La Géorgie Depuis que l’éclatement de l’URSS l’a
fait accéder à l’indépendance, la Géorgie (patrie de Staline) a
connu bien des difficultés qui ont d’ailleurs fort peu retenu
l’attention en France. Or voilà que dans la nuit du 7 au 8 août
2008, alors que diplomates et chefs d’Etat sont pour la plupart en
vacances, son Président, Mikheil Saakachvili, élu «
démocratiquement » en 2004 suite à une révolte populaire, décide de
bombarder l’Ossétie du Sud et sa capitale Tskhinvali. Il entend
faire revenir cette enclave séparatiste dans le giron
géorgien.
Il faut ici faire un peu de géographie et
d’histoire. La République géorgienne est une fédération qui
comporte plusieurs provinces au nationalisme exacerbé dont
l’Abkhazie et la République d’Ossétie du Sud, peuplées en majorité
de populations non géorgiennes. Il existe aussi une Ossétie du
Nord, mais Staline, toujours soucieux de morceler les nationalités
afin de mieux régner, l’avait intégrée à la Russie sans en laisser
le choix aux populations. Lorsque l’URSS éclate, les Ossètes du Sud
se proclament indépendants. La République ossète autoproclamée est
ratifiée par référendum en décembre 1991 par… 99 % de la population
! Alors qu’au regard du droit
international, elle fait partie de la Géorgie. (Les Géorgiens
vivant en Ossétie n’ont pas pris part au vote.) Ce qui, après
diverses péripéties, finit par entraîner un conflit armé de
quelques mois entre Ossètes et Géorgiens. Moscou saisit l’occasion
pour intervenir, impose un cessez-le-feu, et installe en 1992 en
Ossétie une force d’interposition composée de 25 000 militaires
russes, avec l’accord et au soulagement des puissances
occidentales.
Le président Saakachvili, qui a étudié en France
et aux Etats-Unis, a pris ses distances avec Moscou. Il s’est
entouré de conseillers militaires américains et envisage d’adhérer
à l’OTAN. Un projet approuvé par George Bush, qui voudrait même y
ajouter l’Ukraine179. Ce qui fait enrager
Moscou.
Ce 7 août donc, il veut reprendre le contrôle de
l’Ossétie du Sud par la force. L’administration Bush l’y a-t-elle
poussé ? Certains diplomates le pensent. Il faut dire que les
Russes l’ont provoqué. Des militaires sont pour la première fois
sortis de leur périmètre en franchissant le tunnel de Roki. Le
président géorgien a choisi son moment : Vladimir Poutine se trouve
à Pékin pour les jeux Olympiques. C’est « profitons-en le chat
n’est pas là ». Calcul simpliste. A peine l’armée géorgienne
est-elle entrée en Ossétie que sur ordre de Poutine et de Medvedev
resté, lui, à Moscou, les troupes russes ripostent et bombardent le
9 août le port de Poti sur la mer Noire, modernisé grâce à l’aide
des Emirats arabes unis. Les colonnes géorgiennes sont repoussées
d’Ossétie en quelques heures.
C’est le pot de terre contre le pot de fer.
Nicolas Sarkozy apprend la nouvelle alors qu’il
se trouve à Pékin aux côtés de Poutine dans le stade où tous deux
attendent l’ouverture des Jeux. D’où ce dialogue : Nicolas Sarkozy
: Une guerre dans la région est inacceptable, vous ne pouvez pas
annexer la Géorgie, donne-moi quelques jours pour régler la
crise.
Poutine : Pas question d’arrêter, il faut se
débarrasser de Saakachvili.
Empêtrée en Irak et en Afghanistan, la voix de
l’administration Bush, avec un Président en fin de mandat, ne
compte plus guère. Washington se contente de protester.
Restent les Européens. Ils ne sont pas plus unis
qu’à l’ordinaire. La Pologne, la Tchéquie, les pays baltes, par
hostilité de principe à la Russie, défendent l’intégrité
territoriale de la Géorgie. Leurs présidents se rendent aussitôt à
Tbilissi pour soutenir Saakachvili. En revanche, l’Italie et dans
une moindre mesure l’Espagne et Chypre manifestent une grande
compréhension pour les exigences russes. Poutine et Medvedev ont
calculé que Paris et Berlin ne bougeront pas pour défendre un
président géorgien aussi aventuriste. Leurs troupes continuent donc
de bombarder et de progresser dans le pays. Le 10, ils frappent
Gori, la ville de naissance de Staline. Le renversement de
Saakachvili ne présente plus aucune difficulté militaire.
Les 9 et 10 août, Bruxelles est aux abonnés
absents. Javier Solana, le Monsieur Politique étrangère de
l’Europe, indisponible également.
Retour de Pékin, Nicolas Sarkozy veut agir. De
quel moyen dispose-t-il ? Du verbe ! Bernard Kouchner, qui rentre
tout juste de Grèce, décide après quelques échanges avec ses homologues de se rendre à Tbilissi
puis en Ossétie.
