Un matin que je rêvassais dans le parc avec Marcel, j’aperçus Manon qui se prélassait au soleil sur la plage. Ma gorge devint aride. Mon organisme réagissait comme si les yeux du Petit Sauvage s’étaient arrêtés sur Madame de Tonnerre.

Prisonnier de ma réserve, je ne savais comment l’aborder. En ce moment, j’enviai le naturel avec lequel les enfants vont simplement les uns vers les autres en suivant leur inclination. Comme la plupart des adultes, j’avais oublié le secret de cette aisance. Entrer en relation était pour Alexandre Eiffel un acte délicat qui obéissait à une étiquette. Il ne se voyait pas adresser la parole à une presque inconnue sans avoir été introduit par une tierce personne. Demander son chemin dans la rue à une femme était admis par la jurisprudence des usages ; mais lui parler sans le secours d’un prétexte m’eût paru inconvenant et, par là, difficile à accomplir sans éprouver une certaine gêne.

Cependant, j’entendais me dégager de ces entraves artificielles. Le Petit Sauvage, lui, avait l’art de rencontrer les gens en recourant à des procédés qu’il imaginait dans l’instant. Je décidai donc de me faire confiance en me laissant agir spontanément.

Sans réfléchir, j’ôtai mes chaussures, mis mes lunettes de soleil et, comme dans un songe, me dirigeai droit vers celle que j’avais recherchée à travers toutes les femmes que j’avais voulu aimer jusqu’alors. Plus je m’approchais d’elle plus mon anxiété croissait. Le Petit Sauvage ne me soufflait aucune stratégie galante ; et je ne me sentais pas la ressource d’improviser.

La plage était déserte. Ointe de crème solaire, Manon dorait en maillot de bain, les yeux mi-clos. C’était bien le corps de Madame de Tonnerre qui se trouvait étendu devant moi. J’avais très soif.

Quand soudain, à moins de deux mètres d’elle, je me revis vers douze ans dans une situation semblable, devant la petite fille qu’elle fut. Le contact du sable chaud sous mes pieds avait ranimé un souvenir enfoui dans ma mémoire. Ainsi que l’avait fait le Petit Sauvage, je commençai à tracer dans le sable avec mon talon droit le plan d’un appartement ; Manon en était le centre.

Au bout de trois ou quatre minutes, elle ouvrit les yeux et constata qu’elle se trouvait dans une maison imaginaire. Son regard annonçait un esprit pénétrant ; et il ne mentait pas. Tout dans sa physionomie exprimait la gourmandise : le dessin de ses lèvres, ses narines en éveil, ses pommettes, ses dents fines…

—  Si vous voulez sortir, dis-je timidement, il faut prendre le premier couloir à droite, puis vous traversez la salle à manger, le salon, et la porte d’entrée est ici.

—  Et… je suis où, là ? demanda-t-elle en souriant.

Sa voix me fit tressaillir ; j’entendais celle de Fanny.

—  Dans votre salle de bains, répondis-je.

—  Je jouais à ce petit jeu quand j’étais gamine, sur cette plage, avec un petit garçon plus âgé que moi…

—  Je sais.

—  Vous savez ? fit-elle, ironique.

—  J’ai un don de voyance, répliquai-je avec sérieux. Je peux même vous dire qu’à cinq ans on vous appelait Manouche. Vous aviez une nurse anglaise, un petit vélo blanc et vous portiez toujours un chapeau de paille.

Interloquée, Manon se redressa :

—  On se connaît ?

—  Vous ne croyez pas à la voyance ?

—  Non, si… enfin, pourquoi pas, mais… qui êtes-vous ?

—  Vous avez une cicatrice sous le pied droit. Vous vous êtes ouvert le talon sur un rocher, le jour de l’anniversaire de vos sept ans.

—  Si c’est de la voyance, chapeau.

—  Et vous n’aviez vraiment rien à foutre du petit garçon avec qui vous jouiez sur cette plage.

—  Non, là vous faites erreur. C’était mon premier amour. J’étais folle de lui mais je le lui cachais bien !

Je retirai mes lunettes de soleil.

Manon me dévisagea. Sans me reconnaître tout à fait, elle manifesta un léger trouble en croisant mon regard et, fugitivement, parut déceler dans mes traits les vestiges d’une figure familière.

—  Ce petit garçon… c’était moi.

Manon demeura interdite quelques secondes ; puis elle dit, à mi-voix :

—  C’est vous ?

—  Oui, je suis votre ancien et votre nouveau voisin. Je viens de racheter la Mandragore. Bonjour Manon.

Je lui tendis une main en m’asseyant. Elle la serra. Il faisait très beau.

—  Alexandre… chuchota-t-elle. Alexandre Eiffel, le Petit Sauvage… Je suis désolée, vous avez un peu changé. Et je ne m’attendais vraiment pas à vous croiser aujourd’hui, sur cette plage, en train de jouer au faux voyant…

Elle partit dans un éclat de rire.

Je retrouvais en Manon la grâce piquante de Madame de Tonnerre, toute la chaleur de son timbre grave ainsi qu’une bonne part de sa présence. Bien que peu appuyés, ses regards me laissaient deviner qu’elle apercevait la physionomie du Petit Sauvage qui, par instants, tressaillait sous mon masque d’homme. Un léger tremblement de ses lèvres trahissait l’émoi qui s’insinuait en elle. Une vague de réminiscences fit même rosir ses joues.

