Ange Malo vient me chercher dans ma loge.

—  C’est à toi, Lola.

Une angoisse froide me saisit, brutalement. Toute cette mascarade n’était jusqu’à présent qu’un jeu. Dans quelques instants, je me trouverai RÉELLEMENT sur une scène, je vais me risquer dans un rôle qui, soudain, m’effraie. Des moustachus vont reluquer mon postérieur, me désirer. J’ai été trop loin.

—  Je ne peux pas.

Pour toute réplique, Ange m’envoie une paire de gifles ; puis il ajoute :

—  Viens, ou j’te crisse une autre claque sur la gueule.

Sa petite main molle se referme vigoureusement sur mon avant-bras. Il met en route son fauteuil roulant électrique et me conduit dans les coulisses, sans parler.

On me pousse devant des centaines de paires d’yeux.

Je suis en scène, vêtu comme une putain magnifique. Les projecteurs m’éblouissent, augmentent la perception que j’ai de mon corps. J’ouvre la bouche ; ma voix se libère. Je chante – juste – et commence mon strip-tease comique. Les spectateurs gloussent. Est-ce bien moi qui m’offre à la concupiscence du public ? Oui, c’est moi, Alexandre. Je suis libre, totalement libre d’aller jusqu’aux antipodes de mon tempérament. Ma pudeur se dénoue. Je jette mes gants à la foule, balance mon cul. Ma voix est belle, chaude. Dans l’incohérence, je vis. Après cette virée de l’autre côté de moi, j’oserai tout. Plus aucune peur ne m’asservira. Je jouis d’être enfin totalement maître de mon sort, de ne plus me subir. Un à un mes vêtements me quittent.

Intégralement nu face à la salle, je me replie dans un mouvement d’oiseau qui se rassemble. Les applaudissements me caressent. Je me sens digne du Petit Sauvage.

En sortant de scène, je tombe sur Ange ; bouleversé, il me serre les deux mains.

—  Câlice ! La grande Lola ! Tas fait un triomphe. Mais qu’est-ce qui t’a pris d’aller jusqu’au bout ? C’était pas prévu d’enlever ta petite culotte.

—  Je suis LIBRE.

La grande Lola ne reparut jamais sur une scène montréalaise. Si Ange Malo lit un jour ces lignes, qu’il me pardonne d’avoir disparu brusquement. Ma destinée n’était pas de régner sur les nuits ambiguës du VERSAILLES.

J’étais né pour Manon !