Dans les débuts de mon séjour dans l’île, j’employai tout mon temps dans un rude labeur. Mon esprit désorienté par la solitude et l’absence de divertissements cherchait sans relâche de l’occupation, comme pour continuer à me distraire de moi-même. Je chantais – faux – afin d’interrompre un silence impressionnant auquel je n’étais pas accoutumé.

Ma première initiative fut d’explorer les moindres recoins de l’île. Je découvris ainsi une grotte inquiétante, un gouffre rempli de ténèbres. On eût dit une plaie béante. Peu rassuré, je m’abstins d’y pénétrer. Nul témoin ne se trouvait là pour me faire sentir le ridicule de ma crainte. Puis je bâtis une cabane solide et fabriquai les quelques meubles qui m’étaient nécessaires, avec d’autant plus de soin que je redoutais le moment où je n’aurais plus suffisamment de besogne pour m’accaparer.

Pendant plus de vingt ans, la fébrilité artificielle de la vie adulte m’avait maintenu en dehors de moi dans une agitation constante, comme si mon existence n’avait été qu’une somme de difficultés à résoudre. Même en vacances, Alexandre Eiffel ne savait pas s’attarder en sa compagnie. Sans répit, il courait derrière des balles de tennis, réparait une chasse d’eau, téléphonait, entretenait son automobile… Et quand par extraordinaire son corps était immobile, son cerveau était continûment distrait par la musique que débitait sa radio ou par mille tracas professionnels qui le poursuivaient jusque dans son sommeil. Mon retour à la Mandragore avait à peine modéré ma frénésie de mouvements qui, loin de me ramener au Petit Sauvage, continuait à m’exproprier de ma vie.

Au bout de huit jours, je n’eus plus guère de travail. Je m’étais ménagé des conditions d’existence acceptables. Mes provisions étaient suffisantes pour assurer ma subsistance pendant fort longtemps. Essayer de m’échapper de l’île en construisant un radeau me paraissait absurde. J’étais trop éloigné des côtes pour tenter une telle navigation ; puis je ne m’étais pas engagé dans cette aventure pour battre en retraite au premier obstacle.

Cependant, l’épreuve de l’inaction jointe à celle de la solitude était accablante. Je m’accrochais désespérément aux menues tâches que je parvenais à m’inventer : sculpter un bout de bois, tailler une flûte dans un bambou… Mon regard se tournait toujours vers l’extérieur, en quête d’un prétexte pour m’oublier. Si j’avais pu tourner le bouton d’une télévision ou m’abstraire dans un roman…

Alors se produisit un événement CONSIDÉRABLE.

Un soir que j’étais assis sur l’une des plages, à guetter malgré moi le passage d’un bateau, je fus comme hypnotisé par le flux et le reflux des vaguelettes, ce va-et-vient qui faisait écho à mon rythme intérieur, celui du Petit Sauvage, et peu à peu je pris un timide plaisir à exister, à accueillir des sensations infimes, des états naissants, des commencements d’émotions, à me laisser charmer par ma seule présence, sans que cette douce jouissance n’eût rien de narcissique, et dans cette quiétude mes sensations se dilataient, ma conscience s’éveillait, je communiai avec la nature qui devenait une extension de moi-même, le silence de l’île se peuplait de cris d’oiseaux, du chant du vent, du frémissement des arbres : ma société cessa de m’ennuyer.

Loin du bruit du monde adulte, je venais de redécouvrir l’art d’être intime avec soi.

Le Petit Sauvage, lui, possédait le secret de ces paresses qui n’en sont pas, cette faculté de s’abandonner qui est une façon d’être présent. En regard de cette aisance qui va avec l’enfance, j’étais encore assez gauche ; mais j’avais entrevu grâce à cette rêverie une façon de me fréquenter.

