Un matin, j’ouvris les yeux et n’aperçus plus rien. Mes pupilles s’étaient remplies de ténèbres. Inquiet, je me suis mis à trembler. Une tumeur venait sans doute de manger la zone de mon cerveau affectée à la vue. Le jour s’était bien levé ; je sentais les rayons du soleil qui chauffaient ma peau. Mon nez ratifiait cette impression. Les odeurs de la nuit ne sont pas celles d’un début de journée.

 

J’étais donc seul, aveugle, entouré par la mer.

 

Mon premier mouvement fut de vérifier que je pouvais toujours mettre la main sur mes provisions et ma réserve d’eau, à tâtons ; cela fait, je tâchai de retrouver mon calme. Après tout, ma situation n’était pas celle d’un homme que son handicap gênerait longtemps. Cette réflexion me rasséréna et, peu à peu, je découvris dans mon obscurité une étonnante proximité avec moi-même. Le moindre de mes émois me devenait perceptible. J’étais plus présent au monde que je ne l’avais jamais été.

 

N’étant plus diverti par tout ce que captait auparavant mon regard, je trouvai assez vite une nouvelle intimité avec Dieu, non pas le Dieu confit qu’on célèbre en bêlant dans les églises mais celui qui palpite timidement au fond de son âme, cette infinie douceur qui est la vie même. Atteint de cécité, je devins voyant du réel ultime.

Libéré de mon image d’homme de trente-huit ans, j’avais enfin l’âge du Petit Sauvage, cet âge imaginaire derrière lequel j’avais couru depuis mes retrouvailles avec Lily.

Un soir, assis face à la mer dont j'écoutais le flux et le reflux qui me berçait, je respirai une odeur que je reconnus tout de suite ; mon cœur la déchiffra avant mon nez. Manon avait débarqué dans l’île. Le parfum de sa peau nageait dans l’air. J’avais donc eu raison de croire au pouvoir de mes DESIRS Tout mon être vibrait. Mais où était Manon ?

J’entends sa voix qui m’appelle. Son timbre cassé résonne dans l’île et dans ma pauvre tête. Je devine sa présence, me tourne vers elle, lui souris. Elle s’approche. Ma joie est telle que j’ai l’impression de la revoir ; son odeur légère me permet de reconstituer mentalement son apparence.

 

—  J’ai perdu mes yeux… une tumeur.

 

— Je suis là, je suis là…

 

Ses mains effleurent mon visage. Sa silhouette se dessine plus nettement sous mes caresses enveloppantes. Elle m’embrasse ; je l’étreins, frôle l’annulaire de sa main gauche. Elle ne porte plus d’alliance. Tous mes maux de crâne se dissipent.

 

Puis elle dit :

 

— Je te cherchais depuis trois mois… à Montréal, à Paris.

 

Les doigts de Manon se mêlent aux miens. Elle me conduit à l’ombre d’un pin maritime. Une fraîcheur descend sur nous. Elle se dévêt, me déshabille et m’allonge sur le sol tiède. Son corps nu se plaque contre ce qui reste du mien. Ma maigreur est extrême. Elle réchauffe mes membres osseux, tordus et boursouflés par endroits. Manon ne semble pas effrayée par les métastases grosses comme des œufs disséminées sur mon organisme. Elle veut être encore ma maîtresse, attise ce qui subsiste de ma virilité. Ses longues jambes s’écartent, se referment sur mes reins. Le mouvement de son bassin m’emporte peu à peu vers le plaisir. Toute mon énergie m’abandonne ensuite, brutalement. Je m’affaisse, perds conscience.

 

Notre courte vie commune débuta ainsi ; puis s’écoulèrent des journées et des nuits d’amour parfait. Chaque instant de tendresse étant susceptible d’être le dernier, nous goûtions toutes les secondes partagées. Il n’était plus temps de nous retourner sur le passé. Seul le présent nous occupait ; et il n’y avait de place entre nous que pour l’émerveillement d’être encore ensemble.

 

Plus de trois semaines après son arrivée, Manon m’apprit que je ne mourrais pas vraiment :

 

    — Je suis enceinte.

 

Cette nouvelle me plonge dans un bonheur douloureux, achève de faire de moi un homme. Nous aurons donc un enfant qui, un jour, ira rouvrir les volets de la Mandragore et jouer dans le jardin des Eiffel. Un rire frais de gosse retentira à nouveau dans le salon du rez-de-chaussée. Ma fille ou mon fils usera à son tour ses fonds de culotte sur la rampe du grand escalier. Je l’entends déjà s’amuser sous les fenêtres de cette maison qui est une part de moi-même.

Si cet enfant pouvait ne jamais devenir une grande personne et réussir, plus tard, à se glisser dans la peau d’un authentique adulte. Mon chéri, ma chérie, je t’en supplie, respecte ta singularité, sois intime avec toi, cultive tes DESIRS, non tes caprices, évite de conjuguer les verbes au futur ou au passé, n’écoute pas les aigris qui te conseilleront des compromis, reste digne de celui que tu seras à cinq ans, rebelle au diktat de la raison, folâtre peut-être, rieur sans doute, mène une vie qui te ressemble et, surtout, n’oublie pas que la réalité ça n’existe pas ; seule ta VISION compte. Mon petit, bonne route. Que le monde ne te blesse pas trop. Ton père a confiance en toi.

 

(Je laisse la plume à Manon ; mes doigts ne m’obéissent plus. Elle terminera le livre en mon nom.)

 

Peu après que Manon m’eut annoncé que j’étais papa, mon état s’aggrava. Mon cerveau malade éteignit mes sens un à un, enraya mes facultés physiques. La paralysie gagna tout mon corps et m’ôta l’usage de mes cordes vocales ; ma bouche était figée. Mon agonie se déroula sous le toit de mon abri de fortune.

 

Immobile dans ma nuit, je sens encore les mains de Manon qui frôlent ma peau. Sa voix étranglée me chuchote d’ultimes mots d’amour. Tout à coup je cesse d’entendre. Mon ouïe ne fonctionne plus. Je suis muré, uniquement relié à ma femme enceinte par l’odorat et le toucher. Je perçois ses caresses sur mon front ; puis mon toucher s’évanouit par degrés. Je suis seul avec le parfum de Manon. Je sais qu’elle est à mes côtés, je la respire.

 

Le froid de la mort commence à m’engourdir.

 

Alors, soudain, je comprends ce qu'est l'enfance.