J’empruntai le bateau de Manon et gagnai le Collège Mistral en longeant la côte. Il fallait un vaisseau à la Société des Crusoé pour que notre rêve de gosses pût enfin prendre corps. Nous ne pouvions franchir à la nage la quinzaine de milles qui séparaient l’île du Pommier du continent.
Je m’interdisais de douter de la venue des Crusoé au rendez-vous que je leur avais fixé. Désormais mes DÉSIRS devaient façonner la réalité ! Que vingt-cinq années se fussent écoulées depuis notre serment me paraissait négligeable. Dans mon esprit, il était clair que mes anciens comparses s’embarqueraient sans barguigner pour l’île du Pommier, puisqu’il ne se trouvait plus d’adultes pour s’opposer à notre projet ; et si par extraordinaire l’un d’entre eux se montrait récalcitrant, je saurais trouver le baratin nécessaire pour le rappeler à ses engagements d’enfant !
J’entendais me défaire de la circonspection qui bridait le caractère d’Alexandre Eiffel. Le Petit Sauvage, lui, avait le secret de l’inconscience qui donne toutes les énergies et, parfois, fait plier le réel. Tout-Mama lui avait raconté à plusieurs reprises l’histoire de ce général romain qui s’était emparé d’une citadelle réputée imprenable parce qu’il ignorait qu’elle l’était. Cet exemple m’enthousiasmait à nouveau.
J’abordai le rivage du Collège à la tombée de la nuit. Je ne portais plus de montre mais je sus que j’étais en avance en jetant un coup d’œil sur le château. Les fenêtres des dortoirs étaient encore éclairées ; or les Crusoé ne se réunissaient dans la grotte qu’après l’extinction des feux.
J’échouai le bateau, le tirai sur le sable et le dissimulai derrière un rideau de bambous, à proximité de la plage ; puis, telle une belette (l’animal totémique du Petit Sauvage), je me coulai en douce jusqu’à la rivière, me déshabillai prestement et plongeai dans mes souvenirs.
Je ressortis dans la grotte dès le premier essai. Trouver le passage m’était devenu naturel ! J’en éprouvai une vive satisfaction. L’obscurité était presque totale. J’avais oublié d’apporter un briquet pour rallumer les vieilles bougies.
Quand, tout à coup, j’entendis derrière moi des clapotis qui résonnaient sous la voûte. Tapi dans le noir, un homme reprenait sa respiration.
— Philo ? demandai-je avec anxiété.
Nous étions comme aveugles.
— Non, c’est Benjamin, enfin… Tintin. Salut à toi Crusoé, dit-il en reprenant notre phrase rituelle d’autrefois.
— Tintin ! m’exclamai-je en m’avançant vers l’ombre qui sortait de l’eau. Salut à toi, mon vieux Crusoé. C’est fou, ta voix n’a pas changé.
— Au Collège, j’avais déjà mué. Mais toi… tu es Pierre ou Alexandre ? Ta voix ne me dit rien.
La nuit de la grotte était d’encre.
— Devine.
— On ne peut pas allumer ?
— J’ai oublié de prendre un briquet. Tu en as un ?
— Non, je n’ai plus fumé depuis la pension. C’est incroyable, je suis incapable de dire si tu es Alexandre, Philo ou Pierre.
— Si j’étais Pierre, qui crois-tu que je serais aujourd’hui ?
— En tout cas tu ne te serais pas marié ! Tu étais tellement timide, incapable de te déclarer.
— Et si j’étais Alexandre ?
— Alors là c’est du billard. Ta vie était toute tracée. Tu as épousé ta Madame de Tonnerre, ce que tu as pu nous emmerder avec cette bourgeoise, et tu es devenu Nez dans sa boîte.
— Je suis Alexandre.
— Alexandre ! Le Petit Sauvage…
Il me serra dans ses bras et murmura avec émotion :
— Le chef des Crusoé… Et alors, tu es Nez ?
— Non, je n’ai plus d’odorat. J’ai fini dans l’industrie de la clé, du verrou… Et toi ?
