Toujours faire front
Eric Woerth se trouve dans l’œil du cyclone, mais le Président n’entend pas le lâcher. Devant les dirigeants UMP, réunis à huis clos le 5 juillet, il dénonce « un procès politique ». « Il est hors de question, dit-il, de céder sur quoi que ce soit. » Très remonté contre la gauche et les médias, qu’il accuse d’avoir bâti cette affaire de toutes pièces, il se lance dans un long dégagement sur l’âpreté de la vie politique : « Entrer dans un gouvernement est un aboutissement c’est vrai, mais on n’imagine pas, avant d’y être, que c’est un métier extrêmement difficile, fait de souffrances et d’épreuves. » A l’Elysée, comme au ministère du Travail, on a beau réfuter les allégations de la comptable Claire Thibout, le doute s’installe dans le pays. Comment sortir de cette situation glauque, quand tous les jours ou presque le pouvoir est obligé de démentir des informations qui pour ne pas être toujours vérifiées ou exactes, instaurent un climat délétère. Solidaire d’Eric Woerth, l’Elysée rejette toute comparaison avec d’autres affaires ayant entraîné la chute de grands protégés des présidents précédents. « Mitterrand a lâché Charles Hernu parce qu’il était impliqué dans une véritable affaire d’Etat, celle du Rainbow Warrior, rien à voir avec Woerth », explique un conseiller de l’Elysée. Et Bérégovoy détruit par les attaques de la presse ? « Contrairement à Woerth, il n’était pas soutenu par le Président, cela fait une grande différence », explique-t-on encore.
Le Paris politique compte les coups. A qui profitent ces histoires qui favorisent le développement du populisme ? La réponse est unanime : au Front national. « Marine Le Pen est un danger, il faut absolument que le Président fasse un geste fort », souligne par exemple le ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire.
« Je pense que le Président doit préparer à la date qui lui conviendra, un gouvernement resserré, expérimenté, un gouvernement qui respecte les règles d’éthique, insiste à nouveau Jean-Pierre Raffarin. Il faut un électrochoc gouvernemental. Quand ? C’est le Président qui décide. »
Lors du petit déjeuner de la majorité, Nicolas Sarkozy fixe la ligne. Selon un participant : « Il était calme et même sur-calme mais très déterminé. »
« Il faut continuer à soutenir Eric à fond. Quant à moi, pendant toute ma vie politique, on n’a pas réussi à me mettre un scandale sur le dos. Cette affaire d’enveloppes emplies de billets que l’on m’aurait remises ou fait remettre est un pur mensonge. Rien de tout cela n’est vrai. J’ai dû aller dîner deux fois en tout et pour tout chez Liliane Bettencourt. Il n’y a pas le début du commencement d’une preuve. Il s’agit d’une entreprise de déstabilisation. »
Xavier Bertrand, le secrétaire général de l’UMP, renchérit : « A travers Eric c’est la réforme des retraites et toi, donc nous, qui sommes visés. Si on le laissait partir, cela voudrait dire que le PS peut décider de cibler n’importe qui. » Eric Woerth restera donc au gouvernement et c’est lui qui fera voter la réforme.
Le dimanche 4 juillet, Alain Joyandet, secrétaire d’Etat à la Coopération et à la Francophonie, décide de démissionner. Il a pris seul sa décision qu’il a annoncée sur son blog, prenant de vitesse le gouvernement qui, mis devant le fait accompli, demande illico à Christian Blanc d’en faire autant.
L’Elysée doit réagir pour restaurer une image ternie. Le 5 juillet, Nicolas Sarkozy adresse à François Fillon une lettre de trois pages qu’il rend publique bien sûr : « J’ai décidé, écrit-il, que le train de vie de l’Etat serait rigoureusement réduit. »
L’Etat, à commencer par le gouvernement, va devoir se serrer la ceinture : logements de fonction contrôlés, suppression de dix mille véhicules dans les ministères, déplacements en avion limités pour les ministres : ils prendront le train, les cabinets ministériels seront réduits. Les ministres paieront leurs frais privés sur leurs deniers personnels. « La violation de cette règle sera immédiatement sanctionnée », écrit encore le Président qui avait hésité à se séparer de Christian Blanc.
Ça n’est pas tout, la traditionnelle garden-party du 14 juillet est annulée, à trois semaines de la Fête nationale295. Une économie symbolique de 732 000 euros. Certains traiteurs, déjà engagés dans la préparation de cette festivité, brandissent une menace de faillite, s’ils n’obtiennent pas un dédit…
Tous les gouvernements européens réduisent, eux aussi, leur train de vie avec des diminutions de salaire de ministres (moins 5 % en Grande-Bretagne et au Portugal, moins 15 % en Irlande et en Espagne). A Londres, les ministres n’ont plus droit, sauf exception, à une voiture avec chauffeur. Mais en Allemagne, les ministres continuent à rouler en Mercedes, Audi ou BMW… Des vitrines majeures pour les exportations allemandes.
