Les réformes
1. La loi TEPA
Une malédiction pèse-t-elle sur les lois les
plus célèbres du régime ? Leur nom, qui ressurgit à chaque
controverse entre majorité et opposition, reste mystérieux. Leur
contenu aussi. L’opinion, n’en voyant pas la cohérence, n’en
retient qu’un trait : celui qui prête à la caricature.
Ainsi en va-t-il de la loi TEPA, un sigle qui
rassemble pourtant des mots qui font consensus et qui indiquent une
volonté sociale : travail, emploi, pouvoir d’achat.
Il s’agit du premier grand chantier de la
présidence Sarkozy. Le nouvel élu veut marquer, d’un signe fort,
qu’il tient ses promesses. Henri Guaino, l’inspirateur du projet,
tient à s’en porter personnellement le garant.
C’est un programme de mesures fiscales qui
s’adresse en priorité aux classes moyennes qui ont largement
contribué à la victoire électorale. Mais pas seulement à
elles.
Le moment semble favorable. Les prévisions des
économistes sont optimistes et les chiffres du premier semestre le
confirment, hormis ceux du commerce extérieur, décidément mauvais : encore trois
milliards d’euros de déficit en mai 2007. Thierry Breton, le
ministre des Finances du gouvernement précédent, estimait en
quittant Bercy que la croissance dépasserait 2,5 %, atteindrait
peut-être même 3 %. Ce que personne, Commission européenne
comprise, n’avait mis en doute.
Sarkozy veut aller vite. La loi TEPA est
présentée le 20 juin au premier Conseil des ministres du
gouvernement Fillon 2 par Christine Lagarde qui a tout juste eu le
temps (la veille au soir) de poser sa serviette à Bercy.
La mesure la plus spectaculaire concerne les
heures supplémentaires. Il s’agit de mettre en musique le «
travailler plus pour gagner plus » de la campagne, en augmentant
l’offre du travail et le pouvoir d’achat. Les heures
supplémentaires augmentées de 25 % seront défiscalisées, exonérées
de charges sociales et aussi de la CSG et de la CRDS. « Ce qui
allait creuser encore un peu plus le trou de la Sécu84 », déplore le député Nouveau Centre Charles
de Courson.
La mesure est alléchante pour les salariés qui
souhaitent travailler davantage (si l’entreprise peut le leur
proposer bien sûr). Ce n’est pas une mesure pour les riches. Les
employés des TPE (très petites entreprises, moins de vingt
salariés), qui travaillent 39 heures, en seront les premiers
bénéficiaires : effet d’aubaine, augmentés dès la 36e heure, ils gagneront plus sans travailler
davantage. Des ouvriers de l’industrie y trouveront leur compte
(mais pas tous). La fonction publique est elle aussi concernée, sur
la longue période, ce sont les professeurs qui en profiteront le plus. C’est la
mesure la plus coûteuse : 4,5 milliards d’euros.
Il s’agit pour Nicolas Sarkozy de contourner la
loi des 35 heures sans l’abolir. Il n’avait pourtant cessé d’en
dénoncer les effets pervers pendant la campagne. Avant de
promettre, lors de son face-à-face avec Ségolène Royal entre les
deux tours, qu’il ne toucherait pas à la durée légale du travail.
Ce qui en avait déçu plus d’un dans son camp. « Il a manqué de
courage », regrettent des élus.
C’est que cette loi, tant décriée en raison de
ses effets nocifs sur l’économie, est entrée dans les mœurs et les
usages. « On ne pouvait pas effacer les 35 heures d’un trait de
plume, explique Gilles Carrez, député UMP du Val-de-Marne et
rapporteur de la loi TEPA : entre 2002 et 2007, beaucoup
d’entreprises avaient passé des accords avec leurs salariés pour
répartir annuellement le travail. Les heures supplémentaires y
étaient intégrées. Ces accords ont rendu quasi impossible tout
retour en arrière. Supprimer les 35 heures était encore possible en
2002, mais Jacques Chirac s’y est refusé. Il a laissé courir, je
lui en veux beaucoup. »
Même écho chez Charles de Courson : « On ne
pouvait pas en droit les supprimer. Les conventions collectives
sont des contrats. Il aurait fallu que le Conseil constitutionnel
les annule. »
« Quand on veut, on peut », rétorque Hervé
Novelli, alors ministre en charge des PME85. Jusqu’à la fin du quinquennat, il milite
pour leur abrogation.
Ils sont
nombreux ceux qui, dans la majorité, avancent : « Il faudra bien un
jour faire sauter ce verrou de la durée légale86. »
Le décrochage de l’industrie française a en
effet commencé en 2001, année de l’entrée en vigueur de la loi.
Aujourd’hui, les 35 heures et autres allègements de charges ont un
coût : 19 milliards chaque année… pour que les Français travaillent
moins. Les heures supplémentaires défiscalisées, pour que les
Français travaillent davantage : c’est 4,5 milliards d’euros.
Faites les additions : près de 25 milliards par an. Un choix unique
au monde. Complètement aberrant pour nos voisins allemands.
Il faut aussi inciter les chômeurs à chercher du
travail. Ceux qui bénéficient du RMI et d’aides diverses, ne sont
pas motivés. En leur offrant un revenu supplémentaire, le RSA,
grande idée de Martin Hirsch, on devrait les inciter à passer d’une
logique d’assistance à une logique d’emploi, pour se réinsérer dans
la société. C’est travailler pour gagner plus (pas facile en
période de crise).
Le nouveau commissaire aux Solidarités participe
à Matignon à la réunion qui doit boucler la loi TEPA. Au moment de
la clore, François Fillon demande si quelqu’un veut encore
intervenir. « Vous auriez intérêt à mettre une pincée de social dans la loi. Un peu de
RSA », glisse-t-il. « Bonne idée », dit François Pérol. Après avoir
hésité, le Premier ministre tranche : « Si vous êtes capable de
rédiger quatre articles dans la soirée, on prend. »
« En une nuit, quatre articles étaient rédigés
et j’avais obtenu 30 millions pour les mettre en œuvre (à titre
expérimental) », raconte Hirsch87. Le RSA
remplacera bientôt le RMI.
« Je veux une France de propriétaires », avait
promis le candidat Sarkozy. Traduction dans la loi TEPA : les
acheteurs de logements pourront déduire de leur impôt sur le revenu
20 % de leurs intérêts d’emprunt dans la limite de 1 500 euros par
an. Une mesure valable pour la durée du quinquennat. Nicolas
Sarkozy exigeait aussi que la mesure soit étendue aux intérêts
d’emprunt déjà en cours de remboursement. Or, voilà qu’Eric Woerth,
nouveau ministre du Budget, déclare à La
Tribune que « la déductibilité ne pourra concerner que les
nouveaux emprunts ». Publiquement contredit, le Président pique une
de ses plus terribles colères contre le ministre « qui a failli
sauter au bout de dix jours », racontent les conseillers de
l’Elysée.
