J’embarquai à bord de l’avion pour Montréal déguisé en grande personne. Je portais un costume de flanelle grise et toute la panoplie requise pour avoir l’air adulte : une paire de chaussures cirées, une cravate assortie à ma chemise bien repassée, une grosse montre qui indiquait la date, un assortiment de cartes de crédit et l’inévitable mallette ; elle ne contenait qu’un paquet de biscuits mais je jugeai cet accessoire nécessaire afin de bien entrer dans mon nouveau rôle.

Dans l’avion, j’observai quelques hommes d’affaires pour me remémorer leurs attitudes. L’un grattait sa calvitie en consultant le Financial Times ; je priai une hôtesse de m’en apporter un exemplaire que je m’obligeai à lire en me grattant le crâne. Imiter l’homme que j’avais été m’amusait. Un autre travaillait assidûment sur son ordinateur portable ; mais dans mon étourderie je n’avais pas pensé à m’en procurer un. J’avais également négligé de me munir d’une calculette et d’un carnet de rendez-vous. Personne n’est parfait.

Au milieu des nuages, je songeai que seul un enfant pouvait croire en la reconquête de Manon. Raisonnablement, l’entreprise était vouée à la déconfiture. On ne se marie pas pour rompre et divorcer quinze jours après. Manon n’avait guère de goût pour l’adultère ; elle me l’avait assez répété. Et puis, elle avait arrêté un choix et, selon toutes apparences, aimait tendrement son Bertrand. Mais le cœur n’a-t-il pas ses raisons qui se moquent de la raison ? Le mien me disait de persévérer.

Plus je m’écoutais, plus j’étais certain que ma passion viendrait à bout de la résistance de Manon, si opiniâtre fût-elle ; et je sentais que l’assurance pleine de gaieté qui m’envahissait était ma meilleure alliée. N’est-il pas troublant d’être l’objet d’un amour qui ignore le doute ? Ah, la griserie que d’être convoité avec ferveur… Il y a dans les pupilles de celui qui vous DÉSIRE je ne sais quel attrait mystérieux, un miroir déformant qui rend si charmant à ses propres yeux. Combien d’inclinations naissent en écho et comme l’on s’éprend plus aisément de qui nous aime. Ma certitude ne tenait pas de l’orgueil et n’était le fruit d’aucun calcul ; elle procédait d’un élan intérieur que rien ne pouvait tempérer.

Mes sentiments pour Manon étaient aussi vifs que ceux que le Petit Sauvage avait éprouvés pour Madame de Tonnerre. Je lui trouvais toutes les grâces héritées de sa mère rehaussées par un piquant qui lui était propre. Son esprit continuellement en mouvement promettait une vie conjugale qui demeurerait un jeu grave et léger. Et elle manifestait un tel goût pour les étreintes sans fin…