« La perspective de la rigueur n’effraie pas les Français », annonce Le Figaro, se référant à une enquête OpinionWay. Il faut néanmoins nuancer. Chacun préfère que la rigueur touche d’abord les autres. Si les Français applaudissent les mesures qui s’appliquent aux ministres, aux logements de fonction et aux véhicules de service, le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite n’est approuvé que par 20 % des salariés du secteur public, contre 53 % des salariés du privé.
D’ailleurs, selon François Fillon, le gouvernement ne met pas en place une véritable politique de rigueur : on n’augmente ni les impôts, ni la TVA et les salaires des fonctionnaires ne sont pas amputés, car il ne faut pas casser la croissance.
« C’est une politique de “rilance” », ose même Christine Lagarde. « Ri » comme rigueur, « lance » comme relance. Ouais…
Il faut rassurer les Français. Parler en direct à ceux qui souffrent de la crise. Créer un choc qui fera passer au second plan les remugles du feuilleton Bettencourt.
Le lundi 12 juillet, Nicolas Sarkozy est interviewé par David Pujadas sur la terrasse de l’Elysée, côté jardin. Un tête-à-tête. Le Président veut clore le chapitre des affaires et montrer aussi qu’il y a un pilote dans l’avion. La lumière du soir fait passer un reflet clair sur son visage. Ses tempes apparaissent blanchies, ce qui lui donne un air inhabituel de gravité. « Je suis le chef de l’Etat », répète-t-il à plusieurs reprises, sous-entendu : soumis à un certain nombre d’exigences – retenue et sang-froid loin de « l’agitation et la fébrilité » des commentateurs. Et il commence par l’affaire Woerth-Bettencourt. C’est pour redire sa pleine confiance en son ministre du Travail : « Un homme honnête et compétent », il ne s’en séparera pas comme la gauche et une partie de la presse le lui demandent tous les jours. En revanche, il recommande – autant dire donne l’ordre – à son ministre de démissionner de son poste de trésorier de l’UMP. « Maintenant que son honneur est lavé, mon conseil, c’est plutôt qu’il abandonne cette responsabilité296. » Et il s’appuie sur les conclusions de l’inspecteur général des Finances selon lesquelles Eric Woerth n’est jamais intervenu dans le dossier fiscal de la milliardaire comme l’en accusait Mediapart. « Il est lavé de tout soupçon. » Il balaie également les allégations le concernant, à commencer par celles de l’ex-comptable des Bettencourt qui l’accuse d’avoir reçu des enveloppes de billets. « C’est une honte », dit-il. Il y voit la main d’« officines », même s’il se garde bien de citer Mediapart.
Le chef de l’Etat considère que les réformes qu’il met en œuvre gênent des intérêts qui font répondre bien souvent par la calomnie. Il énumère lui-même toutes les affaires qui l’ont visé depuis des années : « Il y a deux mois, nous avons subi, ma femme et moi, les pires racontars mensongers sur notre vie privée. Il y a quatre ans, j’ai dû faire face à l’invraisemblable affaire Clearstream. Et maintenant on m’accuse d’aller chercher des enveloppes. Que chacun revienne à la raison et se concentre sur l’essentiel. »
Autre sujet de l’interview : la démission des secrétaires d’Etat qui ont commis, dit-il sans fard, « des indélicatesses ou des maladresses ». Mais il explique pourquoi il n’a pas voulu leur faire quitter aussitôt le gouvernement : « Mon devoir est d’être juste, plein de sang-froid, équilibré. J’essaie toujours de comprendre pourquoi il y a une erreur. » Aux députés de sa majorité qui lui demandaient pourquoi il avait tant de mal à couper les têtes, il avait déjà répondu : « Tout ce que je ferai à chaud compliquera ma tâche. »
Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, l’action, il maintient son cap. A commencer par la réforme des retraites. La perspective des manifestations n’entamera pas sa détermination. A l’image de ses partenaires européens qui l’ont déjà faite, y compris dans des pays dirigés par les socialistes. « La France est un village, il faut regarder autour de nous. »
Et il campe sur son refus d’un remaniement rapide : « Je n’ai pas le droit de céder à la fébrilité des commentateurs. La valse des ministères donne une image ridicule. »
Il aurait dû en rester là. Seulement, faisait fi de sa contradiction, il ajoute : « Je procéderai à un vaste changement d’équipe en octobre. »
C’est ce qui s’appelle lancer un préavis de licenciement ministériel. Une nouveauté. Qui va déstabiliser tous les membres du gouvernement.
Le lendemain, les commentaires de la majorité sont pourtant unanimes : « Le Président tient le choc dans les épreuves, c’est une bête politique. » Mais aussi, refrain déjà entonné : « Dans une entreprise, il serait un DRH désastreux. »

295. Il n’y en aura pas non plus en 2011.
296. Ce que fera Eric Woerth dès le lendemain, sa démission prenant effet le 31 juillet.