Saisi par le PS, le Conseil constitutionnel
donnera raison au ministre du Budget. Au nom du sacro-saint
principe de non-rétroactivité des lois. Trois ans plus tard, cette
déduction fiscale jugée trop coûteuse, en temps de crise (deux
milliards d’euros), sera supprimée.
D’autres mesures sont prises pour les classes
moyennes. Par exemple, les étudiants salariés âgés de 21 à 25 ans
pourront bénéficier d’une défiscalisation (jusqu’à trois fois le SMIC mensuel). Ils sont plus
d’un million à être concernés. Ils apprécient.
La baisse des droits de succession retient aussi
l’attention. Première clause : ces droits sont totalement abolis
pour le conjoint survivant (lequel ne bénéficiait jusque-là que
d’un abattement de 75 000 euros). Nicolas Sarkozy l’avait remarqué
au cours de la campagne : il était ovationné chaque fois qu’il en
parlait dans ses meetings. Ça n’est pas tout : l’abattement des
droits consenti aux enfants est triplé ; les parents pourront
effectuer des donations-partages plus aisément. 150 000 euros tous
les six ans88, au lieu de 50 000 euros jusqu’ici. «
C’est beaucoup trop », avait alors tempêté Gilles Carrez. Le
résultat de ces mesures est impressionnant : 95 % des Français
(contre 73 % auparavant) ne paieront désormais plus aucun droit de
succession. Mais de telles dispositions, qui enchantent les classes
moyennes, n’ont qu’un défaut : elles coûtent cher. Deux milliards
d’euros89.
Mais c’est une autre mesure qui, avant même son
adoption, va offrir à la gauche le fil rouge de toutes ses attaques
et susciter peu à peu une véritable fronde populaire : le bouclier
fiscal. L’affaire, ses multiples rebondissements et conséquences
méritent d’être contés.
Bien avant le début de la campagne
présidentielle, des parlementaires UMP : Gilles Carrez, rapporteur
du Budget à l’Assemblée nationale, Pierre Méhaignerie, le président
de la Commission des affaires sociales, Hervé Novelli, ou encore le
sénateur Philippe Marini, rapporteur du Budget au Sénat, avaient insisté
auprès du futur candidat pour qu’il supprime l’ISF. Quitte à
compenser cette suppression par une tranche supplémentaire
d’impôt.
Supprimer l’ISF90 ? Nicolas
Sarkozy n’avait rien voulu entendre : « Jacques Chirac l’a fait en
1986, et il a été battu à la présidentielle de 1988. » Dans son
discours officiel de candidature, il avait opté pour un autre
système qui éviterait, selon lui, autant que possible, la fuite des
fortunes à l’étranger et favoriserait, croyait-il, le retour des
exilés fiscaux. « Quand il n’y a pas de riches dans un pays,
disait-il, ce sont les pauvres qui en pâtissent. Je veux un
bouclier fiscal à 50 %, CSG et CRDS compris. »
Bouclier fiscal ? Qu’est-ce à dire ? Bien des
Français, à l’époque, en ignorent l’existence. Ils savent encore
moins que l’idée en revient à Michel Rocard, Premier ministre qui
énonçait en 1988, quand l’ISF avait été rétabli après la réélection
de François Mitterrand, qu’« aucun contribuable ne devrait payer au
fisc plus de 70 % de ses revenus annuels ». En 2005, le
gouvernement de Dominique de Villepin avait abaissé ce taux à 60
%.
Avec Nicolas Sarkozy, c’est 50 %. Mais avec une
disposition nouvelle : le contribuable qui y est assujetti pourra
déduire, lors de sa déclaration annuelle, les investissements qu’il
a faits avant le 1er janvier dans les
PME (jusqu’à 50 000 euros). Ce qui devrait être excellent pour
l’économie. Un amendement de Gilles Carrez relève de 20 à 30 % l’abattement au titre de la
résidence principale91. Tout le monde applaudit
dans la majorité.
Seulement voilà : les services de Bercy, à qui
toute baisse d’impôt donne des boutons, veulent restreindre la
portée du bouclier. Comment ? Pour en bénéficier, les contribuables
aisés devront d’abord en faire la demande. Mais ils ne seront
remboursés qu’une fois l’impôt payé, par un chèque du Trésor
public. Bercy refuse de mettre en œuvre un système déclaratif,
pourtant plus simple, qui aurait permis aux contribuables de payer
directement au fisc leur dû ramené à 50 %. Pour Bercy, l’intérêt du
système, dit de restitution (le chèque), est de dissuader les
riches de se signaler, car il est toujours périlleux d’attirer
l’attention du fisc sur soi. Va donc pour le chèque92.
Le symbole est politiquement dévastateur :
surtout quand la presse révélera en juin 2010 le montant de celui
que reçoit Liliane Bettencourt : 30 millions d’euros. C’est alors
que Nicolas Sarkozy devra se résoudre à le supprimer. A
contrecœur.
En août 2007, lors d’un déplacement dans la
Sarthe, Nicolas Sarkozy avait tempêté contre ces embarras créés par
Bercy : « Je crois qu’il faut aller au bout de la logique du
bouclier, en choisissant le système déclaratif », avait-il dit. Le
Président parle, la forteresse de Bercy ne lâche rien93. Pour faire peur au gouvernement, la
direction de la législation fiscale du ministère des Finances a même surévalué le coût
de la mesure : 810 millions d’euros, répartis entre 234 000
contribuables. En réalité, en 2008, première année d’application de
la loi, 14 000 contribuables ont touché 458 millions d’euros. Et en
2009, 19 000 bénéficiaires en ont touché 679 millions94.
« Bercy cherchait toujours à embrouiller les
choses, raconte Xavier Bertrand. Pour l’application des heures
supplémentaires défiscalisées, les services avaient commis une note
de 40 pages absolument incompréhensible pour les chefs
d’entreprise. Ce qui a retardé leur application et mis en rage le
Président : “Je n’ai pas été élu pour complexifier les problèmes,
mais au contraire pour les simplifier.” »
Il avait donc fallu réunir les représentants des
PME pour leur expliquer les avantages du système. Nicolas Sarkozy
avait enjoint Mme Lagarde d’aller sur le terrain convaincre les
patrons réticents des avantages d’un système qui les obligeaient à
réviser tout le logiciel informatique des bulletins de salaire. Et
les salariés que ce serait bon pour leur pouvoir d’achat95.
