Au petit matin, je m’éveillai sur une plage de sable, dans une petite crique boisée. Une vague avait dû me rejeter sur cette côte qui m’était inconnue. Des grillons célébraient le retour du soleil. La mer étale avait oublié sa colère.

Heureux d’être en vie, je me relevai et m’aventurai dans un maquis dense de fougères arborescentes, de bruyères et d’arbousiers, sous le couvert de pins d’Alep. Le relief était marqué. Je finis par atteindre un grand chêne-liège que j’escaladai pour voir où j’avais échoué.

Perché au sommet de l’arbre, je constatai que j’étais dans une île. Non loin s’élevaient les ruines d’un phare décapité et un pommier si tourmenté qu’il paraissait plus vieux qu’un antique olivier. J’avais donc fait naufrage sur l’île du Pommier. La terre ferme se trouvait au-delà de la ligne d’horizon.

J’étais seul, à l’abri de la société des grandes personnes.

Autour de moi prospérait une végétation abondante, un résumé de l’Eden. Des palmiers, des tamaris et des eucalyptus voisinaient avec des myrtes et des genévriers. La pointe nord était plantée de pins maritimes qui entouraient ce qui restait du phare. Des nuées d’oiseaux en route vers l’Afrique faisaient escale sur la côte ouest et des dizaines d’espèces de papillons évoluaient dans la chaleur méditerranéenne. L’île était protégée des marchands de tourisme par un statut de parc national. L’accès était interdit, afin que les oiseaux voyageurs pussent s’accoupler en paix.

Je remarquai un papillon fripé qui s’extirpait avec peine d’une petite chrysalide soyeuse accrochée à une branche du chêne-liège. Parvenu au stade de son ultime métamorphose, il déploya ses fines ailes jaunes tachetées de points fauves et prit son envol pour se confondre avec le soleil. Ce spectacle faisait écho au cheminement que je me souhaitais ; j’en demeurai troublé.

Puis, me tournant vers la pointe sud, j’aperçus la lugubre épave de mon bateau que la tempête avait abandonnée après l’avoir violée. Empalée sur un rocher proéminent, la coque délabrée offrait le spectacle d’une proie fracturée, éventrée et enfin dépecée par un ressac haineux. De toute évidence, le bateau bleu ne pouvait être réparé.

Mon jeu devenait sérieux. Le destin, et peut-être aussi le Petit Sauvage qui à sa manière m’avait poussé dans cette aventure, avaient fait de moi un véritable Robinson Crusoé. J’entrai de plain-pied dans mon rêve d’enfant, avec un frémissement qui mêlait une excitation sincère et de l’appréhension.

Je descendis de mon chêne-liège et gagnai promptement l’épave pour sauver la nourriture et le matériel qui étaient encore récupérables. Dévalant un escarpement de roche, je pensai alors à Manon. Quelle attitude adopterait-elle en ne me revoyant pas revenir de si tôt ? L’idée que nous fussions définitivement séparés par ce coup du sort m’effleura mais je la repoussai. Un simple retard ne pouvait interrompre une liaison dans laquelle nous avions mis tant de ferveur. Songer à son attrait sensuel, joint au nimbe du souvenir de sa mère, agissait plus que jamais sur mon imagination.

J’étais déjà nostalgique de la liberté de ton de nos échanges, de la légèreté de nos rapports et de la formidable montée de sève qui s’opérait en nous lorsque nous étions ensemble. La gaieté constante et naturelle qui nous saisissait dans ces moments transfigurait le monde qui, soudain, se muait à nos yeux en une gigantesque cour de récréation. Chaque instant avait la grâce de ce qui est éphémère. Notre passion tenait du jeu. La sincérité était notre langue, le présent notre temps. Manon savait me faire aimer la réalité tout en me la faisant oublier. J’étais convaincu qu’elle était de ces femmes qui eussent enfiévré le Petit Sauvage et voulais croire qu’elle m’attendrait.

Parvenu au bateau, je me hissai sur le pont et, à ma grande joie, m’aperçus que par miracle l’essentiel des vivres était intact, solidement arrimés dans la cale. Les outils que j’avais emportés se trouvaient également là.

Vider la soute et récupérer les planches du bateau réutilisables m’occupa jusqu’au soir ; puis je m’assurai que la citerne située près du phare était remplie d’eau de pluie, ce qui était le cas. Rassuré, je jugeai que mes jours n’étaient plus en danger.

Commença alors une période qu’il m’est difficile de raconter, tant cette expérience fut intérieure. La relation de mes actes fera sans doute ricaner les railleurs. Certains me regarderont comme un insensé. Pourtant mes extravagances eurent, me semble-t-il, plus de sens que le quotidien de bien des citoyens dits normaux. Lecteur, je te livre les instants de ma vie les plus secrets.