Le gouvernement bis
Durant les dernières années Mitterrand comme
pendant l’ère Chirac, l’Elysée ressemblait au Château de la Belle
au bois dormant. Et pas seulement en période de cohabitation.
L’ambiance y était compassée et l’atmosphère cotonneuse. Aucune
impulsion forte n’était donnée, sauf en matière de politique
étrangère. « Le travail s’arrêtait à midi et reprenait à 16 heures
», raille un conseiller de Nicolas Sarkozy.
Avec le nouveau Président, l’Elysée est devenue,
on l’a vu, un centre névralgique et opérationnel. Un lieu où se
prennent les décisions, d’où se lancent les projets, bref le vrai
cœur du pouvoir.
D’un côté, le gouvernement, de l’autre les
hommes avec lesquels travaille au quotidien Nicolas Sarkozy,
persuadé que la réforme doit être pilotée depuis le Palais.
Raymond Soubie tient à rafraîchir les mémoires :
« Du temps de Giscard, entre 1974 et 1976, c’était pareil, tout se
décidait à l’Elysée61. »
Au moment
de l’installation, on affirme à Matignon que les ministres
viendront chercher les arbitrages rue de Varenne62 et non à l’Elysée. Mais,
il n’avait échappé à aucun membre du gouvernement que les
négociations sur les décrets d’attribution de chaque ministère
s’étaient déroulées dans le bureau du secrétaire général de
l’Elysée. Tous les ministres avaient reçu des lettres de mission
rédigées par la directrice de cabinet Emmanuelle Mignon.
« Avec moi, rien ne se fera plus comme avant »,
avait prévenu Nicolas Sarkozy, qui entend s’appuyer d’abord sur une
équipe restreinte et réduite. « Vous êtes là pour me protéger »,
répète-t-il à cette dizaine d’hommes et de femmes venus d’horizons
divers qui se réunissent chaque matin à 8 h 30 dans le petit salon
vert qui jouxte le bureau du Président. On y commente l’actualité,
on peaufine les stratégies, on élabore la communication et la
riposte.
Nicolas Sarkozy avait parlé de rupture. Il n’a
pas craint la continuité en choisissant ses principaux
collaborateurs. Il voulait, disait-il, être « entouré des meilleurs
». Tant pis ou tant mieux s’ils avaient déjà servi d’autres
maîtres.
Honneur au tout premier : le préfet Claude
Guéant, le secrétaire général. Haut fonctionnaire dans les
Hauts-de-Seine, il a fait une partie de sa carrière dans l’ombre de
Charles Pasqua. En 1993, devenu ministre de l’Intérieur, celui-ci
en avait fait son directeur adjoint de cabinet, pour le nommer, un
an plus tard, patron de la police nationale. De Charles Pasqua, Claude Guéant
dit « avoir appris le management des hommes ». Et bien davantage.
Auprès de lui, il a découvert l’Afrique, que le ministre de
l’Intérieur sillonnait et où il avait ses réseaux, comme Jacques
Foccart auparavant. Une diplomatie parallèle ? Alain Juppé témoigne
: « Quand j’étais au Quai d’Orsay, en 1993, et que je me rendais
dans ces pays, chaque fois les hommes de Pasqua étaient passés
avant moi. »
C’est justement sur les recommandations de
Charles Pasqua que Nicolas Sarkozy a appelé Claude Guéant à ses
côtés, au ministère de l’Intérieur, en 2002. Il cherchait un
véritable second. Ils n’allaient plus se quitter.
En 2004, Nicolas Sarkozy l’impose au ministère
de l’Economie où jamais la caste des inspecteurs des Finances
n’avait vu un préfet prendre la direction du cabinet du ministre.
Il le ramène avec lui à l’UMP. Puis à nouveau à l’Intérieur avant
de le bombarder directeur de sa campagne.
Un parcours fulgurant, unique dans les annales.