Et ce fut vrai en tous domaines. « La
technostructure de Bercy contraignait à des marchandages
permanents. Entre ce que nous voulions faire et ce qui a été
réalisé en fin de compte,
l’écart était important », regrette Emmanuelle Mignon.
Lors du vote de la loi TEPA, Martin Hirsch,
l’homme dont le passé suggère qu’il est le soutien des pauvres
gens, est assis au banc du gouvernement aux côtés de Christine
Lagarde. Pour présenter la loi, la ministre a choisi d’adopter ce
que la droite appelle, dit-il, « le registre décomplexé ». Elle
fait l’apologie du travail (valeur vraiment démocratique), qu’elle
oppose au mythe de la fin du travail (sous-entendu les 35 heures).
Elle vante avec chaleur l’efficacité prévue du bouclier : le retour
en France des fortunes évadées.
« J’ai senti, raconte Martin Hirsch, que parlant
après elle, mon propos serait décalé et que je ne m’en tirerais
pas. » En effet, le socialiste Henri Emmanuelli et le communiste
Jean-Pierre Brard, brocardent allègrement le gouvernement : « 13
milliards pour les riches, et 30 millions pour les
pauvres96. » Un slogan qui sonne bien.
Deux chiffres qui, aux yeux de beaucoup,
allaient ensuite résumer de façon erronée la loi TEPA. « J’avais
beau expliquer, poursuit Martin Hirsch, que les 30 millions pour le
RSA ne représentaient que la phase d’expérimentation, laquelle
était appelée à s’élargir à 2 milliards, et qu’à l’inverse, le
bouclier fiscal proprement dit ne coûterait pas 1 milliard à
l’Etat, j’avais compris que mon discours ne serait pas entendu.
Tout cela n’était pas rattrapable97. »
Et ne fut jamais rattrapé.
Comme il
arrive souvent dans le débat politique, l’opinion et ceux qui
l’influencent s’attachent plus aux signes et aux symboles qu’aux
réalités.
Le bouclier fiscal est devenu la sardine en or
qui a bouché tout le port.
« J’avais envoyé une note à la mi-mai à l’Elysée
pour leur recommander d’attendre la loi de finances pour y inclure
le bouclier. Seulement le Président voulait aller vite, tout mettre
à la fois. On n’a pas assez réfléchi », regrette Gilles
Carrez.
« Le bouclier a cancérisé la loi TEPA »,
reconnaît Laurent Wauquiez, alors porte-parole du
gouvernement.
Et les exilés fiscaux ne sont pas revenus en
France.
Nicolas Sarkozy du côté des riches ?
Le 1er juillet 2007,
le SMIC est augmenté de 2,01 % : le strict minimum légal. Ceux qui
attendaient un coup de pouce supplémentaire sont déçus. Quelques
jours plus tard, Mme Lagarde s’exprime pour la première fois devant
la communauté financière de Paris. Elle s’exclame sous les
applaudissements : « Enrichissez-vous. » Une formule à l’honneur
sous Louis-Philippe. Mais à proscrire en ces temps d’inégalités
aggravées. Elle entend que les investisseurs viennent s’implanter
en France ou y reviennent : « Il faut freiner ces wagons de
banquiers français que l’Eurostar nous emporte tous les dimanches
soir », ajoute-t-elle. Un discours très mal reçu à gauche.
L’Humanité y décèle « les contours
d’une contrerévolution conservatrice ».
Et voilà
que l’on apprend que le Président a augmenté son salaire. L’affaire
fait grand bruit. Parce que mal expliquée et donc mal
comprise.
Quelques jours après son entrée en fonction,
Nicolas Sarkozy interroge sa directrice de cabinet : « Combien
gagnait mon prédécesseur ?
— 21 000 euros mensuels net. Il cumulait son
salaire de base de 7 000 euros net, avec sa retraite d’ancien
député : 5 500 euros, de maire de Paris : 2 480 euros, de
conseiller général : 2 318 euros et de conseiller référendaire à la
Cour des comptes : 4 184 euros.
— Et moi ?
— Un peu plus de 8 400 euros.
— Pourquoi cette différence ?
— Parce que vous n’avez pas toutes ces
retraites.
— Et le Premier ministre ?
— Un peu plus de 19 000 euros net par
mois.
— Qui fixe le montant de mon salaire ?
— Vous. Vous me donnez l’ordre et je signe.
»
Pendant la campagne, Nicolas Sarkozy avait
annoncé vouloir réviser le financement de l’Elysée. Mais à ce
moment, il a le choix : il peut s’augmenter sans attendre ou
laisser au Parlement le soin de le faire lors de l’examen du
Budget. Il opte pour les deux solutions : il fixe lui-même le
montant de son salaire : 19 331 euros net par mois. Pour se trouver
à égalité avec le Premier ministre. La mesure est votée fin octobre
par le Parlement.
L’opposition, qui fait feu de tout bois, ne se
prive pas d’exploiter ce que Libération
dénonce comme « une grassouillette augmentation de 140 % ».
« Quand on a des gens qui sont précaires, qui
n’ont pas le SMIC, l’histoire de s’aligner sur le Premier ministre, ça ne tient pas la route,
c’est surréaliste », s’indigne Jean-Louis Bianco, député PS.
« C’est indécent, à force de fréquenter des gens
qui ont beaucoup d’argent, des fortunes du CAC 40, vous êtes obligé
de vous mettre à niveau », renchérit Jean-Pierre Balligand, député
PS de l’Aisne et vice-président de l’Assemblée nationale.
« C’est une insulte à la misère », s’emporte
Maxime Gremetz98. Claude Guéant a beau expliquer que,
même avec son augmentation, Nicolas Sarkozy gagne moins que son
prédécesseur et encore moins que les chefs d’Etat et de
Gouvernement d’Allemagne, du Royaume-Uni, d’Irlande et ainsi de
suite, allez donc l’expliquer à ceux qui ont en mémoire le dîner du
Fouquet’s, la croisière à Malte, les vacances d’été aux Etats-Unis.
D’autant que la situation des finances publiques, dont les chiffres
sont publiés à cette époque, ne confirment pas les prévisions
optimistes du printemps.
La campagne hostile s’étoffe. Pierre Moscovici
répète que le bouclier fiscal est « le péché originel du
quinquennat ». « Son marqueur idéologique », selon Michel Sapin.
