqu’ils se retrouvèrent tous deux à l’Elysée, le flamboyant Villepin moquait volontiers dans les couloirs le guindé Levitte, toujours égal à lui-même. Précis, courtois, inoxydable.
Comme Claude Guéant, il doit souvent affronter le courroux présidentiel. Surtout lorsqu’il vient présenter à Nicolas Sarkozy le programme de ses déplacements à l’étranger. Souvent, avant d’entrer dans le bureau du Président, il lui arrive de croiser Claude Guéant qui lui lance : « Je te préviens, il est bien chaud. » Son impassibilité sous la grêle présidentielle suscite l’admiration de tous : « Comment peut-il le supporter ? » Mais une fois la colère passée, Nicolas Sarkozy adore le mettre en boîte : « Jean-David, comment faites-vous pour être toujours aussi bien peigné ? »
Tout autre est Henri Guaino : il fut l’un des concepteurs du thème de la fracture sociale qui servit beaucoup à la campagne de Jacques Chirac. Et il confie avoir vécu comme un coup de poignard qu’une fois élu, celui-ci lui lance, alors qu’il allait abdiquer ses promesses : « Voyons, Henri, vous êtes un intellectuel, un intransigeant. » « Pour Chirac, dit Guaino, les idées sont une prison. » L’intellectuel n’alla donc pas à l’Elysée. Il accepte la direction du Commissariat au Plan que les socialistes, revenant au pouvoir après la dissolution, lui retirèrent. Il passa donc de la voiture avec chauffeur au métro, alla pointer à l’UNEDIC, jusqu’au jour où il trouva refuge au conseil général des Hauts-de-Seine auprès du patron, Charles Pasqua.
Philippe Séguin fut son maître à penser. Comme lui, il ne jure que par Charles de Gaulle et un autre Charles : Péguy. Moins pessimiste que Séguin, Guaino est aussi intraitable que lui. Il a toujours raison et rend presque fous ses interlocuteurs par sa capacité à argumenter sans fin tout en ponctuant ses propos de fréquents raclements de gorge.
En janvier 2006, il était venu trouver Nicolas Sarkozy : « Tu ne seras jamais élu si tu n’es qu’un libéral. Je peux t’aider. » Un langage que le futur candidat a très bien compris. C’est Guaino qui lui a soufflé : « Je serai le Président du pouvoir d’achat. » Guaino encore qui a introduit les noms de Jaurès, de Blum et de Guy Môquet69 dans ses discours écrits dans un style barrésien. Si bien qu’en 2007, Edouard Balladur s’était inquiété auprès de Nicolas Sarkozy de l’influence grandissante de ce mauvais génie qui entraînait le candidat sur une mauvaise pente : dépensière.
Mais Nicolas Sarkozy a tenu bon : « J’ai pris Guaino pour sa sensibilité. Pas pour son idéologie… il est un peu fêlé, mais il a du génie, j’ai besoin de lui. » Guaino a écrit la chanson de geste du candidat.
Guaino aime la lumière médiatique. Pour expliquer la parole du chef de l’Etat ou participer à une bagarre télévisée contre un séide de la pensée unique, il est toujours prêt. Il aime fustiger « les cercles des gens qui savent tout ».
L’orgueil de l’auteur et l’âme gaulliste qui bouillonne en lui ont maintes fois été heurtés au début du quinquennat. D’autant que c’est un tellurique. Naguère, il aurait démissionné plusieurs fois. « J’ai besoin de toi », lui répond le chef de l’Etat chaque fois qu’il lui livre ses états d’âme. Il se veut hors classe, hors parti, il échappe à toute école. Paraphrasant l’historien Alain Besançon, il aime dire : « La différence entre le croyant et l’idéologue est que le premier sait qu’il croit, et le second croit qu’il sait. »
« J’aime beaucoup Guaino, répète Nicolas Sarkozy. Quand on écrivait ensemble les grands discours (ceux de la campagne électorale), on se faisait monter les larmes aux yeux. »
Guaino restera donc conseiller spécial du Président. Même après le départ de Claude Guéant, qui deviendra ministre de l’Intérieur. Même après le départ de François Pérol, secrétaire général adjoint, qui aura été longtemps, avec lui, le principal pourvoyeur en idées anti-crise. Un inspecteur des Finances qui a gagné la confiance de Nicolas Sarkozy en 2004 quand ce dernier arrivait à Bercy. Le futur Président fut séduit d’emblée par la vivacité, l’efficacité de ce quadragénaire fin et caustique, grand amateur de la radio Rire et Chansons. Ensemble, ils étaient allés à Bruxelles négocier le sauvetage d’Alstom, alors que l’allemand Siemens était en embuscade et guignait les plus beaux morceaux de l’empire. Ils avaient réussi à convaincre Mario Monti, l’intraitable commissaire à la Concurrence70.