Claude Guéant, surnommé « le Cardinal » ou encore « le Préfet », va
être pendant quatre ans63 la pièce maîtresse du régime. Taille
moyenne, un visage sans trait distinctif, si ce n’est un regard
malicieux, abrité derrière de fines lunettes, et une manière de
ponctuer un propos toujours sérieux de grands sourires juvéniles et
même d’éclats de rires. Il est l’incarnation du haut fonctionnaire
à la française, secret et lisse (en apparence), qui a su se rendre
indispensable : il est « la tour de contrôle », l’homme de
confiance. Ce qui lui coûte quinze à seize heures de travail par
jour, week-ends compris. Sans que la fatigue n’altère ses traits.
Dans son genre, un
phénomène64. Contrairement à Nicolas Sarkozy, il ne
pratique aucun sport. « Je marche une heure le samedi »,
avoue-t-il. Depuis son veuvage, il ne semble vivre que pour son
travail. Il se « surinforme » en permanence. Il a des réseaux
partout. D’où un certain halo de mystère. On le dit franc-maçon. On
le verrait bien dans une loge. Il l’a toujours nié. (Sans vraiment
convaincre.) « Il voit des gens qu’il n’est sûrement pas prudent de
fréquenter », constate avec regret un membre du staff élyséen. Mais
pour le Président, il représente la sécurité la plus totale. Il
peut l’appeler tous les quarts d’heure. « Alors Claude, que se
passe-t-il ? » Claude Guéant sait tout et veut tout savoir. « Dans
le traitement des parlementaires, il accorde trop de place aux
ragots », déplore un député. A l’Elysée, on apprécie son autorité,
sa capacité à s’opposer – pas tous les jours – à Nicolas Sarkozy.
Il lui arrive même d’emporter l’adhésion présidentielle. Il
explique lui-même, plutôt fier : « Le Président aime convaincre,
mais on peut réussir à le faire changer d’avis. »
Claude Guéant voit tout. C’est un homme de
pouvoir. Il reçoit beaucoup : tous ceux, ministres, étrangers de
passage, personnages de la société civile auxquels le Président a
délivré ce conseil : « Si tu as un problème, un message à me faire
passer, va voir Claude. » Guéant s’occupe de tout, comme une sorte
de vice-président.
« Il est mon référent, je déjeune avec lui tous
les deux mois », expliquait Jean-Marie Bockel. En réalité, tout le
gouvernement passe par « Claude ». La plupart des ministres – y
compris les plus importants – se plaindront longtemps de n’avoir
jamais pu obtenir un rendez-vous en tête à tête avec le Président. « J’ai demandé à
le voir, je n’ai pas eu de réponse », déplorent-ils. « Moi je l’ai
toujours vu en tête à tête » se félicite Michèle Alliot-Marie.
C’est qu’il est toujours au travail. Claude Guéant explique : « Les
ministres, il les voit en réunion et sur un dossier précis. Ou
alors lorsqu’il est en voyage : l’avion est le meilleur endroit
pour lui parler. Mais souvent, le Président juge qu’ils ne lui
apprennent rien. »
François Pérol, son adjoint, juge tout à fait
normal que « Claude mette un filtre entre le Président et tous ceux
qui veulent le voir. Il faut bien que quelqu’un prenne la
responsabilité de lui dire ou de ne pas lui dire les choses. De lui
faire ou non passer un dossier, il ne faut pas l’encombrer
inutilement ». D’où, selon certains ministres, quelques hiatus : «
Il m’est arrivé de parler d’un dossier au secrétaire général, qui
m’a dissuadé d’y donner suite. Puis, quand je l’ai évoqué devant le
Président, celui-ci m’a donné au contraire son accord. » Personne,
bien sûr, ne met en doute la loyauté de cet homme « très organisé,
avec qui les choses ne traînent pas », admire François Pérol.
