Un soir que je repeignais la cuisine, on frappa à la porte.
J’ouvre.
Manon est là.
Je lui souris.
Sa physionomie reste figée, empreinte d’une détermination froide.
— Bonjour, dis-je dérouté.
— Je ne fais que passer, me répond-elle en pénétrant dans notre demeure d’un pas hésitant.
Ses yeux furètent à droite à gauche ; elle prend soin d’éviter mon regard. Manon découvre avec stupeur que mes paroles n’étaient pas des mots en l’air. Je suis bien en train d’achever la décoration de notre future maison de famille.
— Ça sent la peinture fraîche, dit-elle crispée.
— Tu veux voir la chambre d’enfants ? J’ai trouvé un lit en forme d’hippopotame et une table à langer gigantesque.
— Tu as aussi choisi les robes qui iront dans mon placard ? Oh ! Je suis une personne, pas une poupée qu’on met dans une maison, ni une fausse actrice à qui on assigne un rôle dans un film bidon. Alors écoute-moi bien…
Manon me raconta que le petit flacon de parfum que j’avais envoyé par la poste s’était brisé pendant le transport ; Bertrand avait trouvé dans leur boîte aux lettres une enveloppe imbibée de senteurs… Je pouvais concevoir sa réaction. Elle me priait de quitter le Québec sans délai, si j’éprouvais pour elle une affection sincère. Son quotidien conjugal tournait à l’aigre depuis que j’avais surgi à Montréal ; l’attente du 30 maintenait son couple dans une anxiété qui, peu à peu, dégénérait en conflit chronique. Bertrand n’était que soupçons, en proie à une jalousie tatillonne. Manon ne supportait plus mon désir, m’avoua-t-elle soudain ; il déréglait son existence, sapait ses certitudes, abîmait son amour pour Bertrand sans pour autant ranimer la passion qu’elle avait eue pour moi.
— Je te parle avec honnêteté, conclut-elle, parce que nous nous sommes toujours parlé de cette façon. Ne fous pas en l’air notre complicité, s’il te plaît.
Le trouble avec lequel elle s’était exprimée trahissait les dispositions véritables de son cœur. Qu’elle fût venue jusqu’à moi pour me confier son désarroi me confortait dans l’idée que j’avais eu raison d’avoir confiance en mon DÉSIR ; la réalité commençait à se conformer à mes souhaits. Manon était en train de me supplier de ne pas la mettre en position de céder ! Je voulais croire que si elle n’en avait pas eu une secrète envie, elle ne se serait pas ouverte ainsi.
— Manon, repris-je, je t’ai simplement offert un parfum que j’ai composé pour toi. J’ai fait un choix, je m’y tiendrai. Réfléchis, jusqu’au 30.
Abattue, Manon demeura muette, jeta un coup d’œil pensif sur notre maison et sortit désemparée, sans rien ajouter. Aussitôt, je débouchai le flacon qui contenait le parfum de son corps. Sa présence emplit la pièce où je me trouvais ; je me sentis alors moins seul.
A présent que notre demeure était prête, il me fallait entreprendre mon œuvre de parfumeur subversif.
Dans ma solitude, j’avais formé un dessein dont la portée m’exaltait et m’inquiétait. Je souhaitais retrouver le parfum que le Petit Sauvage avait créé à douze ans, cet accord mystérieux d’arômes qui avait le pouvoir de réveiller l’enfant assoupi en soi ; puis j’entendais commercialiser cette fragrance sous la marque Tonnerre, non pour m’enrichir mais afin
J’étais persuadé que cette senteur subversive ferait vaciller la société des grandes personnes. Diffuser un tel effluve nous entraînerait fatalement dans une ère IMPRÉVISIBLE, peuplée de citoyens animés de DÉSIRS fulgurants, assez sages pour goûter davantage l’INSTANT et capables d’ÉMERVEILLEMENTS vertigineux. Que deviendraient, après l’avoir respiré, les banquiers resserrés dans leurs maximes étroites, les escadrons de salariés qui subissent un petit chef sans trop se rebiffer, la cohorte des vendeurs qui pratiquent la reptation devant leurs clients, les artistes empaillés par le succès, les étudiants que l’on tente de normaliser, les lycéens sommés par leurs professeurs d’abdiquer leur singularité, les femmes insatisfaites, les vieux résignés, les hommes politiques et les prostituées ? Qui donc accepterait encore de se prêter aux abjects compromis de cette comédie inhumaine qu’on nomme la vie adulte ? J’étais plus que jamais résolu à réenchanter le réel !
