Je lave mes plaies dans mes larmes, laisse s’écouler mon vieux chagrin, ce pus infect. Sanglots, soulagement de tensions accumulées, purge des miasmes qui encombrent mon âme.

 

Je relève la tête et m’aperçois que je tremble. Mon asthme

se calme. Tout mon corps réclame une étreinte, un ré-

confort physique. Alors, guidé par une force obs-

cure, je progresse vers le fond de la grotte, vers

une nuit plus complète encore. Mondragon

ne me fait plus peur. Les parois se rap-

prochent de mes épaules mais je

poursuis à reculons, dans

un boyau ; je me

trouve bloqué

dans de la

glaise tiède.

La terre m’en-

serre et me

caresse.

Je sens que

ma voix inté-

rieure est en

train de muer.

Je suis enfin

tendre avec

moi, je vis

au présent…

Au réveil,

j’aperçois une

lueur. Il doit

déjà faire

jour. Saisi par

un formidable

désir de vivre,

je me dégage

de la glaise

et, en ram-

pant, sors

du boyau pour

gagner l’en-

trée de la grot-

te. Une vigueur

nouvelle anime mon corps.

Combien de temps ai-je dormi ? Le

soleil est au zénith, lavée par les pluies, la

végétation de l’île me paraît revigorée ; elle m’écla-

bousse de ses couleurs. J’ai le sentiment d’avoir vécu

jusque-là dans un monde en noir et blanc. Le rose fuchsia

des lauriers-roses en fleur, le jaune des mimosas, le vert des

eucalyptus, le bleu de la mer me brûlent presque la rétine.

 

Je me dirige vers les débris de mon campement et, tout à coup, m’arrête. Ai-je rêvé ? L’air n’est plus fade. Mon nez a capté une odeur d’eucalyptus qui, en se libérant autour de moi, rehausse l’atmosphère sans goût que je respire sans plaisir depuis plus de vingt ans. Stupéfait, je reprends mon souffle. D’autres effluves méditerranéens envahissent mes sinus, réactivent ma mémoire olfactive. Je viens de recouvrer l’odorat du Petit Sauvage ! Tout mon être SENT à nouveau.

Entraîné par une joie enfantine, je m’élance vers un citronnier sauvage en fleur, enserre son tronc, bois son odeur entêtante, me roule dans le jasmin en dégustant l’onde de son parfum, hume la terre, les cailloux, me laisse pénétrer par une senteur de basilic, me perds dans les molécules odorantes d’un genévrier, m’oublie dans des fragrances complexes, sereines ou vives. Ivre d’un bonheur simple, je me livre à cette orgie d’effluves en pleurant.

Alexandre Eiffel, lui, ne versait jamais de larmes. A force d’étrangler ses émotions, il était parvenu à n’en éprouver que de modérées. Peines chétives et bonheurs riquiqui étaient son lot d’adulte caparaçonné. Sa pseudo-virilité y trouvait son compte.

Allongé sur la grève d’une petite crique, baignant dans les arômes qui m’environnent, je sens alors qu’un phénomène étrange se produit en moi : mes mots se rechargent de sens.

Quand Monsieur Eiffel disait j’aime, il entendait qu’il ne détestait pas. Ses paroles ne reflétaient aucun mouvement de son cœur ; il ne ressentait plus les termes qu’il employait. Les mots du Petit Sauvage, eux, étaient gonflés de signification. Ses verbes palpitaient, ses adjectifs frissonnaient, ses épithètes bondissaient. Lorsqu’il s’écriait j’ai faim !, il avait vraiment FAIM.

Etendu sur la plage, je suis HEUREUX, ICI ET MAINTENANT. L’envie de chanter ma PLENITUDE me prend. J’ouvre la bouche, entonne Let it be de John Lennon et, à ma grande surprise, entends que je chante juste. Ma voix se place sans difficulté, avec harmonie. Je me redresse, attrape une pierre plate avec ma main gauche et réussis un triple ricochet sur la mer. Effaré, je réitère mon essai, avec succès. Le gaucher en moi est ressuscité ! J’HABITE A NOUVEAU MON CORPS.