Un souvenir inoubliable pour François Pérol.
Elu Président, Nicolas Sarkozy lui avait demandé de le rejoindre à l’Elysée. Entre-temps, il était entré dans la banque d’affaires Rothschild. Il accepte donc de diviser son salaire par vingt71.
Le Tout-Paris économique a défilé dans l’étroit couloir qui mène à son bureau niché sous les combles du palais de l’Elysée.
Il a formé un duo redoutable et heurté avec Henri Guaino. Il fut souvent exaspéré par cette plume potentiellement dangereuse. « Il ne rend jamais ses discours à l’heure, il est inorganisé. Et puis aller expliquer à un chef d’Etat qu’il est un gros nul, ça ne gênerait pas Henri », moque-t-il. Sur le fond aussi, ils se sont écharpés régulièrement. « On est radicalement différents mais complémentaires », expliquait Pérol72. En cas de conflit trop rude, Claude Guéant jouait les arbitres.
Et c’est ce qui a été l’art et la force de Nicolas Sarkozy : réunir et faire travailler ensemble des personnages aussi différents par leur passé ou leurs idées. Et qui ont formé sous sa direction et à ses côtés un véritable gouvernement bis.

61. Après la démission de Matignon de Jacques Chirac en août 1976, Marie-France Garaud, sa conseillère, lui avait asséné : « Vous n’avez pas été un mauvais Premier ministre, vous n’avez pas été Premier ministre du tout. »
62. Après quelques mois de flottement, les arbitrages se feront en effet à Matignon.
63. Jusqu’en février 2011 où il devient ministre de l’Intérieur.
64. Il devra tout de même subir un pontage coronarien au début de l’année 2011. Une opération qui l’éloignera de sa tâche moins d’un mois.
65. Qui a succédé à Emmanuelle Mignon en juillet 2008. Celle-ci a choisi de quitter l’Elysée pour le Conseil d’Etat. Elle ne voulait pas rester sous la férule du secrétaire général.
66. Au printemps 2008.
67. Si on me cherche…, entretiens avec Carole Barjon, Editions Albin Michel, 2008.
68. En novembre 2007.
69. Fils de Prosper Môquet, député communiste de Paris, il fut fusillé par les Allemands à l’âge de 17 ans. Sa lettre d’adieu : « Ma petite maman chérie, je vais mourir… » avait bouleversé Nicolas Sarkozy qui entendait la faire lire chaque année dans les écoles comme modèle de la jeunesse résistante. Un contresens historique. Guy Môquet fut arrêté par la police de Vichy en octobre 1940 pour avoir distribué des tracts contre « les magnats de l’industrie, qu’ils soient juifs, catholiques, protestants ou francs-maçons, qui ont trahi notre pays et l’ont contraint à subir l’occupation étrangère ». En 1940, suite au pacte germano-soviétique, pour les communistes français, l’ennemi n’était pas les nazis, mais les patrons.Môquet est incarcéré, sur ordre de Vichy, dans un camp en Loire-Inférieure. Le commandant des troupes allemandes dans la région ayant été tué en octobre 1941, les occupants exigeront en représailles l’exécution de vingt-sept otages dont le jeune Môquet. Il est un martyr. Mais pas un résistant.Suite de l’histoire… Episode grotesque. Le 7 septembre 2007, lors de l’ouverture de la Coupe du monde de rugby, Bernard Laporte fit lire la lettre dans le vestiaire aux joueurs qui allaient affronter l’Argentine. La tristesse consécutive leur avait coupé les pattes. Ils furent battus 17 à 12 et Bernard Laporte nommé ministre des Sports quelque temps après.
70. Mario Monti succédera à Silvio Berlusconi après sa démission le 12 novembre 2011.
71. Depuis le 26 février 2009, il est président du directoire du groupe BPCE, né de la fusion des Caisses d’Epargne et des Banques Populaires. Il a été remplacé à l’Elysée par Xavier Musca, directeur du Trésor et ami personnel de Nicolas Sarkozy.
72. Ils ont écrit ensemble le discours de Toulon prononcé par Nicolas Sarkozy en pleine tourmente bancaire en septembre 2008.