L’époque me paraissait attendre ce parfum. Toutes les révolutions n’avaient-elles pas échoué ? Une sombre morosité recouvrait l’Occident. L’ordre adulte régnait partout, au nom de la raison. En Europe et en Amérique, chacun vivait hors de soi, étranger dans son existence et son propre corps, ivre de télévision pour oublier que notre sort ne nous ressemble pas, déformé par les effrayantes exigences de ce Dieu barbare qu’est le marché du travail. Ceux qui n’étaient pas encore, ou pas tout à fait déglingués ne pouvaient tolérer plus longtemps d’être expropriés de leur vie, et d’eux-mêmes.
En cette première année du XXIe siècle, les temps n’étaient plus favorables à la domination de la pensée masculine traditionnelle. Si les idées bien ficelées dans leurs corsets de doctrines ne se renouvelaient guère, l’art d’exister cherchait à s’affirmer. Les hommes apprenaient peu à peu à dire ce qu’ils sentaient ; les femmes s’écoutaient enfin au lieu d’entonner les refrains des hommes. Là était la modernité, me semblait-il. La recherche d’une relation de bonne qualité avec soi-même, et donc avec autrui, paraissait devenir le véritable moteur de l’Histoire. Mon parfum ne pouvait naître en de meilleures circonstances.
Je me mis au travail, avec mes pipettes, mes mouillettes de buvard et un grand flacon mélangeur. Je fermai les yeux, respirai calmement et, en me laissant rêvasser, regagnai cette île méditerranéenne qui était en moi, ce paradis intérieur où je retrouvai sans difficulté une intimité avec le Petit Sauvage.
— S’il te plaît, lui dis-je doucement, donne-moi la formule de ce parfum.
— Laisse-moi te guider, me répondit sa voix qui résonnait dans mon esprit.
J’ouvris les yeux et vis ma main gauche qui s’emparait de fioles ; elle versa quelques larmes d’une substance aromatique dons le flacon mélangeur en cristal, ajouta un soupçon d’une essence et continua ce ballet pendant un quart d’heure ; le parfum se faisait à travers moi. Quand il fut achevé, je le sus.
Je humai la bouteille et restai interdit.
Le parfum du Petit Sauvage était devant moi, prisonnier de son flacon. Il lui fallait à présent un nom. J’hésitai un moment entre plusieurs solutions et, soudain, arrêtai mon choix. Aucun doute n’était possible ; j’avais trouvé le nom qui s’imposait. Je collai une étiquette blanche sur le cristal et l’écrivis avec soin au feutre noir :
Ce point d’interrogation à l’envers exprimait exactement, par sa forme et par son sens, l’énigme de cette senteur ensorcelante ; car qui sait ce qu’est vraiment l’enfance ? Plus je progressais dans mon aventure plus ce mot m’apparaissait comme un mystère. Et je trouvais juste de mettre en garde par ce signe qui suscite une double interrogation les futurs acheteurs de mon parfum. Personne n’était en mesure de leur dire quel homme ou quelle femme ils deviendraient après l’avoir respiré.
Satisfait, je cachetai la bouteille et la rangeai. Avant de pouvoir mettre en vente ce précieux liquide, il me fallait épouser Manon.