Pierre Charon se trouve alors en vacances au Cap
Nègre, chez le Président. Il raconte : « Je voyais Nicolas en
maillot de bain, marcher de long en large sur le bord de la
piscine, téléphone à l’oreille et je l’entendais parler à Medvedev
(par un système de téléphone avec traduction simultanée). “Ecoute
Dmitri, vous ne pouvez pas faire ça, vous allez repartir pour des
décennies de guerre froide avec l’Europe.” Puis il appelait
Saakachvili : “Je ne sais pas si tu te rends compte Mikheil, je
suis en train de te sauver la peau.” Et moi je lui disais :
“Nicolas, tu es le maître du monde” », s’extasie Charon.
Sans attendre d’être mandaté par les Vingt-Sept,
mais non sans s’être concerté avec Angela Merkel et Gordon Brown,
Nicolas Sarkozy monte seul une opération de sauvetage diplomatique.
Car ça urge. Le 12 août, il s’envole pour Moscou accompagné de
Jean-David Levitte, qui souligne au passage : « Personne n’était
volontaire pour y aller à notre place. » Bernard Kouchner les y
rejoindra. Il vient déjeuner avec Medvedev, auquel s’ajoute
Poutine. Qui arrive, la joue rouge et enflée (il sort de chez le
dentiste), l’humeur en furie contre Saakachvili qu’il fustige en se
signant – comme s’il voulait chasser le diable. Il l’accuse d’avoir
fait tuer des civils, ses troupes ont, dit-il, jeté des grenades
dans des caves où s’étaient réfugiées des femmes avec leurs enfants
(oubliant que les Russes en ont fait de même côté géorgien). Il
menace d’envahir le pays tout entier. Il veut la peau de
Saakachvili. « Bush a bien pendu Saddam Hussein », dit-il. Du grand
théâtre. « Tu veux terminer comme Bush, dans ce cas, on va vers
trente ans de guerre froide », rétorque Sarkozy.
Plus tard,
le Président racontera l’épisode à des journalistes. « A Pékin,
j’avais dit à Poutine : il faut arrêter les hostilités tout de
suite. Le 9, je l’ai redit à Medvedev. Le 11, je lui ai annoncé ma
venue pour le lendemain en ayant obtenu des assurances. Je lui ai
dit : “Ne me plante pas, tu me jures que l’armée russe qui se
trouvait alors à 40 kilomètres de Tbilissi n’y sera pas quand
j’arriverai.” Il me l’avait promis. Bush m’avait dit : “N’y va pas,
tu vas te faire avoir.” Certains de mes collaborateurs pensaient de
même. Et moi j’ai décidé d’y aller. En arrivant, j’ai dit à
Medvedev : “Tu vois, je n’ai pas écouté ceux qui me déconseillaient
de venir à Moscou.” L’armée russe n’est pas entrée à Tbilissi.
»
Le déjeuner, qui devait durer une heure, se
transforme en un marathon trois fois plus long. Medvedev ouvre sur
la table une grande carte de la Géorgie. La négociation commence.
Les Russes refusent de se retirer sur leurs lignes antérieures et
exigent la création d’une zone tampon. « Mais vous allez couper
l’autoroute », rétorque Nicolas Sarkozy qui prend un crayon, une
feuille de papier et propose de rédiger à trois les six principes
d’un accord de cessez-le-feu. Pour commencer, il veut bien accepter
la création d’une zone tampon mais « à titre provisoire ». Et il
demande que les mots « souveraineté et indépendance de la Géorgie »
figurent bien dans le communiqué, façon de conforter le pouvoir de
Saakachvili. Le texte stipule l’arrêt immédiat des hostilités,
l’engagement de cesser de recourir à la force, le libre accès de
l’aide humanitaire, le retrait des forces géorgiennes d’Ossétie, le
retour à terme des Russes sur leurs lignes antérieures, l’ouverture
de négociations internationales sur la sécurité et la stabilité de
l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie.
Au final,
la garantie de l’intégrité territoriale de la Géorgie et sa
souveraineté sur l’Ossétie ne figureront pas dans le texte.
Medvedev et Poutine ont dit niet. Mais
dès ce moment, la partie la plus dramatique de la crise – la guerre
et l’invasion totale de la Géorgie – est stoppée.
Reste à faire accepter l’accord par le président
géorgien. Sitôt le papier signé par les Russes, Nicolas Sarkozy
s’envole pour Tbilissi. Accueilli à son arrivée par Saakachvili,
celui-ci l’emmène face à une foule rassemblée – plus de cent mille
personnes – devant le Parlement. Il voudrait que Nicolas Sarkozy
prenne la parole. Ce qu’il refuse. Après moult péripéties, le
président géorgien, d’abord réfractaire, finit par signer à son
tour. « Son conseiller américain lui disait en aparté de tout
refuser », raconte Jean-David Levitte. Ce qui permet à Nicolas
Sarkozy de lancer à Saakachvili : « Demande à ton conseiller
combien de troupes américaines viendront te sauver si les Russes
débarquent à Tbilissi.
