Soudain la fraîcheur de ton de Tout-Mama
m’illumine et atténue mon désarroi. Un sourire apparaît sur mes
lèvres. Fait-il beau ? J’en ai l’impression. Comment ai-je pu
oublier de rire de ce qui m’arrive ? Le Petit Sauvage n’était
pas si grave, même lorsqu’il souffrait.
En sortant de chez le notaire, je file à la Mandragore, saisis deux stylos, un dans chaque main, et me mets à dialoguer par écrit avec ‘le Petit Sauvage. Peu m’importe qu’il ne soit qu’un songe ; je souhaite croire qu’il sait dans quelle direction je dois m’engager.
— Que faire ? lui demande ma main droite.
Et la gauche de me répondre :
— Imbécile ! pourquoi as-tu laissé Manon se tirer avec un autre que toi ?
— Elle venait de se marier quand je suis arrivé.
— Et alors ? Reprends-la !
— Elle a fait un choix.
— Si tu VEUX vivre avec elle, tu le peux. Tu es désormais tout-puissant. Tes désirs ne sont-ils pas des DÉSIRS ?
Secoué, je pose mes deux plumes. Le Petit Sauvage a raison. Pourquoi me suis-je résigné si promptement ? Le séisme affectif que je viens d’essuyer m’a fait oublier que dans mes veines coule à présent un sang radioactif. L’impossible est à ma portée.
Je décidai séance tenante de reconquérir Manon. Comment ? Je devais tout d’abord réduire mes doutes ; puis je me conduirais avec Manon comme un enfant qui joue à l’adulte. Ma cour serait celle d’un homme confiant dans le pouvoir de ses DÉSIRS et disposé à écouter sa fantaisie. Au diable la gravité ! Que le grand jeu commence ; je m’étais suffisamment complu dans la morosité. Tout-Mama n’aurait guère apprécié que cette affliction se prolongeât.
Ma résolution ranimait ma malice d’antan et mon naturel turbulent, folâtre et insolent. Aussitôt, je réservai par téléphone – Tout-Mama avait fait rétablir la ligne – un billet d’avion pour Montréal, ville que je connaissais bien. Dans la foulée, je fermai les volets de la Mandragore.
Que faire de cette maison ? La conserver n’avait plus de sens ; mais je ne l’avais pas restaurée dans sa splendeur pour m’en défaire à présent. Un instant je fus tenté de l’incendier pour qu’elle n’existât plus que dans ma mémoire. J’optai finalement pour une solution moins ruineuse qui satisfaisait davantage mon cœur : je la laisserais à l’abandon, jusqu’à ma mort. Le lierre recouvrirait un jour les volets de bois. Des herbes folles envahiraient les abords et, au fil du temps, le parc ressuscité par Célestin disparaîtrait sous les ronces. Peu à peu, la Mandragore se nimberait d’un halo de mystère. Mon enfance serait alors protégée par la végétation, comme endormie par une fée.
Je confiai Marcel au vieux Célestin et descendis dans le jardin faire mes adieux définitifs aux grands arbres.
— Adieu le cèdre, adieu le séquoia… murmurai-je, la gorge serrée.