CHAPITRE 2
« Mon meilleur ennemi »
Jeudi 28 janvier, Nicolas Sarkozy fête ses 55 ans. Bon anniversaire, Monsieur le Président. Il se trouve que le feuilleton Clearstream se clôt ce jour même. A l’Elysée, on ne s’en inquiète guère : au début de la matinée, Thierry Herzog, avocat de Nicolas Sarkozy, partie civile, a assuré à son client et ami que Dominique de Villepin avait 95 % de chances d’être condamné.
Pari imprudent. On apprend vite que le tribunal correctionnel de Paris l’a relaxé. Un vrai camouflet pour le Président.
Au palais de justice, Dominique de Villepin fait face à la cohue fébrile des journalistes. Devant le rideau de caméras et de flashes, il se plante bien droit, le front haut et le regard lointain. Il est à son affaire dans un rôle qui le transporte. Bien davantage encore qu’au premier jour du procès quand, plein d’inquiétude, il avait dénoncé « l’acharnement d’un homme » (Nicolas Sarkozy) contre lui et juré qu’il sortirait libre et blanchi « au nom du peuple français ». Cette fois, il joue les grands seigneurs magnanimes : « Mon innocence a été reconnue. Je salue le courage du tribunal qui a su faire triompher la justice et le droit sur la politique. Je suis fier d’être citoyen d’un pays, la France, où l’esprit d’indépendance reste vivant. Je n’ai aucune rancœur, aucune rancune. Je veux tourner la page. »
« Edwy Plenel279 pleurait de joie dans les couloirs, c’était Zola qui avait trouvé son Dreyfus », moque un avocat témoin de la scène.
Les initiateurs de l’opération, Lahoud et Gergorin, sont en revanche condamnés à des peines de prison et à de lourdes amendes. Ils font appel.
En fin de matinée, Nicolas Sarkozy réunit ses plus proches conseillers : Claude Guéant, Raymond Soubie, Henri Guaino, Patrick Ouart pour tirer les leçons de ce jugement. Que doit-il dire ? A 14 heures tombe le communiqué présidentiel : « Le tribunal a considéré que le rôle de Dominique de Villepin dans la manipulation ne pouvait être prouvé. J’en prends acte, tout en notant la sévérité de certains attendus le concernant280. Dans ces conditions, j’annonce que je ne ferai pas appel de la décision du tribunal correctionnel. »
A l’UMP, on décrypte le message : le Président est en phase de reconstruction de son image, il ne gâchera pas l’effet rassurant de sa prestation télévisée de l’avant-veille par une nouvelle passe d’armes avec son ancien rival. On croit comprendre que la ligne de l’Elysée est d’en finir. Le procureur ne devrait donc pas être incité à faire appel de la décision du tribunal. Un soulagement.
Or, voilà que le lendemain matin, coup de tonnerre ! Le procureur de la République, Jean-Claude Marin, annonce qu’il va faire appel pour l’ensemble du verdict. Très engagé dans ce procès, convaincu par les juges d’Huy et Pons de l’implication de l’ancien Premier ministre dans cette affaire de Pieds nickelés, il avait pris des réquisitions musclées et réclamé à l’encontre de Villepin 18 mois de prison avec sursis et 45 000 euros d’amende. Or, le tribunal a suivi ses recommandations sévères pour les autres prévenus. Il a donc, selon le procureur, rendu un jugement non équilibré en relaxant Villepin. Le magistrat ne veut pas lâcher le morceau. Juridiquement, son appel est cohérent avec son réquisitoire. Mais politiquement, tout est dans l’interprétation.
Au micro de Jean-Pierre Elkabbach sur Europe1, Jean-Claude Marin explique qu’il reste « une part de vérité à faire émerger ». L’affaire Clearstream n’est donc pas close, un nouveau procès aura lieu l’année suivante.
A l’UMP, c’est la consternation. On aurait souhaité en finir avec cette bataille de fauves qui empoisonne le climat depuis trop d’années. On s’interroge sur les mobiles du procureur. « Nicolas n’y est pour rien », assure Franck Louvrier. Le soir sur Canal+, Dominique de Villepin accuse au contraire l’Elysée de duplicité. Suivez mon regard : c’est le Président, à l’en croire, qui a actionné le procureur.
Le lendemain, samedi, comme il était convenu d’assez longue date, Carla Bruni est invitée au « Journal inattendu » de RTL. Elle est évidemment interrogée sur l’affaire et se dit d’abord « un peu décontenancée d’être prise en otage sur ce thème d’une manière pas super-courtoise ». Puis ajoute : « Je suis très étonnée par le peu de confiance que monsieur de Villepin, mais aussi visiblement les médias, accordent à la justice française. Je crois fondamentalement dans l’indépendance de la justice et je suis stupéfaite par ce genre d’allégation. »
Indépendance ? François Baroin se montre plus que sceptique : « L’appel du procureur est un élément qui crée un soupçon sur l’indépendance de la justice (…) On ne peut pas arriver six mois avant la présidentielle avec un sujet de cette importance qui ne soit pas purgé », déclare-t-il le lendemain sur Canal+. Il appelle Nicolas Sarkozy à tourner la page.