Tandis qu’un autre conseiller s’inquiète : « Une partie de son
activité est hors contrôle du Président. » Sans compter qu’il est
toujours chargé « de faire le sale boulot » : virer quelqu’un ou
lui annoncer une mauvaise nouvelle. C’est aussi lui qui supervise
les grands contrats industriels de la France à l’étranger. En
décembre 2009, avant que les Emirats arabes unis ne préfèrent
l’offre du consortium coréen pour construire leur centrale
nucléaire, il tenait encore trois réunions par semaine avec les
patrons d’EDF et d’Areva, passait les derniers coups de fil à Abu
Dhabi. Il a essayé de rattraper les choses. En vain. L’échec de la
France l’a convaincu de changer tout le système. Et il a pesé de
tout son poids pour que son ami Henri Proglio quitte Veolia afin de diriger EDF
(alors que Soubie et Ouart, conseiller pour les affaires de
justice, étaient contre) et par ricochet pour que le mandat d’Anne
Lauvergeon à la tête d’Areva ne soit pas renouvelé. Claude Guéant
est aussi l’homme de missions spéciales en Syrie, en Afrique, où il
se rend souvent seul ou accompagné de Jean-David Levitte. C’est
lui, par exemple, qui a amorcé – dit-il – la reprise des relations
avec le Rwanda. Le Quai d’Orsay s’agace de ce rôle qui lui
échappe.
Claude Guéant et Nicolas Sarkozy forment « un
couple ». Certains conseillers de l’Elysée ont jalousé cette
relation.
Jamais un secrétaire général n’avait eu autant
de pouvoir. « Guéant, c’est un saint », dit Christian Frémont, le
directeur de cabinet65. C’est que le secrétaire général doit lui
aussi supporter les colères présidentielles. Au début du règne,
elles sont très fréquentes.
Les conseillers avoueront plus tard avoir vécu,
quand Cécilia préparait son divorce, une période cauchemardesque. «
Le prétexte du courroux présidentiel pouvait être de tout ordre, un
élément de langage qui ne lui convenait pas dans un discours, une
étape trop longue dans un voyage car il n’aime pas partir
longtemps. Une petite phrase d’un ministre ou d’un député, ou
encore un titre dans la presse. Curieusement, notent-ils, le
Président s’emportait moins quand on avait fait une vraie bêtise. »
A l’époque, il arrivait presque tous les matins la mâchoire
crispée, tendu. Et à la moindre contrariété, il explosait. La
foudre s’abattait alors sur l’un ou l’autre. « C’était une épreuve », reconnaît Claude
Guéant. Qui ajoute : « Il existait toujours un lien entre ses
éruptions et les difficultés de sa vie intime. Pour qui ne l’aurait
pas su, cela aurait été très difficile à supporter. Mais c’était
juste comme un lâcher de vapeur. Après quoi il redevenait gentil et
donnait des signes d’affection, mais sans en faire trop. » Ce que
confirme un autre conseiller : « Il ne s’excuse jamais, mais il
s’arrange toujours pour avoir un mot aimable dans les heures qui
suivent l’explosion. »
Stéphane Richard, le directeur de cabinet de
Christine Lagarde, raconte : « Je me souviens d’une scène terrible
pendant l’été 2007. Il nous avait convoqué un dimanche à la
Lanterne, il est arrivé en retard, il avait sa tête des mauvais
jours, des plaques rouges sur les joues. Il a jeté son portable sur
la table, puis a commencé à dénigrer tout le travail qui avait été
fait. Il y avait François Fillon, Christine Lagarde, Claude Guéant.
Une colère qui a duré vingt minutes, au bout desquelles il s’est
calmé, et nous avons enfin pu discuter. »
Jusqu’au divorce, de telles sautes d’humeur
furent quotidiennes. Ensuite elles s’espaceront peu à peu, pour
disparaître presque totalement une fois bien installée la relation
avec Carla.