Mais, soudain, un relent interrompt mon euphorie. Un autre homme a débarqué dans ma retraite. Je viens de flairer sa présence, son odeur persistante et âcre. Agacé d’être importuné en un tel moment, je cesse de chanter et escalade avec aisance un vieil olivier pour tenter d’apercevoir ce visiteur.

Personne. Aucune silhouette ne se profile dans mon île, aucun bateau ne s’est échoué sur les plages de mon paradis. Pourtant, l’odeur est là. Perplexe, je redescends de mon arbre. L’homme a dû dissimuler son bateau. Il se tient à couvert. Pourquoi ? Une peur diffuse me gagne. Je n’aime guère le parfum triste qu’exhale sa peau. Où se trouve cet inconnu que je ne peux pas sentir ?

Inquiet, je me mets à fouiller l’île. Partout où j’arrive, il semble s’être carapaté quelques instants auparavant, comme s’il me redoutait. Des bribes de son odeur flottent encore dans l’air. Il est vrai que mon abord ne doit pas inspirer confiance. Mes vêtements sont presque en haillons. Je porte des cheveux fort longs et une barbe que j’ai cessé de raser depuis… longtemps ; mais je suis resté propre et ne lui ai témoigné aucune animosité.

Je m’avance sur un promontoire de roche rose qui domine une calanque et crie :

—  Montrez-vous ! N’ayez pas peur !

Et l’écho de me répondre :

—  … n’ayez pas peur !

Subitement, je comprends que je suis seul. L’inconnu, c’est moi ! L’odeur de faisandé est celle de mon corps de trente-huit ans. Je ne pouvais la reconnaître ; mon odorat s’est éteint dans ma seizième année.

Je pue l’adulte.

Troublé, je retourne vers les vestiges de ma cabane en songeant à la vanité de mon dessein. Espérer me soustraire au diktat du temps était bien illusoire. Le corps, lui, n’échappe pas à l’âge. Mais je me sens désormais capable d’apprendre à aimer ma nouvelle odeur.

Qui suis-je à présent ? Alexandre Eiffel n’est plus. Le Petit Sauvage respire dans un corps qui empeste l’adulte. Pff… tout cela me paraît bien embrouillé.

Intrigué de voir quel visage a bien pu émerger sous ma barbe au cours de mon séjour en solitude, j’attrape mon rasoir au fond d’une malle épargnée par les vents, fais bouillir de l’eau douce et commence à me raser de la main gauche devant un morceau de miroir brisé par la tempête.

Peu à peu, une figure apparaît, très différente de celle que je présentais le jour de mes retrouvailles avec Lily. J’étais alors bouffi de suffisance et affligé d’une mine pâle d’homme de bureau. Mes rides de fatigue aggravaient le sérieux de mes expressions. Ma bouche dégoûtée accentuait l’air décharmé de tout qui se marquait sur mes traits affaissés. L’œil ennuyé, lointain, je me tenais toujours dans la réserve cauteleuse qu’affectaient mes relations d’affaires.

Au lieu de cela, je découvre une physionomie qui promet de l’imprudence et de l’espièglerie, des yeux fripons qui sourient à la vie, une fraîcheur de teint. J’ai maigri. Mes rides prématurées se sont estompées ; mon front tendu est sans nuages. Il règne dans toute ma face une harmonie et une vivacité qui m’étonnent moi-même. Mon arrogance d’antan a fait place à un air de sincère timidité que mon maintien ne dément pas ; mais on devine sous ces dehors une effronterie sans limites, une propension à commettre des actes de chenapan. Je ne parais pas bon mais VIVANT.

Pour la première fois, je me ressemble.

Il n’est plus nécessaire que je continue à singer le Petit Sauvage. Lui rendre visite de temps à autre, lors de douces rêveries ou en dialoguant avec ma main gauche sera désormais suffisant.

Je ne suis plus Alexandre Eiffel ni le Petit Sauvage ; JE SUIS ALEXANDRE !

L’heure était venue de retourner auprès de Manon.