— Si j’accepte, c’est que j’accepterai ce que je
ne veux pas », rétorque celui qui a compris que s’il ne signait pas
l’accord, il ne dirigerait bientôt plus son pays.
Avant de regagner le Cap Nègre, Nicolas Sarkozy
appelle Medvedev pour l’informer du résultat. Il n’a pas dormi
durant 24 heures chrono.
Le lendemain à Bruxelles, Bernard Kouchner
réunit ses homologues. Il s’agit de leur faire approuver le texte
déjà signé par les deux belligérants. Ce même jour, Pierre Sellal,
le représentant de la France à Bruxelles, fait de même avec les
ambassadeurs. Tout le monde en est bien conscient, il n’y avait pas
de meilleure solution. Chacun le reconnaît aussi : si la crise
était intervenue trois mois
plus tôt sous présidence slovène, la Géorgie aurait été envahie et
Saakachvili destitué.
Dix jours plus tard, la principale artère de
Géorgie est à nouveau libre… Sauf que la zone tampon s’est juste
déplacée. Les postes de contrôle des forces russes sont situés pour
certains à moins d’un kilomètre de cette route vitale. Ce qui veut
dire qu’il ne leur faudrait que quelques minutes pour paralyser le
pays. Poutine et Medvedev poussent leurs avantages en faisant voter
par le Parlement russe un texte reconnaissant l’indépendance de
l’Ossétie et de l’Abkhazie (qui ne veulent plus – c’est un fait –
de la tutelle géorgienne). Bien sûr, l’Europe et Washington
condamnent la manœuvre. Mais au moins, l’Union européenne n’a pas à
assister, impuissante, à des combats armés à ses portes, comme en
1991 dans l’ex-Yougoslavie.
Résultat concret de la médiation Sarkozy : les
combats ont cessé. La Géorgie n’est pas occupée, mais elle a
définitivement perdu l’Ossétie et l’Abkhazie. Il s’agit d’un
changement unilatéral de frontières qu’aucun pays occidental,
malgré les protestations, ne remettra jamais en cause. Comme le dit
Jean-Pierre Jouyet, réaliste : « Personne n’était prêt à mourir
pour l’Ossétie. »
Interviewé en novembre 2010 par Etienne
Mougeotte pour Le Figaro, Mikheil
Saakachvili tire les leçons de l’épisode : « Sarkozy a réalisé un
coup stratégique, il a sauvé l’Etat géorgien à un moment très
important pour nous. Il a utilisé les cartes qu’il avait en mains
pour réaliser ce qui paraissait alors impossible : calmer le jeu et
sauver la région. Si la Géorgie était tombée, l’Asie centrale et le
Caucase étaient perdus pour l’Europe ». Mais de déplorer aussi : «
20 % de notre territoire est toujours occupé par les Russes, nous
avons perdu les deux tiers de
notre littoral, Moscou refuse toujours de négocier et même de
reconnaître le gouvernement de la Géorgie180. »
Nicolas Sarkozy, lui, peut se targuer d’avoir «
géré au mieux ce conflit ». D’avoir été le chef d’orchestre du
meilleur résultat possible : « J’ai réussi à 95 % »,
lâche-t-il181.
Les Européens reconnaissants saluent chapeau bas
celui qui a offert à la diplomatie européenne « une visibilité
inégalée ».
Mais une autre crise – plus grave encore, bien
que prévisible – va bientôt éclater et provoquer un tsunami
financier : celle des subprimes.
179. Une suggestion à laquelle Nicolas Sarkozy
et Angela Merkel ont dit non : il s’agit de leur premier veto
commun au sommet de l’Alliance atlantique à Bucarest.
180. La Géorgie bloquant l’entrée de la Russie
à l’OMC, Medvedev et Poutine, sous l’égide de l’Union européenne,
ont accepté, en 2011, quelques concessions : que des douaniers
contrôlent les territoires de l’Ossétie et de l’Abkhazie comme
s’ils faisaient toujours partie de la Géorgie. On reste dans le
symbole.
181. Le vendredi 7 octobre 2011, la Géorgie
accueille Nicolas Sarkozy. Tbilissi a vu grand. Au centre de la
place de la Liberté, un immense mât pavoisé aux couleurs
françaises, européennes et géorgiennes domine une foule de cent
mille personnes réunies pour acclamer celui qui était venu à la
rescousse de la Géorgie. « Nous ne l’oublierons pas », lance le
Président Saakachvili, qui invite son homologue français à prendre
la parole depuis l’immense tribune. Pour la première fois,
publiquement, Nicolas Sarkozy admet que trois ans plus tard,
l’accord de paix est loin d’avoir tenu ses promesses. « La France
ne se résigne pas au fait accompli. » Il est ovationné.