Mais en toutes périodes, Nicolas Sarkozy ne
cessera jamais de louer son staff devant ses interlocuteurs : « Je
suis content, je crois que nous n’avons pas fait trop d’erreurs,
mais tu sais à l’Elysée, j’ai la meilleure équipe qui soit »,
dit-il à un avocat de ses amis66, lequel s’étonnera ensuite que le Président
n’ait pas eu un mot pour le Premier ministre et son gouvernement.
Comme s’ils n’existaient pas.
Son staff
auquel il lance les jours de bonne humeur : « Ce que vous faites
avec moi, dites-vous bien que ce sont les plus beaux moments de
votre vie. » Et devant des tiers, il s’amuse à dire : « Je suis à
la tête d’une équipe de pur-sang, si je n’étais pas là, ils
s’entre-tueraient. »
De fortes personnalités en tout cas, des
individualités brillantes. Ainsi, Raymond Soubie, qui avait
travaillé avec Raymond Barre et Jacques Chirac, surnommé « le pape
des relations sociales ». Il raconte : « Nicolas Sarkozy m’a appelé
quelques jours avant le deuxième tour. Je me suis dit qu’il allait
se passer plein de choses, et j’ai débarqué impromptu. Il recevait
déjà des syndicalistes. » Une alchimie particulière s’est créée
entre ce petit homme de 66 ans à l’œil vif et d’humeur jubilatoire.
On remarque qu’il lui manque un bras. Il prévient : « Une bombe
anglaise quelques jours après ma naissance. » Jusqu’à l’âge de 15
ans, il a dû subir de multiples opérations. « Cela donne du recul
par rapport aux gens qui ont une vie normale »,
commente-t-il.
Quatre décennies d’expérience des relations
sociales et politiques lui ont permis d’acquérir une connaissance
des dossiers et un carnet d’adresses inégalé. A quoi s’ajoute un
entregent rare. Raymond Soubie émaille sa conversation d’histoires
drôles. Il cite par exemple – et en imitant son zézaiement – Edgar
Faure, lequel énonçait : « Annoncer une réforme, c’est très bien ;
la réaliser, c’est un suicide. » Ou encore : « Pour un ministre, il
existe deux solutions. L’une consiste à annoncer une réforme A,
très audacieuse et engager ensuite une réforme B, bien plus
prudente. L’autre c’est d’annoncer une très grande réforme, s’en
faire louer par la classe politique, puis quitter le ministère
avant de l’engager. »
« C’est
mon plus jeune collaborateur », dit de Soubie Nicolas Sarkozy. Qui
ajoute : « Il est lumineux et puis il est… riche. » Une remarque
significative chez lui. La fortune de Raymond Soubie est tardive et
due à son seul mérite : il l’a bâtie en 2002, grâce à la vente d’un
cabinet de conseil aux chefs d’entreprise, Altedia (800
consultants), qu’il avait fondé dix ans plus tôt.
Soubie est fasciné par l’énergie du Président,
son imagination. Il est bluffé par son engagement physique, son
courage au milieu des ouvriers en grève. « Il n’a peur de rien »,
dit-il.
Jouant les modestes, le pape des relations
sociales se flatte volontiers d’avoir été consulté par tous depuis
le début des années 80, de Pierre Bérégovoy à Edouard Balladur. A
l’UMP, ses détracteurs lui reprochent de ne jamais prendre de
position idéologique. « Il aurait pu appartenir, disentils, à
n’importe quelle majorité. » En fait, Soubie serait plutôt un
fervent du prince de Lampedusa : « Il faut que tout bouge pour que
tout reste pareil. » N’exagérons pas cependant. Sa connaissance du
terrain et des hommes l’en ont convaincu : les vraies ruptures sont
d’abord négociées et acceptées. Dans ce pays, si l’on choisit
d’appliquer la formule « Ça passe ou ça casse », ça casse toujours.
Et voilà pourquoi, constate-t-il, « la France est un cimetière de
réformes ».