Débuta alors une période de mue passionnante. Combien de semaines dura-t-elle ? Je ne l’appris que plus tard. Je n’avais pas emporté de montre et refusais de mesurer le temps en recourant à des repères qui m’étaient extérieurs, tels que des minutes, des heures ou des jours… Seul mon temps intérieur comptait. Je n’étais plus seul ; j’étais avec moi. Nul programme, nul agenda ne me brusquait. Libéré du poids du monde, je n’avais rendez-vous qu’avec le Petit Sauvage. Aucune nouvelle propagée par un journal ou une radio ne m’absorbait dans des événements étrangers à ma vie réelle. Mes tristesses et mes joies étaient les miennes, et non celles d’une personne publique.

Progressivement, je quittais ma nostalgie pour m’insérer dans une succession d’instants au sein desquels je tentais de me rassembler, de me réapproprier ; et je me sentais de plus en plus vivant ; mais cette sensation demeurait resserrée dans des limites mystérieuses.

Tout ce qui se trouvait dans mon île prit la valeur d’un trésor : les morceaux de verre poli par la mer que je ramassais sur la plage, un tronc d’arbre qui avait la forme d’un dauphin… Petit à petit, protégé par la mer qui m’entourait, je revins à cet état chamanique et poétique qui est le propre de l’enfance. L’invisible me fut accessible.

C’est ainsi qu’un matin je m’élevai spontanément jusqu’à Dieu. Je m’étais réfugié dans le phare pour me mettre à l’abri d’un coup de vent. Je lève la tête. Les ruines de l’édifice faisaient comme une cheminée qui montait vers le ciel. Soudain je le perçois, aussi nettement que s’il m’étreignait. Avec une facilité déconcertante, je m’abandonne, m’oublie en lui, dans son infinie tendresse. J’étais fort surpris car j’avais toujours regardé le Bon Dieu comme l’ennuyeux confident de Tout-Mama et le Christ comme un acrobate égaré sur une croix. Et là, tout à coup, je me livre tout entier à la douceur de Dieu et, dans le même moment, comprends qu’on ne prie pas en radotant des litanies mais en se laissant être avec Lui, en étant poreux. Plus intime avec moi, je le devins avec Dieu.

Avec le temps, la trouille que m’inspirait la grotte ne cessa d’augmenter. Au début, je m’étais plu à imaginer qu’une vilaine bête végétait dans ce sombre trou ; puis, dans ma solitude, je finis par m’en persuader et l’animal se changea dans mon esprit en un monstre hideux qui grognait dans les entrailles de mon île. Je l’avais surnommé Mondragon, du nom du grand crocodile imaginaire qui était censé se cacher sous le lit du Petit Sauvage pour le manger pendant son sommeil.

J’évoluais donc dans un univers réenchanté, espérant chaque jour l’événement décisif qui, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, ferait de moi un adulte authentique. Je m’étais certes rapproché du Petit Sauvage, mais ne parvenais pas à passer résolument de l’autre côté du miroir. Même lors de mes rêveries, je stagnais dans un sentiment d’incomplétude, comme si j’étais encore séparé de moi-même, de la VRAIE VIE ; et cette frustration me devenait intolérable à présent que j’en avais le pressentiment.

J’étais toujours pour Manon dans une disposition qui me ramenait sans cesse vers son souvenir. Plus je consultais mon cœur moins je doutais qu’elle fût la femme de ma nouvelle existence. La fièvre avec laquelle elle m’avait fait l’amour me manquait également. Entre ses cuisses et entre ses lèvres, elle m’avait fait connaître des vertiges qui tenaient moins du coït que de l’envolée spirituelle. Quand le corps permet d’oublier le corps. Quand la poésie se mêle au foutre. Quand l’âme trouve son compte dans une fellation royale. Mes sens exaspérés par l’abstinence réclamaient mon retour auprès de Manon ; mais il lui fallait un homme, non un petit garçon. Et c’est en homme que j’entendais lui revenir.

J’attendais cette renaissance.