François Bayrou tance un pouvoir « qui a mené une politique laxiste
et injuste, en distribuant des milliards à ceux qui en avaient déjà
».
Eric Woerth a beau expliquer que le financement
du programme gouvernemental « n’est pas un coût mais un
investissement », il n’est pas entendu. Comment le serait-il quand
le climat est empoisonné par les révélations sur les salaires exorbitants des grands
patrons, des banquiers et des bonus accordés aux traders ?
La loi TEPA a bien prévu quelques mesures de
contrôle et quelques limitations : les parachutes dorés accordés
lors du départ des grands chefs d’entreprise, seront désormais liés
à leurs performances. Ils ne pourront plus recevoir d’indemnités de
départ s’ils n’ont pas créé de la valeur pour leur société : soit
en augmentant les bénéfices, les cours de Bourse, soit en créant
des emplois. Mais en aucun cas s’ils ont démérité.
Ces mesures perdues dans les nombreux articles
d’un texte important sont moins visibles que l’attribution de
chèques aux contribuables les plus riches.
Harcelés par l’opposition, les ministres,
l’entourage présidentiel, sont sur la défensive et donc inaudibles.
« Nous avons été très mauvais », avoue Henri Guaino. Même écho chez
François Fillon. D’où cette conviction maintes fois proclamée par
Nicolas Sarkozy devant des tiers : « Si j’avais fait moi-même la
communication de la loi TEPA, jamais les socialistes n’auraient pu
proférer de tels mensonges. »
« Sarkozy s’est trompé de stratégie économique,
il n’a pas assez investi », explique Didier Migaud, le président
socialiste de la Commission des finances, qui veut bien saluer en
revanche le crédit impôt-recherche adopté lors du vote du budget
200899.
« Il a cru que son élection allait libérer les
forces productives parce qu’il était le premier Président qui
voulait réformer. Contrairement à Mitterrand qui s’était fait élire en 1988 sur le ni-ni, et
Jacques Chirac qui, lui, ne voulait rien bouger », résume Charles
de Courson.
Alain Minc tire à sa façon les leçons de
l’affaire : « Quand un Président est élu, il doit payer le prix de
ses promesses. Ça coûte toujours autour de dix milliards
d’euros100. »
La majorité des experts économiques s’accorde
surtout à reconnaître que le nouveau Président n’a pas eu de
chance. Si les prévisions économiques du printemps 2007 s’étaient
avérées vraies, la loi TEPA aurait pu apporter ce « 1 % de plus de
PIB qui manque toujours depuis quinze ans », comme le répétait le
candidat. Seulement entre le printemps et l’été, le temps – celui
de l’économie – a changé. Les premiers nuages noirs qui se
déverseront en orage mondial durant l’été 2008, se profilent déjà à
l’horizon. Première alerte : le 16 août 2007. Les Bourses, parmi
lesquelles celle de Paris, affichent brutalement une baisse de plus
de cinq points. Pour les observateurs qui ne sont pas en vacances,
ce n’est pas une surprise. Trois jours plus tôt aux Etats-Unis, la
banque Goldman Sachs a dû injecter trois milliards de dollars dans
l’un de ses fonds pour le sauver. Suite à des résultats
catastrophiques, le patron de la banque Merrill Lynch, troisième
plus gros établissement de Wall Street, doit démissionner. Le 14
août, la banque britannique Northern Rock, spécialisée dans le
crédit hypothécaire, est sauvée de la faillite par la Banque
d’Angleterre. Toute la sphère financière est déstabilisée. Les
banques françaises ne sont pas épargnées. BNP-Paribas doit geler
trois fonds. On commence à parler de subprimes. La Société Générale sera la première à
passer aux aveux en annonçant en décembre le retrait de 43 milliards d’actifs en
raison des pertes de sa filiale américaine.
Les banques centrales prennent conscience qu’il
faut d’urgence éviter le blocage du crédit. Le 9 août, la Banque
centrale européenne a injecté 94 milliards d’euros dans le circuit
interbancaire pour faciliter un refinancement à bon marché entre
les établissements de crédit. Prudent, Jean-Claude Trichet, son
président, estime alors « qu’il est encore trop tôt pour tirer les
leçons de ces difficultés ».
A la fin du mois, Mme Lagarde a beau affirmer ne
pas craindre « une contamination de l’économie réelle par la sphère
financière », elle ne rassure pas du tout. L’inquiétude monte. Le
30 août, François Fillon convoque les banquiers à Matignon, pour
leur demander de s’engager à maintenir le financement des
entreprises et des ménages.
Les économistes, eux, tranchent vite : cette
crise hypothèque la stratégie de relance du Président, dont la loi
TEPA était l’instrument. Mme Lagarde l’avait elle-même qualifiée de
« pari ».
Et les ennuis s’accumulent. Nicolas Sarkozy
avait promis qu’il serait « le Président du pouvoir d’achat ». Or,
à la fin septembre, pour des raisons purement climatiques, le cours
mondial du blé atteint des records historiques. Cette envolée se
répercute rapidement sur le prix du pain et de tous les produits
alimentaires : entre 7 et 10 % d’augmentation à la fin de l’année,
qu’ils soient nationaux ou importés. Car les prix des matières
premières se mettent à grimper aussi, en partie parce que celui du
pétrole s’envole. Dans le courant de 2007, l’essence et le gazole
augmentent de 15 %. Dur pour le panier de la ménagère, dur pour le
pouvoir d’achat. Et catastrophe pour la croissance : à la fin de
l’année, le baril du pétrole
dépasse les 100 dollars à New York, ce qui ampute automatiquement
le PIB.
Pour ne rien arranger, les cheminots, qui
s’opposent à la réforme des régimes spéciaux (voir ci-après) se
sont mis en grève durant neuf jours en novembre. Ces grèves ont un
coût estimé entre deux et trois milliards d’euros. Ce qui se
traduit, selon les estimations de Bercy, par une baisse apparemment
légère mais néanmoins perceptible du PIB (entre 0,1 et 0,2
point).
Résumons : si le bouclier fiscal101 était un cadeau pour les riches, il l’a
été plus encore pour la gauche. Elle y a trouvé son leitmotiv pour
stigmatiser jour après jour celui « qui gouverne pour les riches ».
« Dire qu’on s’est fait pourrir la vie pour 600 millions d’euros »,
se lamente la majorité, qui regrette que Nicolas Sarkozy ne l’ait
pas supprimé plus tôt.
2. Le service minimum
L’opinion le souhaitait, Jacques Chirac l’avait
promis. Nicolas Sarkozy l’a fait.