Savoir lâcher du lest sur l’accessoire pour
sauver l’essentiel et surtout ne jamais humilier, sont ses
principales recettes. Elles l’aident aussi à rattraper les effets
secondaires des humeurs de Nicolas Sarkozy. Ainsi à l’automne 2008,
il demande au Président, qui multipliait les signes de complicité
avec Bernard Thibault, de ne pas délaisser François Chérèque. Battu
froid en public pour avoir
révélé dans un livre67 la teneur de conversations privées.
C’est un fait. Sarkozy a un faible pour le
leader de la CGT, avec lequel il négocie très souvent en direct. «
Avec Thibault, c’est toujours cash, explique-t-il. J’aime bien son
physique, son côté “D’où viens-tu Johnny ?”, quand il est stressé
il a mal au dos, c’est humain. Et puis, il tape plus souvent sur le
patronat que sur moi. C’est bien ! » En revanche, le Président
déplore que Chérèque « avance en crabe, jamais de manière frontale
». Ce que Soubie traduit : « Chérèque est hanté par deux démons
socratiques : son oreille droite lui dit “François, ne t’engage
pas”. Son oreille gauche lui conseille “François, ne reste pas à
l’écart”. » Le leader de la CFDT est aussi un habitué de
l’Elysée.
Raymond Soubie qui avait eu, à ses débuts, Force
ouvrière comme interlocuteur privilégié, s’est ensuite empressé de
négocier avec la CGT afin de marginaliser les contestataires de
SUD.
Tant d’années d’expérience et de contacts lui
ont donné une telle connaissance de tous les acteurs des relations
sociales (et des journalistes qui suivent ces questions) qu’il est
capable de prévoir les réactions des uns et des autres. Quiconque
veut savoir comment se déroule une manifestation syndicale n’a qu’à
l’interroger. Il sait toujours.
Une fois la réforme des retraites votée à
l’automne 2010 – lui plaidait pour une retraite à 63 ans – il a
estimé sa tâche accomplie. Il a quitté l’Elysée pour reprendre son
activité de conseil dans le privé.
Autre
personnage important des premiers temps du quinquennat : Emmanuelle
Mignon, directrice de cabinet, jouissait alors d’une grande
influence. En témoigne la surprise qu’elle avait provoquée en
intervenant à l’hôtel Matignon lors d’une réunion
interministérielle consacrée au régime fiscal des heures
supplémentaires. Une réunion à laquelle elle n’était pas attendue.
Elle vint doctement expliquer à la compagnie comment cette mesure
phare du projet Sarkozy devait être mise en œuvre. Or, par
tradition, le directeur de cabinet de l’Elysée n’a jamais eu de
rôle politique.
Mais politique, cette jeune femme, sortie major
de l’ENA en 1995, l’était depuis plusieurs années déjà. En 2002,
elle était entrée au cabinet de Nicolas Sarkozy alors ministre de
l’Intérieur qui avait demandé au vice-président du Conseil d’Etat
de lui confier « le plus beau cerveau de ses services ». Et elle
l’avait toujours suivi, devenant en 2004 directrice des études de
l’UMP. A l’Elysée, elle s’est occupée des relations avec le monde
catholique – auquel elle appartient –, à commencer par le Vatican.
Elle a eu en charge aussi, ou organisé plusieurs dossiers
importants. La réforme des institutions, la réforme territoriale
(qui a provoqué la mauvaise humeur des élus) et aussi les Etats
généraux de la presse, avant de rejoindre en 2009 le Conseil d’Etat
et en 2010 la holding du cinéaste Luc Besson.
Jean-David Levitte, autre personnage clé, a été
le sherpa de Jacques Chirac à l’Elysée après avoir collaboré avec
Valéry Giscard d’Estaing. Nicolas Sarkozy l’avait remarqué de
longue date. Quand ministre des Finances, puis ministre de
l’Intérieur, puis futur candidat, il se rendait aux Etats-Unis,
chacune de ses visites était préparée par l’ambassadeur Levitte
avec minutie et un rare sens du détail. A quelques mois de l’élection présidentielle
américaine, il lui avait conseillé de rencontrer deux hommes : le
sénateur McCain chez les Républicains et, chez les Démocrates,
Barack Obama. Bien vu.