Jamais le Petit Sauvage n’avait remarqué que Manouche crevait d’amour pour lui. Il prenait la froideur que cette petite fille lui témoignait pour du mépris et ne pouvait concevoir que son attitude fût un effet de sa timidité.

—  Ce que j’ai pu être amoureuse de vous… enfin de toi. Tu sais ce que c’est, une passion de petite fille…

Elle ajouta, comme pour se rassurer :

—  Mais tout ça c’est du passé ! Qu’est-ce que vous, tu… qu’est-ce que tu deviens ?

—  Ça ne vous dérange pas si je continue à vous vouvoyer ?

—  Non, non… répondit-elle étonnée.

Le Petit Sauvage ne s’était jamais permis de tutoyer Madame de Tonnerre.

—  Eh bien je suis devenu un vieux con ! dis-je gaiement. Mais ça va changer. C’est pour ça que je suis là.

Sur ces mots, je retirai mon alliance de ma main gauche et, sous le regard médusé de Manon, la lançai dans la mer. Moi, l’apologue du mariage, je venais de commettre un acte qui contredisait toutes mes convictions, avec une légèreté qui me surprit, sans que j’en eusse pesé toute la gravité. Quelle délivrance ! J’en frissonnai d’aise.

Surprise par mon geste, Manon resta muette.

—  Je vais me recommencer, poursuivis-je, me corriger, remettre un peu d’enfance dans ma vie. Et vous ?

Manon étudiait les humeurs des volcans, consacrait sa curiosité aux plus perfides. Crapahuter dans de profonds cratères, au ras de la lave liquide, renifler l’air imprégné de soufre, sentir le pouls de ces roches vivantes, s’enivrer de danger, tout cela lui était un bonheur.

A ses yeux, une éruption était un moment sacré, le seul spectacle qui puisse rivaliser en beauté barbare avec la venue au monde d’un enfant. En causant du feu, elle dépeignait son tempérament à son insu. Je me passionnai illico, sans forcer mes sentiments, pour cette jeune femme éprise de ferveur et animée par une impressionnante capacité d’émerveillement. En elle Manouche respirait toujours ; son regard radioactif ne s’était pas éteint. Elle évoquait les coulées de matière en fusion, leur viscosité, leur élan avec un enthousiasme fébrile qui achevait de m’étourdir.

Un instant, je me souvins de la petite Manouche à son retour de voyage en Italie. A huit ans, elle avait assisté par hasard à une explosion du Stromboli. Une vague de magma s’était déversée par une large fissure ouverte sur le flanc du volcan. De cet éblouissement était née une certitude : plus tard je serai contrôleuse de volcans, avait-elle dit.

Songeant à mon entourage, je m’étonnai de ce que les femmes fussent moins sinistrées aux approches des trente-cinq ans que la plupart des hommes, plus soucieuses d’écouter et de respecter la petite fille qu’elles furent. D’où vient cette négligence masculine, cette ardeur à immoler le petit garçon ? Mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.

Manon vivait donc au rythme de la terre, défaisait sa valise au pied de chaque volcan malade de son activité, un jour au Japon, le lendemain au Mexique. Elle ne se trouvait chez sa mère que pour y passer des vacances et préparer un grand événement.

—  Je vais me marier bientôt avec Bertrand, mon ami, précisa-t-elle.

Avec spontanéité, je lui posai alors une question qui m’étonna moi-même :

—  Vous ne trouvez pas que ce serait formidable si on s’autorisait à dire la vérité de ce que l’on sent, comme des gamins ?

—  Oui… pourquoi ? fit-elle, interloquée par ma brusque sortie.

—  Eh bien, je vais vous la dire, ma vérité : si vous vous mariez, je serai désespéré.

Mal à l’aise, Manon se mit à rire et me demanda avec une fausse gaieté :

—  Tu plaisantes ?

—  Non. Je ne vous demande rien, rien que votre présence. Je n’ai pas envie de toucher votre corps ; mais je serais vraiment malheureux si vous épousiez votre Bertrand.

—  Alors toi, tu as une façon de faire des avances…

—  Je ne vous fais pas la cour, Manon, et ne prétends à aucune faveur particulière. J’en ai assez des rapports prévisibles entre les hommes et les femmes. Je souhaiterais seulement jouer avec vous.

—  A quoi ?

—  A tout, sauf à l’adulte.

Tout à coup j’aperçus au loin la silhouette de la véritable Madame de Tonnerre qui rappliquait vers nous. Je paniquai à l’idée de rencontrer mon idole vieillie. Elle devait rester aussi jeune que sa fille, inatteignable par les ans.

Je me levai et lançai à Manon :

—  Si un jour vous avez envie de pirater, venez gratter à ma porte. Vous vous souvenez de ce que ça voulait dire ?

—  Oui.

—  A bientôt.

Je me carapatai.

—  Attendez, maman arrive. Elle sera contente de vous revoir !

Sans répondre, je hâtai le pas vers la Mandragore.

Le rez-de-chaussée rappelait désormais celui de notre villa d’autrefois. Seuls les meubles manquaient. Il était temps d’enlever Tout-Mama, de la faire évader de son asile de vieillards pour la réinstaller dans ce décor de son passé, là où elle avait régné pendant plus d’un demi-siècle. Le Petit Sauvage ne l’aurait pas laissée s’amenuiser aussi longtemps dans un tel purgatoire.

Je montai dans la voiture de location et pris la direction de la maison de retraite. J’étais résolu à sauver ma grand-mère de la vieillesse et de son cortège d’humiliations.