L’opinion le souhaitait et parfois même se
révoltait : les Français ne supportaient plus de piétiner durant
des heures sur les quais de gare en espérant, en vain, des trains
ou des métros, d’attendre un courrier ou un colis urgent qui
n’arrivait pas.
Lors de sa campagne présidentielle en 2002,
Jacques Chirac avait promis d’organiser « un service public garanti
» en cas de grève. Au printemps 2003, des grèves à la SNCF, à la
RATP, à la Poste, dans les hôpitaux paralysent le pays pendant plus
d’un mois. C’est la fronde du
service public qui refuse de s’aligner sur le privé, comme le
prévoit la loi Fillon sur les retraites. Face à la tempête sociale,
le gouvernement tient bon, la mesure est votée. Mais à quel prix !
Le manque à gagner pour l’économie est exorbitant : 260 millions
d’euros pour la SNCF, 229 millions pour la Poste. 30 à 40 % de
pertes dans les PME.
La production industrielle est touchée de plein
fouet et menace la reprise attendue pour l’été. Il faut agir. Lors
de ses vœux du 31 décembre 2003, Jacques Chirac promet, une fois de
plus, que la réforme annoncée en 2002 sera votée « durant le
premier semestre ». L’UMP applaudit, la gauche, unanime, dénonce
une « remise en cause du droit de grève ». Didier Le Reste, le
leader de la CGT Cheminots, qui veut toujours être en avance sur
Bernard Thibault, menace le pays d’« une secousse de grande ampleur
». François Chérèque, lui, se dit favorable à une négociation.
(Mais son syndicat est minoritaire à la SNCF.) Alors que plus des
deux tiers des Français affichent leur volonté d’en finir avec de
telles pratiques, le gouvernement renonce une fois encore à
légiférer. Il crée une commission : « Le meilleur moyen d’enterrer
un problème », selon une citation attribuée à Clemenceau. Un
rapport du conseiller d’Etat Dieudonné Mandelkern suggère que les
grévistes soient contraints d’annoncer quarante-huit heures à
l’avance leur participation au mouvement.
En décembre 2006, le candidat Nicolas Sarkozy y
revient : « Si je suis élu, dit-il, j’organiserai dès le mois de
juillet un service minimum dans les transports publics. La
contrepartie du monopole, c’est le service minimum, puisque
l’usager n’a pas d’autre solution pour rentrer chez lui. »
Promesse
tenue. Tout juste élu, avant même d’entrer à l’Elysée, Nicolas
Sarkozy reçoit tous les leaders syndicaux à la Lanterne pour leur
faire part de ses intentions. Pendant la campagne, il avait tenu
des propos martiaux, parlant même de « réquisition » au besoin, un
discours musclé, donc. Après ses rencontres syndicales, il adoucit
son propos : il pense en effet qu’être volontaire sur l’objectif et
pragmatique sur les moyens vaut mieux qu’être velléitaire sur
l’objectif, puis lâche lorsqu’il faut agir. Il renonce aussi à
l’idée d’organiser un référendum dans l’entreprise après huit jours
de grève.
Dès le 21 juin, un projet de loi-cadre est
envoyé aux partenaires sociaux. Il tient en quatre propositions :
une alarme sociale obligatoire de quatorze jours pendant lesquels
les candidats à la grève négocient avec la direction ; l’obligation
de se déclarer gréviste quarante-huit heures avant un conflit ; le
droit des usagers à être informés des conséquences du mouvement.
Enfin, le non-paiement des jours de grève.
Le 2 juillet, Bernard Thibault brandit le risque
d’une « très forte dégradation sociale à la rentrée ». Examinée le
31 juillet à l’Assemblée nationale, la loi Bertrand sur la
continuité du service public minimum dans les transports terrestres
est adoptée le 2 août. Elle entre en vigueur rapidement : le
1er janvier 2008. L’opinion publique
soutient le projet presque à l’unanimité : 87 %, disent les
sondages.
Fustigeant une loi qui menace le droit de grève,
le Parti socialiste saisit le Conseil constitutionnel le 7 août.
Neuf jours plus tard, les neuf Sages valident la loi.
« Cela faisait vingt-cinq ans que le pouvoir
tournait autour comme des Indiens qui tirent trois fléchettes et
puis s’en vont sans rien faire », moque Guillaume Pepy, qui se
réjouit que Nicolas Sarkozy n’ait pas reculé. Avec une satisfaction que ne partagent pas
aujourd’hui encore tous les usagers, le patron de la SNCF explique
: « Cette loi a tout changé. Avant la loi, avec 50 % de grévistes,
on avait moins de 20 % des trains qui roulaient, aujourd’hui avec
50 % de grévistes, 50 % des trains roulent. On peut s’organiser,
prévenir les usagers. Avec l’obligation de se déclarer gréviste
quarante-huit heures à l’avance, il n’y a plus ces piquets de grève
qui empêchaient les non-grévistes d’aller travailler. Des grèves,
il y en a toujours, mais elles sont moins fréquentes, moins
longues, donc moins pénibles pour les usagers. C’est un grand mieux
et c’est surtout l’état d’esprit qui a changé dans la maison.
»
Ce qui prouve que la détermination est payante.
Surtout quand le nouvel élu bénéficie du traditionnel « état de
grâce » qui suit la présidentielle. Avec ce bémol : en cas de grève
générale, le service minimum est d’une moindre efficacité.
3. Les régimes spéciaux Bien des Français ne
l’ont appris qu’en novembre 2011 – l’amplification de la crise
poussant alors le gouvernement aux économies : les salariés du
service public n’étaient jusque-là passibles d’aucune « journée de
carence » lorsqu’ils se déclaraient en arrêt maladie, la Sécurité
sociale prenant dès le premier jour le relais de l’employeur, alors
que ceux du privé en subissent trois (trois jours pendant lesquels
ils ne sont pas payés102). Un exemple parmi bien
d’autres de la complexité du droit du travail103, mais aussi des
inégalités qui persistent entre le public et le privé.
Depuis des décennies, les gouvernements ont été
conduits à instaurer pour certaines corporations – policiers,
militaires, pompiers, marins – des régimes spéciaux, bien sûr, en
raison de la pénibilité du métier. Mais aussi à l’aune de leur
poids syndical et de leur capacité à paralyser le pays. Sans jamais
oser ni pouvoir y toucher, lorsqu’ils sont devenus des
privilèges.
