Manon marche en souriant dans le jardin de sa mère, vêtue d’une robe de mariée, au bras d’un homme qu’une voix interpelle. Bertrand ! Bertrand ! Il se retourne. Elle rajuste son voile avec nonchalance. Ahuri, je regarde ce spectacle sans bouger. Manon continue sa progression ; tout dans son allure trahit sa jubilation. L’espace d’un jour, elle vit son rêve de petite fille : elle est une star, regardée par tous. Les invités soulignent d’un sourire chacun de ses propos. Les silhouettes masculines se tournent vers elle.
Je suis écrasé de DOULEUR, compressé par un coup violent. Une tristesse noire s’insinue dans mon cœur qui se resserre ; il s’infecte tout entier. Je reste engourdi, roulant dans un abîme de détresse muette. J’ai envie de mourir…
Manon m’aperçoit.
Je respire à nouveau.
Son regard se fige, sa nuque se raidit.
Elle se ressaisit, abandonne sa noce et s’approche de moi. Je respire moins mal. Nous sommes sur le ponton de bois du petit port, face à face. Je sens son odeur légère qui exerce sur mes sens un irrésistible pouvoir. Quatre mois, c’était trop, murmure-t-elle. Puis elle ajoute : J’ai besoin d’un homme, pas d’un petit garçon. J’essaie de lui peindre celui que je suis à présent. Elle ne veut plus m’entendre. La lassitude, dit-elle. Le sort vient de me vaincre.
Manon est désormais au nom d’un autre. J’ai fait un choix, répète-t-elle à plusieurs reprises. Essaie-t-elle de se convaincre ? Non, elle semble déterminée à m’échapper. Nous partons pour le Québec, reprend-elle, Bertrand est appelé là-bas, dans un hôpital spécialisé. Et puis j’ai trouvé un poste de prof de géologie à l’Université de Montréal. Une chance…
— Oui, oui… m’entends-je répondre.
Elle me serre la main brièvement, comme si elle craignait que ce contact ne se prolonge, et s’éloigne. Sonné, je me dirige vers la Mandragore.
Célestin a travaillé avec acharnement pendant mon absence. Le jardin de mon enfance a refleuri. Les plates-bandes ont été reconstituées ; les rosiers ont retrouvé leur splendeur de jadis.
Mille effluves anciens montent jusqu’à mon nez et ressuscitent mon passé. Le temps est enfin aboli. Je devrais être heureux mais ne trouve en moi que désolation et amertume. Je n’ai pas même l’énergie de m’insurger contre le destin. Quel enchaînement absurde… Manon s’envole pour le Québec au moment où je suis assez mûr pour l’aimer. Pourquoi faut-il toujours que l’autre soit un obstacle irréductible ?
Désemparé, je pénètre dans le grand salon de la Mandragore. Tout-Mama est alitée, drapée dans des châles. Ses yeux sont vides, cerclés de vaisseaux éclatés. Par instants, sa mâchoire se déboîte presque sous l’effet de tremblements convulsifs. Elle se redresse avec peine et me lance d’une voix pâlotte :
— Pascal… je t’attendais. Tu m’as tellement manqué, mon petit Pascal.
Un rictus hideux tord son vieux visage.
Horrifié, je reste immobile. Tout-Mama me prend pour mon père ; elle semble avoir oublié son décès. Une porte grince en s’ouvrant. Célestin apparaît, plus courbé que jamais ; il me susurre avec gravité :
— Elle attendait le retour de son fils pour s’en aller…
— Pascal, viens là que je t’embrasse, murmure-t-elle.
Plongée dans les transes d’une interminable agonie, Tout-Mama a égaré sa raison. Elle n’est plus qu’un cœur, qu’une mère qui n’a jamais su dire amen au décès de son fils. A la fois saisi d’angoisse et bouleversé jusqu’au tréfonds, je la serre contre moi et consens à adoucir ses derniers instants en me prêtant à cette comédie effrayante :
— Je suis là…
— Mon petit, mon petit Pascal, je savais que tu reviendrais. Tu vas mieux ?
— Je suis guéri, ce n’était pas un cancer.
— Mon amour, j’ai eu si peur… si peur.
Ses doigts usés palpent ma figure. Sa vue doit être en train de la quitter. Je rassure cette maman meurtrie. Elle crache, siffle, s’étouffe dans ses glaires. Ses poumons renâclent à exécuter leur tâche et ses bras émaciés décrivent dans l’air des mouvements désordonnés. Le dernier acte est abject…
— Porte-moi dehors, chuchote-t-elle, j’ai besoin d’air. Pascal, vite.
Je la prends dans mes bras et la transporte en toute hâte sur la terrasse qui domine le jardin, près de la cage de Lily ; puis je l’allonge avec douceur dans un transat.
— J’ai froid, froid… râle-t-elle.
Je frictionne ses chairs moites, lui parle avec douceur :
— Est-ce que tu sens le mimosa, les roses de Chine et les odeurs de tulipes ?
— Oui…
— Le jardin a refleuri. Tu as trente ans, tu es belle. La vieillesse, ça n’existe pas. Le jardin embaume ta jeunesse, respire.
Un sourire se dessine sur ses lèvres et réveille sa physionomie empesée. Les yeux mi-clos, elle respire l’air de l’époque où elle fut une jeune femme courtisée, les effluves de ce parc dans lequel elle rêva de ses amants. L’espace de quelques minutes, elle croit avoir trente ans ; elle en redevient presque belle. Quand, tout à coup, une toux sèche déchire sa poitrine. Ses doigts osseux se crispent sur les miens. Je suis seul, irrémédiablement SEUL.
Sans réfléchir, je me lève, ouvre la porte de la cage de Lily et la laisse s’échapper. Ses ailes se déploient. Elle monte dans le ciel et se confond avec le soleil.