Nicolas Sarkozy savait déjà qu’il ferait appel à
lui dès son entrée à l’Elysée. Ce qu’il fait quelques jours après
l’élection : « J’ai besoin de vous. » Réponse de Levitte : «
J’arrive cet après-midi. » Et les membres du cabinet (qui le
surnomment « Diplomator ») apprécient cet ancien élève des Langues
O, qui parle chinois, à la physionomie impassible et à
l’inaltérable courtoisie qui le rendent aussi impénétrable que la
Cité interdite au temps des Ming.
Sa connaissance des dossiers lui a permis de
survivre au changement politique en se révélant indispensable à
Nicolas Sarkozy après l’avoir été à Jacques Chirac pendant ses deux
présidences. Mais cette fois, il pouvait dire aux Américains : «
France is back. » C’est que le refus de la guerre en Irak, la
menace de faire usage du veto à l’ONU, le discours enflammé de
Dominique de Villepin pour manifester l’opposition à cette
opération militaire avaient suscité une grave crise dans les
relations entre les deux pays.
Avec lui, le Président a trouvé le meilleur des
« go-between » par mauvais temps. C’est avec lui qu’il a voulu
reconquérir l’Amérique, grâce à lui qu’il a prononcé devant le
Congrès68 « une déclaration d’amour ». Un texte écrit
d’abord par Henri Guaino et heureusement revisité par Jean-David
Levitte : « On n’allait tout de même pas arriver et commencer par
faire la leçon aux Américains », explique-t-il.
Ce fils
d’une Sud-Africaine élevée au Mozambique et d’un immigré ukrainien
spécialiste d’études judaïques exaspère Bernard Kouchner, qui l’a
baptisé « Machin », puisqu’il avait un temps représenté la France à
l’ONU. Le voilà ministre bis des Affaires étrangères. Il tient sa
revanche. Et pas seulement à l’égard de Kouchner : en 1993, Alain
Juppé avait hésité entre deux possibles directeurs de cabinet.
Levitte ou Villepin. Il avait choisi ce dernier dont la carrière
diplomatique était moins remarquable. Il en fut blessé. Lorsqu’ils
se retrouvèrent tous deux à l’Elysée, le flamboyant Villepin
moquait volontiers dans les couloirs le guindé Levitte, toujours
égal à lui-même. Précis, courtois, inoxydable.
Comme Claude Guéant, il doit souvent affronter
le courroux présidentiel. Surtout lorsqu’il vient présenter à
Nicolas Sarkozy le programme de ses déplacements à l’étranger.
Souvent, avant d’entrer dans le bureau du Président, il lui arrive
de croiser Claude Guéant qui lui lance : « Je te préviens, il est
bien chaud. » Son impassibilité sous la grêle présidentielle
suscite l’admiration de tous : « Comment peut-il le supporter ? »
Mais une fois la colère passée, Nicolas Sarkozy adore le mettre en
boîte : « Jean-David, comment faites-vous pour être toujours aussi
bien peigné ? »
Tout autre est Henri Guaino : il fut l’un des
concepteurs du thème de la fracture sociale qui servit beaucoup à
la campagne de Jacques Chirac. Et il confie avoir vécu comme un
coup de poignard qu’une fois élu, celui-ci lui lance, alors qu’il
allait abdiquer ses promesses : « Voyons, Henri, vous êtes un
intellectuel, un intransigeant. » « Pour Chirac, dit Guaino, les
idées sont une prison. » L’intellectuel n’alla donc pas à l’Elysée.