Ainsi, le régime spécial des cheminots,
autorisés à quitter le travail à 55 ans, voire 50 ans pour les
conducteurs de machine, date de 1909, à une époque où les
travailleurs du rail mouraient jeunes, 51 ans en moyenne, où les
locomotives roulaient au charbon. A l’époque, le régime général
n’existait pas. La pension des cheminots était conçue comme une
assurance contre le risque de ne plus être en état physique de
travailler et comme une sorte de compensation à ce qu’ils
appelaient « le dur labeur ».
Mais un siècle plus tard, les métiers les plus
pénibles ne sont pas à la SNCF ni à la RATP. Pourquoi une caissière
de supermarché, qui manipule chaque jour des tonnes de produits,
devrait-elle cotiser plus pour payer les retraites des contrôleurs
de train ? En octobre 2007, selon un sondage BVA, 7 Français sur 10
souhaitaient que la réforme sans cesse repoussée des régimes
spéciaux soit enfin menée à son terme. Ils ne veulent plus que
perdurent de telles inégalités en termes de durée de cotisations,
de mode de calcul du salaire moyen, d’indexation des pensions, de
décotes et surcotes, etc. Bien sûr, ils
comprennent que l’espérance de vie à 60 ans dans certaines professions pénibles,
comme les mineurs hier et les marins aujourd’hui, justifie sans
doute un départ à la retraite plus rapide. Les Français veulent
surtout plus d’équité. Ils ont appris que les avantages de certains
régimes ne sont pas toujours la contrepartie d’une carrière moins
avantageuse. C’est même souvent tout le contraire.
En 1995, Alain Juppé, Premier ministre, droit
dans ses bottes, avait voulu réformer les régimes spéciaux. Il s’y
était attaqué alors que l’alignement du service public sur le privé
(37,5 années de cotisations pour le public et 40 années pour le
privé) n’était pas encore réalisé104. C’était
mettre la charrue avant les bœufs, si bien qu’il avait mobilisé
tout le secteur public contre son projet, les syndicats lui
reprochant de ne pas les avoir consultés. Résultat : trois semaines
de grève à la SNCF. Même chose à la RATP et à la Poste. Le pays
bloqué. L’opinion ne l’avait pas suivi. Un fiasco.
« De tous les chantiers, je pense que le plus
difficile est celui des régimes spéciaux, nous aurons dix jours de
grève à l’automne », prédisait Raymond Soubie, en juillet 2007. «
Je ferai la réforme des régimes spéciaux, c’est une question de
justice », annonçait à Colmar Nicolas Sarkozy le 6 septembre.
Pendant la campagne, il avait même évoqué la possibilité de «
réformer par décret ». Mais fidèle à sa méthode, « la rupture
tranquille », il affirmait après l’élection ne pas vouloir braquer
les syndicats : « Il n’y a pas de projet de décret sur les régimes
spéciaux. D’ailleurs comment pourrait-on l’imaginer alors que tous
ces régimes sont différents ? Cette question des régimes spéciaux
relève des entreprises concernées, c’est à elles de négocier avec
leurs organisations
syndicales. » Trois jours plus tard, François Fillon prenait moins
de précautions, en affirmant tout de go sur Canal+ que « la réforme
était prête ». Ce qui allait réveiller en fanfare les leaders
syndicaux.
Le plus menaçant est François Chérèque : « Si le
gouvernement a déjà tout décidé, s’il passe en force, il y aura un
conflit majeur, y compris avec la CFDT. » Bernard Thibault, le
secrétaire général de la CGT, annonce : « Il y aura du sport, et
pas seulement dans les stades de rugby, si le gouvernement procède
par fait accompli. » Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de
FO, est bien entendu sur la même ligne : « Si le dossier est prêt
comme le dit François Fillon, il ne faut pas exclure un conflit
majeur. »
En septembre 2007, le front syndical est donc
sans faille. « Nicolas avait très peur », dit François Fillon.
Xavier Bertrand, le ministre du Travail, n’a pas oublié les propos
que lui tenaient, menaçants, les syndicalistes qu’il recevait : «
En 95, nous avons fait trois semaines de grève, ensuite nous avons
été tranquilles pendant douze ans. » Il importait donc de
négocier.
Intervenant le 18 du même mois devant
l’Association des journalistes d’information sociale, Nicolas
Sarkozy reprend son thème favori sur le sujet : « Il s’agit d’une
question de justice, même s’il peut exister des exceptions pour les
activités les plus éprouvantes. Mais il faut en finir avant la fin
de l’année. »
Les concertations commencent dès le lendemain
avec Xavier Bertrand. Tous les sujets sont sur la table : durée des
cotisations, principe du calcul des pensions, mode d’indexation,
place des primes, calendrier de la réforme.
Xavier Bertrand avait devant le Sénat défini les
modalités de la réforme : passage progressif à 40 années de cotisations en 2012, mise au point
d’un système de décote et de surcote, indexation des retraites sur
l’inflation. Il s’agit aussi de mettre fin aux pratiques «
couperets » qui imposent la retraite à un âge précis pour certaines
professions.
Or, voilà que les syndicats de cheminots
annoncent une grève pour le 18 octobre. Et voilà aussi que Bernard
Thibault commence à jouer le rugbyman dans la mêlée, comme il en
avait menacé le pouvoir. La CFDT se montre plus conciliante, en
admettant la nécessité du changement, mais en exigeant des
contreparties : des hausses de salaire pour les actifs.
Une bonne majorité de Français, 57 %, selon un
sondage BVA/Les Echos, jugent la grève
injustifiée.
Les dirigeants syndicaux n’en ont cure. Raymond
Soubie, fin connaisseur de leurs tactiques, explique : « Cette
grève n’a qu’un but : arriver en position de force pour négocier.
»
Quoi qu’il en soit, la mobilisation du 18 est
massivement suivie à la SNCF (73,5 % de grévistes) et à la RATP (58
%). Les fédérations de l’Energie rejoignent le mouvement. 45 % de
participation chez EDF et GDF.
Le 26 octobre, soit huit jours après la grève,
Nicolas Sarkozy s’invite par surprise (mais sous l’œil des caméras…
très important !), au centre de maintenance de la SNCF du Landy
près de Saint-Denis, qui a été un haut lieu du mouvement (73 % de
grévistes). C’est Guillaume Pepy, alors numéro deux de
l’entreprise, qui lui en a donné l’idée… Mais craignant un
mouvement de colère incontrôlable des ateliers, il avait alerté
l’Elysée la veille au soir : « Il vaudrait mieux que le Président
ne vienne pas. » Réponse de Nicolas Sarkozy : « J’y vais. » Il veut
vendre sa réforme.