Claude Guéant, le même soir, affirme sur BFM que Jean-Claude Marin n’a reçu « aucune instruction de la présidence de la République ou du ministère de la Justice ». Ajoutant : « Le président de la République souhaitait savoir la vérité, il estime qu’une part de la vérité a été révélée par le procès, mais que la vérité n’en est pas complètement sortie. » Une déclaration ambiguë.
Si le procureur a décidé seul, il s’est quand même couvert. Avant de se lancer, il a téléphoné à Patrick Ouart, le conseiller justice du président de la République pour l’informer de ses intentions. « J’envisage, lui dit-il, de faire appel à titre personnel. » Et « le conseiller ne l’a pas dissuadé – c’est un euphémisme », raconte un témoin du coup de fil.
« Une des plus belles victoires qu’un homme puisse remporter sur lui-même, c’est contre la colère qui l’habite », commente un élu UMP rageur.
Dominique de Villepin continue donc à le crier haut et fort, l’appel du procureur a été décidé à l’Elysée.
Michèle Alliot-Marie, sous l’autorité de laquelle est placé le procureur, assure « n’avoir eu ni instruction, ni incitation de quelque nature que ce soit pour prendre sa décision. Si j’avais eu à en donner, elles auraient été écrites et motivées ». Elle ne ment pas.
Le procureur Marin reçoit le soutien de Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, qui s’était lui aussi constitué partie civile dans l’affaire Clearstream. « S’il n’y avait pas eu appel, le débat aurait été incomplet… S’il avait été incomplet, il y aurait risque d’injustice. »
Trois jours plus tard, le 3 février, François Fillon est bien dans la même tonalité lorsqu’il déclare : « Il aurait été anormal que le Parquet ne fasse pas appel du jugement de l’affaire Clearstream (…) Il faut que l’on sache pourquoi Gergorin et Lahoud ont mené cette manipulation. Le tribunal a dit qu’il y avait eu manipulation et il a condamné à la prison ferme ces deux personnes, mais on ne sait toujours pas pourquoi elles ont conduit cette manipulation. Je suis effaré de ce que j’entends depuis plusieurs jours, du roman qu’on est en train d’écrire et qui aboutit à transformer le Président, qui est une victime dans cette affaire, quasiment en coupable281. »
Autrement dit, le pouvoir n’a pas donné d’instruction au Parquet, mais il n’est pas mécontent de sa décision.
Il ne faut pas être naïf non plus. Et si le tribunal avait lui aussi fait de la politique en relaxant Villepin ? « Si Sarkozy n’avait pas parlé de “coupables282”, mon client aurait sûrement écopé d’une peine de prison avec sursis », estime Me Metzner283, l’avocat de Dominique de Villepin.
Un an plus tard, le deuxième procès Clearstream n’intéresse plus personne. Nicolas Sarkozy n’est plus partie civile. Dominique de Villepin est relaxé pour la deuxième fois. Mais il n’est plus qu’un homme en colère qui s’autodésigne comme le meilleur opposant au Président284. Finie la magnanimité. Il ne va plus se taire, mais au contraire parler beaucoup. Toujours pour dénigrer, fustiger, dénoncer, accabler celui qui est devenu l’objet de tous ses ressentiments. Pire même : de sa haine. On ne l’arrêtera plus. Les soutiens politiques n’affluent pas. Qu’importe : il est à lui seul une armée en marche qui veut sa revanche. Il avale les kilomètres dans l’Hexagone, animé d’une seule idée fixe : empêcher sa réélection.
Et il s’est porté candidat à la présidentielle285.
Rares sont ceux pourtant qui pensent qu’il pourrait aller jusqu’au bout : « Il n’aura jamais ses signatures. » Mais Villepin a des audaces qui n’appartiennent qu’à lui et une détermination qui va au-delà du raisonnable. Il est imprévisible. « Il est fou », murmure-t-on dans la majorité, qui craint de lui le pire. Une évidence : sans l’appel du procureur, il ne se serait sûrement pas lancé dans cette aventure.

279. Patron du site Mediapart qui mènera campagne permanente contre le Président.
280. Le tribunal relève en effet que Villepin a menti à plusieurs reprises.
281. Au micro de Jean-Pierre Elkabbach sur Europe1.
282. Voir pages 400-401.
283. Confidence à l’auteure.
284. Nicolas Sarkozy l’a néanmoins reçu à La Lanterne en compagnie de Claude Guéant, en novembre 2011. Villepin lui avait suggéré de « renverser la table, faire un gouvernement resserré avec dix personnalités de poids ». Il espérait sans doute en faire partie. Nicolas Sarkozy n’a pas donné suite à sa proposition. Une raison supplémentaire pour le combattre.
285. Le 11 décembre 2011.