Il accepte la direction du Commissariat au Plan que les
socialistes, revenant au pouvoir après la dissolution, lui retirèrent. Il passa donc de la
voiture avec chauffeur au métro, alla pointer à l’UNEDIC, jusqu’au
jour où il trouva refuge au conseil général des Hauts-de-Seine
auprès du patron, Charles Pasqua.
Philippe Séguin fut son maître à penser. Comme
lui, il ne jure que par Charles de Gaulle et un autre Charles :
Péguy. Moins pessimiste que Séguin, Guaino est aussi intraitable
que lui. Il a toujours raison et rend presque fous ses
interlocuteurs par sa capacité à argumenter sans fin tout en
ponctuant ses propos de fréquents raclements de gorge.
En janvier 2006, il était venu trouver Nicolas
Sarkozy : « Tu ne seras jamais élu si tu n’es qu’un libéral. Je
peux t’aider. » Un langage que le futur candidat a très bien
compris. C’est Guaino qui lui a soufflé : « Je serai le Président
du pouvoir d’achat. » Guaino encore qui a introduit les noms de
Jaurès, de Blum et de Guy Môquet69 dans ses discours écrits dans un style barrésien. Si bien qu’en
2007, Edouard Balladur s’était inquiété auprès de Nicolas Sarkozy
de l’influence grandissante de ce mauvais génie qui entraînait le
candidat sur une mauvaise pente : dépensière.
Mais Nicolas Sarkozy a tenu bon : « J’ai pris
Guaino pour sa sensibilité. Pas pour son idéologie… il est un peu
fêlé, mais il a du génie, j’ai besoin de lui. » Guaino a écrit la
chanson de geste du candidat.
Guaino aime la lumière médiatique. Pour
expliquer la parole du chef de l’Etat ou participer à une bagarre
télévisée contre un séide de la pensée unique, il est toujours
prêt. Il aime fustiger « les cercles des gens qui savent tout
».
L’orgueil de l’auteur et l’âme gaulliste qui
bouillonne en lui ont maintes fois été heurtés au début du
quinquennat. D’autant que c’est un tellurique. Naguère, il aurait
démissionné plusieurs fois. « J’ai besoin de toi », lui répond le
chef de l’Etat chaque fois qu’il lui livre ses états d’âme. Il se
veut hors classe, hors parti, il échappe à toute école.
Paraphrasant l’historien Alain Besançon, il aime dire : « La
différence entre le croyant et l’idéologue est que le premier sait
qu’il croit, et le second croit qu’il sait. »
« J’aime beaucoup Guaino, répète Nicolas
Sarkozy. Quand on écrivait ensemble les grands discours (ceux de la
campagne électorale), on se faisait monter les larmes aux yeux.
»
Guaino restera donc conseiller spécial du
Président. Même après le départ de Claude Guéant, qui deviendra
ministre de l’Intérieur. Même après le départ de François Pérol,
secrétaire général adjoint, qui aura été longtemps, avec lui, le
principal pourvoyeur en idées anti-crise. Un inspecteur des
Finances qui a gagné la confiance de Nicolas Sarkozy en 2004 quand
ce dernier arrivait à Bercy.
Le futur Président fut séduit d’emblée par la vivacité,
l’efficacité de ce quadragénaire fin et caustique, grand amateur de
la radio Rire et Chansons. Ensemble, ils étaient allés à Bruxelles
négocier le sauvetage d’Alstom, alors que l’allemand Siemens était
en embuscade et guignait les plus beaux morceaux de l’empire. Ils
avaient réussi à convaincre Mario Monti, l’intraitable commissaire
à la Concurrence70.
Un souvenir inoubliable pour François
Pérol.
Elu Président, Nicolas Sarkozy lui avait demandé
de le rejoindre à l’Elysée. Entre-temps, il était entré dans la
banque d’affaires Rothschild. Il accepte donc de diviser son
salaire par vingt71.
Le Tout-Paris économique a défilé dans l’étroit
couloir qui mène à son bureau niché sous les combles du palais de
l’Elysée.