A son
arrivée, à 8 h 30, le comité d’accueil est peu amène : le délégué
CGT refuse de lui serrer la main : « Avec vous, c’est travailler
plus pour gagner moins. » Tout sauf un auditoire acquis au principe
des quarante années de cotisations. Nicolas Sarkozy s’insurge : «
Ça fait vingt-cinq ans qu’un Président n’est pas venu à la SNCF,
alors vous pouvez me serrer la main ! »
Les syndicalistes commencent par exposer leurs
griefs sur un sujet qui leur tient à cœur : les sept mille emplois
supprimés à la SNCF. Mais le Président est venu leur parler de
leurs retraites : « Il n’est plus possible de travailler
trente-sept années et demie, il faut travailler plus longtemps,
aller jusqu’à quarante ans. Il n’y a pas un pays au monde qui fait
différemment. Je ne peux pas croire que vous êtes à ce point
inconscients de la réalité. Je ne céderai pas. »
Réponse du délégué SUD : « On n’a rien à vous
dire. C’est la rue qui va parler, on fera tomber le ministre, ça
s’est toujours passé comme ça. » Réponse de Sarkozy : « La rue
n’est pas un bon choix, ça montera une partie de la France contre
les cheminots. En revanche, je m’engage à ce que personne ne perde.
Votre statut, vous le garderez. On peut discuter de tout, du
salaire, de la pénibilité, de la décote et de la date
d’application. » Les cheminots n’en croient pas leurs oreilles. Ils
ont compris qu’ils ne seraient pas perdants.
Il fait froid. Le Président, qui en a assez de
piétiner à l’extérieur, lance alors à la cantonade : « Est-ce que
quelqu’un va m’offrir un café ? »
« Le Président avait très mauvaise mine, c’était
dix jours après son divorce. J’avais très peur qu’il attrape la
crève », se souvient Anne-Marie Idrac, la patronne de la
SNCF.
La
discussion reprend donc dans le bâtiment. « Tout le monde m’avait
dit de ne pas venir, mais je n’ai pas peur, la France nous regarde
: même si vous n’êtes pas d’accord, les Français voient que l’on
peut se parler », martèle Nicolas Sarkozy. Téléphone portable en
l’air, les cheminots photographient le Président. Un souvenir.
Beaucoup semblent impressionnés. Toujours chahuté et même hué,
Nicolas Sarkozy déroule son programme, évoque le développement du
fret ferroviaire. La construction de nouvelles lignes TGV. Bref,
l’avenir de la profession. Il est déjà près de 11 heures, après une
bonne cinquantaine de poignées de main, il s’engouffre dans sa
berline. Retour à Paris.
L’événement provoque la colère de la gauche : «
C’est une provocation, déclare le socialiste Benoît Hamon, une
stratégie délibérée de confrontation avec le mouvement social.
»
Malgré l’ampleur de la grève du 18, Nicolas
Sarkozy a marqué un point. Et il bénéficie d’un large soutien de
l’opinion. L’affaire, pourtant, n’est pas réglée le 31 octobre.
Jugeant les concessions de la direction insuffisantes, six
fédérations de cheminots, qui ont bien enregistré les promesses
présidentielles, appellent à un arrêt de travail général
reconductible à compter du 13 novembre. Il va durer neuf jours.
Soubie l’avait bien dit. Pourtant, les Français sont de plus en
plus nombreux à juger la grève injustifiée. Les syndicats sont
divisés. En réalité, ils ne maîtrisent plus le terrain. Le
gouvernement refuse d’aller plus loin dans la négociation sans une
reprise préalable du travail.
Durant ces neuf jours, le Président n’intervient
pas publiquement. Officiellement, il laisse œuvrer Xavier Bertrand
et Raymond Soubie. Pour ne pas radicaliser la situation. En
réalité, il est chaque jour au téléphone avec Bernard Thibault (la CGT est majoritaire à la
SNCF : 40 %, loin devant la CFDT : 11 %). Comment sortir de
l’enlisement quand la base ne suit pas ? Et puis voilà que des
actes de sabotage se multiplient sur des lignes TGV. Le syndicat
SUD, qui se veut toujours à la pointe extrême des conflits, est
soupçonné. Attention, danger ! Cela change la donne. Il faut que
les cheminots reprennent le travail. Et vite. Comment ? Bernard
Thibault va appeler en renfort des anciens, les héros de la grève
de 1995, qui iront dans les ateliers, inciter les grévistes à
reprendre le chemin du travail. Une stratégie risquée pour un
leader dont le plus gros des troupes se trouve à la SNCF. Le
travail reprend le 23 novembre.
Le gouvernement peut imposer sa réforme. Mais la
SNCF et la RATP ont négocié des mesures sociales d’accompagnement
très avantageuses pour les salariés, comme la création d’échelons
d’ancienneté supplémentaires. Et aussi des hausses de salaire !
Leur coût est un sujet de friction entre le gouvernement et une
partie de la majorité, qui trouve l’addition salée. « On a trop
cédé à Thibault », déplorent certains députés. Mais Nicolas Sarkozy
peut se targuer d’avoir sonné la mort des régimes spéciaux. (Pas
pour tout de suite…) Selon le rapport du sénateur UMP
d’Indre-et-Loire, Dominique Leclerc105, la réforme
a changé les comportements. Aujourd’hui, près d’un cheminot sur
deux poursuit son activité après 55 ans, contre seulement 20 %
avant la réforme. Mais il a fallu y mettre le prix : en juillet
2008, le gouvernement tablait en effet sur une économie cumulée de
500 millions d’euros en 2012, grâce aux gains réalisés en
cotisations et pensions, or la caisse de retraite de la SNCF annonce seulement 282
millions. Celle de la RATP évoque le chiffre de 8 millions d’euros.
Si l’on met en relation les économies d’un côté, et les mesures
sociales de l’autre, la réforme à la RATP devrait entraîner un
surcoût de l’ordre de 2 millions d’euros par an jusqu’en 2015,
avant de dégager des économies évaluées à 23 millions d’euros en
2020.
A la SNCF, un gain moyen d’environ 200 millions
d’euros par an est escompté sur la période 2009/2030. Mais la
réforme présente un inconvénient quelque peu singulier : si elle
commence par rapporter jusqu’en 2019, elle va coûter beaucoup plus
cher entre 2020 et 2030.