Il a formé un duo redoutable et heurté avec
Henri Guaino. Il fut souvent exaspéré par cette plume
potentiellement dangereuse. « Il ne rend jamais ses discours à
l’heure, il est inorganisé. Et puis aller expliquer à un chef
d’Etat qu’il est un gros nul, ça ne gênerait pas Henri »,
moque-t-il. Sur le fond aussi, ils se sont écharpés régulièrement.
« On est radicalement différents mais complémentaires », expliquait
Pérol72. En cas de conflit trop rude, Claude Guéant
jouait les arbitres.
Et c’est
ce qui a été l’art et la force de Nicolas Sarkozy : réunir et faire
travailler ensemble des personnages aussi différents par leur passé
ou leurs idées. Et qui ont formé sous sa direction et à ses côtés
un véritable gouvernement bis.
61.
Après la démission de Matignon de Jacques Chirac en août 1976,
Marie-France Garaud, sa conseillère, lui avait asséné : « Vous
n’avez pas été un mauvais Premier ministre, vous n’avez pas été
Premier ministre du tout. »
62.
Après quelques mois de flottement, les arbitrages se feront en
effet à Matignon.
63.
Jusqu’en février 2011 où il devient ministre de l’Intérieur.
64.
Il devra tout de même subir un pontage coronarien au début de
l’année 2011. Une opération qui l’éloignera de sa tâche moins d’un
mois.
65.
Qui a succédé à Emmanuelle Mignon en juillet 2008. Celle-ci a
choisi de quitter l’Elysée pour le Conseil d’Etat. Elle ne voulait
pas rester sous la férule du secrétaire général.
66.
Au printemps 2008.
67.
Si on me cherche…, entretiens avec
Carole Barjon, Editions Albin Michel, 2008.
68.
En novembre 2007.
69.
Fils de Prosper Môquet, député communiste de Paris, il fut fusillé
par les Allemands à l’âge de 17 ans. Sa lettre d’adieu : « Ma
petite maman chérie, je vais mourir… » avait bouleversé Nicolas
Sarkozy qui entendait la faire lire chaque année dans les écoles
comme modèle de la jeunesse résistante. Un contresens historique.
Guy Môquet fut arrêté par la police de Vichy en octobre 1940 pour
avoir distribué des tracts contre « les magnats de l’industrie,
qu’ils soient juifs, catholiques, protestants ou francs-maçons, qui
ont trahi notre pays et l’ont contraint à subir l’occupation
étrangère ». En 1940, suite au pacte germano-soviétique, pour les
communistes français, l’ennemi n’était pas les nazis, mais les
patrons.Môquet est incarcéré, sur ordre de Vichy, dans un camp en
Loire-Inférieure. Le commandant des troupes allemandes dans la
région ayant été tué en octobre 1941, les occupants exigeront en
représailles l’exécution de vingt-sept otages dont le jeune Môquet.
Il est un martyr. Mais pas un résistant.Suite de l’histoire…
Episode grotesque. Le 7 septembre 2007, lors de l’ouverture de la
Coupe du monde de rugby, Bernard Laporte fit lire la lettre dans le
vestiaire aux joueurs qui allaient affronter l’Argentine. La
tristesse consécutive leur avait coupé les pattes. Ils furent
battus 17 à 12 et Bernard Laporte nommé ministre des Sports quelque
temps après.
70.
Mario Monti succédera à Silvio Berlusconi après sa démission le 12
novembre 2011.
71.
Depuis le 26 février 2009, il est président du directoire du groupe
BPCE, né de la fusion des Caisses d’Epargne et des Banques
Populaires. Il a été remplacé à l’Elysée par Xavier Musca,
directeur du Trésor et ami personnel de Nicolas Sarkozy.
72.
Ils ont écrit ensemble le discours de Toulon prononcé par Nicolas
Sarkozy en pleine tourmente bancaire en septembre 2008.