Si l’on n’avait jamais vu un Président dans les
ateliers à la SNCF, on n’avait jamais vu non plus un Président face
à des pêcheurs en colère. Quinze jours avant son passage au Landy,
alors que les marins pêcheurs criaient leur colère contre le
renchérissement de leurs coûts de production dû à l’augmentation du
prix du gazole, Nicolas Sarkozy, en route pour Washington, avait
débarqué impromptu sur le port breton du Guilvinec. Une halte qui
l’a sans doute préparé à sa rencontre avec les cheminots.
A peine descendu de sa Citroën présidentielle,
il avait en effet, sous les huées, poussé les barrières de sécurité
pour répondre à ceux qui l’invectivaient. « Je ne laisserai pas
tomber le monde de la pêche, je suis ici pour vous témoigner la
solidarité de la nation », avait-il promis dans un climat de
tension extrême. Un jeune marin l’avait insulté. Il lui avait lancé
: « Toi, si tu as quelque chose à dire, tu n’as qu’à descendre,
viens ici. »
Nicolas
Sarkozy a écouté les doléances, invité même les interlocuteurs les
plus belliqueux à participer à la table ronde prévue avec le comité
de crise.
Et il n’est pas venu les mains vides. Il annonce
l’exonération totale des charges patronales et salariales. Le temps
que Michel Barnier, ministre de l’Agriculture et de la Pêche qui
l’accompagne, mette en place un mécanisme durable, intégrant le
coût du gazole dans le prix du poisson vendu à l’étal. Cette seule
mesure représentant un coût de 21 millions d’euros par trimestre.
Nicolas Sarkozy évoque aussi la mise en œuvre d’un plan de
sauvegarde pour moderniser les bateaux – en France leur moyenne
d’âge atteint 24 ans – afin de les rendre plus économes et plus
sûrs.
Ni les pêcheurs, ni les cheminots, n’avaient
prévu ce type d’intervention présidentielle. Sondages à l’appui,
l’opinion approuve la démarche du Président. Sa majorité beaucoup
moins, qui juge qu’un Président doit éviter de se faire insulter.
Ils n’ont pas apprécié les images, ni le ton de sa harangue,
beaucoup trop familière.
84. En 2010, ces exonérations représentent 3,1
milliards de moins pour la Sécu, compensés à hauteur de 3 milliards
par l’Etat, grâce à l’emprunt.
85. En 2004, Hervé Novelli, député UMP
d’Indre-et-Loire, avait publié un rapport très éclairant sur les
méfaits des 35 heures. Il proposait de les abolir. Ce gros travail
avait été jugé « imbécile » par Jacques Chirac en privé, car il
estimait que les 35 heures étaient un acquis social auquel il ne
fallait pas toucher. Ce que confirmera à sa manière François Fillon
lors d’un voyage au Vietnam : « La vérité c’est qu’en 97, la
majorité de gauche a été élue sur un programme de gauche, et c’est
elle qui a fait le plus de privatisations dans l’histoire de notre
pays. En 2002, la majorité de droite a été élue sur un programme de
droite… Et elle n’a quasiment rien fait pour remettre en cause les
35 heures. » Un tacle pour Chirac.
86. En novembre 2011, l’UMP a inscrit à son
programme la négociation par branche de la durée légale du travail
pour en finir avec les 35 heures. Négociations déjà menées en 2008
par les partenaires sociaux, qui avaient signé un accord dont le
gouvernement n’avait pas tenu compte.
87. In Secrets de
fabrication, Editions Grasset, 2010.
88. Corrigé en tous les dix ans en 2011.
89. Les barèmes seront révisés en juin 2011 et
les taux pour les grosses successions remontés de 40 à 45 %. Mais
on ne touche pas au nouveau droit pour le conjoint survivant. « La
gauche n’y reviendra pas », assure Gilles Carrez.
90. Impôt supprimé en Autriche en 1994, au
Danemark en 1996, en Allemagne en 1997, aux Pays-Bas en 2001, en
Finlande et au Luxembourg en 2006, en Suède en 2007 et en Espagne
en 2009 (rétabli en 2010).
91. Pour permettre aux classes moyennes,
pénalisées par la flambée des prix de l’immobilier, de sortir du
barème de l’ISF.
92. Système qui existait quand Jean-François
Copé était en charge du Budget dans le gouvernement Villepin. Mais
attirait moins d’attention, le bouclier se situant à 60 %.
93. On pourrait faire au bouclier fiscal une
autre critique plus fondée, et relevée notamment par Raymond Soubie
: il protège les gros patrimoines à revenus faibles, donc les
fortunes acquises, plus que les fortunes en train de s’édifier,
donc les contribuables à revenus importants grâce à leurs
performances.
94. 70 % des bénéficiaires du bouclier fiscal
sont des foyers fiscaux modestes dont le logement, suite à
l’envolée des prix de l’immobilier, les assujettissait à un impôt
qu’ils ne pouvaient acquitter : exemple, les habitants de l’île de
Ré. Il est vrai que ces 70 %-là n’ont reçu que 10 % du total du
bouclier, quand les 30 % les plus fortunés se sont partagé 90 % du
pactole.
95. Les chefs d’entreprise saisiront cette
opportunité pour ne pas augmenter les salaires.
96. « En réalité, le coût de la loi TEPA, dit
“paquet fiscal”, n’a jamais excédé 7 milliards d’euros », précise
Gilles Carrez.
97. La gauche avait inscrit le RSA dans son
programme. Jean-Marie Le Guen, Manuel Valls, Arnaud Montebourg en
étaient de farouches partisans. Voté le 1er décembre 2008, le RSA est entré en vigueur en
juin 2009. Au 1er février 2010, un
million sept cent mille personnes le percevaient. Un million cent
mille sans avoir d’activité professionnelle et six cent mille en
complément d’un salaire ou d’un revenu de travailleur
indépendant.
98. Pendant la campagne des primaires
socialistes, Martine Aubry, toujours mesurée, dénonce
l’augmentation scandaleuse de 172 % (par rapport aux 7 000 euros de
Jacques Chirac) du salaire présidentiel. Et propose de réduire de
30 % les salaires du Président et des ministres. Proposition que
François Hollande a reprise à son compte.
99. Le crédit impôt-recherche permet de
déduire tous les frais de recherche et développement de l’impôt sur
les sociétés.
100. Il pouvait dire cela en 2010, il ne le
redirait plus en 2012.
101. Supprimé en 2011.
102. 21 jours d’arrêts maladie en moyenne par
an pour les salariés des collectivités locales. 11 pour les
salariés du privé.
103. Le Code du travail fait en France 955
pages, contre une moyenne de 300 pages dans les autres pays
européens.
104. Il fallut attendre la loi Fillon… en
2003.
105. Publié en novembre 2009, lors de la
discussion du projet de loi de finances.