— Tintin n’est pas devenu reporter. Je vends des voyages que je ne fais pas, dans une petite agence à Marseille. Les autres globe-trottent pour moi… et je reste derrière un bureau.
Il y eut un silence. Tous deux, nous avions mis nos rêves de gosses au placard.
Un bruit d’eau dissipa notre impression nauséeuse.
— Les jumeaux ? Philo ? Pierre ? lança Tintin.
— C’est vous ? demandai-je.
— C’est Philo.
Après un court instant de silence, il ajouta :
— Pierre est mort, il y a vingt ans. Un accident de moto. Salut à vous, Crusoé.
Un frisson nous parcourut tous les trois. Je reçus cette nouvelle en plein front ; puis un sentiment étrange, inavouable, m’envahit. Je me surpris à envier le sort de Pierre qui, lui, n’avait connu aucun de ces renoncements qui sont les véritables défaites de la vie. Partir à vingt ans, quel privilège…
Philo toussota et dit :
— S’il avait vieilli, je crois qu’il m’aurait ressemblé. Alors, comme je suis là, il est un peu avec nous ce soir. Pourquoi vous n’allumez pas ?
— On n’a pas de briquet.
— J’en ai pris un.
On entendit un bruit qui laissait deviner que Philo déroulait un sac en plastique. Une étincelle apparut dans la nuit. Je retins mon souffle. J’allais brutalement découvrir mes amis d’enfance devenus adultes. La pierre du briquet joua à plusieurs reprises. Une flamme finit par se former ; elle diffusait une clarté qui projetait nos ombres immenses sur les parois.
Muets, nous nous dévisageâmes.
Nous étions tous trois en caleçon.
Le frêle Tintin s’était métamorphosé en un quadragénaire capitonné de graisse. Sa poitrine abondante était tapissée de poils drus ; on eût dit de la moquette. Une empilade de double, triple et quadruple mentons soutenait sa mâchoire. Des kilos de chairs molles encombraient son anatomie affaissée. La libellule gracieuse, virevoltante s’était changée en un crapaud placide, gorgé de bière.
Philo, lui, était sec comme un insecte, pourvu d’une abondante moustache et déjà fort dégarni. Seule une petite couronne de cheveux subsistait sur son crâne étroit. Une pomme d’Adam extraordinairement saillante nageait sous la peau blanchâtre de son cou de poulet. Ses joues osseuses étaient constellées de profondes séquelles d’acné. Pourtant, à treize ans l’épiderme de son visage n’annonçait pas une telle déroute esthétique.
A leurs yeux, je ne devais guère paraître mieux conservé.
Par une grâce inexplicable, je vis alors à travers leur apparence détériorée les gamins charmants qu’ils avaient été. J’aperçus le jeune Tintin frétillant dans l’homme pachydermique qu’il était à présent et distinguai en Philo le petit garçon aux cheveux longs qu’il n’était plus.
— Heureusement qu’il nous reste le sens de l’humour ! lança Philo en s’efforçant de dissimuler son émotion.
— C’est bien tout ce qu’il nous reste ! ajouta Tintin en riant.
— Vous vous êtes souvenus du premier rendez-vous ? demandai-je.
— Oui, mais je ne m’y suis pas rendu parce que… je pensais que vous l’aviez oublié, répondit Tintin.
— Moi aussi, dit Philo.
Tous les Crusoé avaient donc été fidèles, au moins par la pensée, à notre engagement pris un quart de siècle auparavant ! J’en fus bouleversé. Alexandre Eiffel, lui, n’y aurait pas songé s’il n’avait pas trouvé par hasard – mais était-ce bien le hasard ? – le document secret.
Ils constatèrent à leur tour avec bonheur que la grotte n’avait pas été redécouverte par les élèves du Collège.
— Tout est intact, murmura Philo en rallumant une vieille chandelle de la Société des Crusoé.
Je pris le cahier et les priai de s’asseoir à la place qui avait été la leur, sur nos sièges faits de pierres plates. Celui de Pierre resta vide ; mais à travers son frère, il n’était pas totalement absent. Emu, je commençai à lire :
— A lire en l’an 2000, le jour où les Crusoé se réuniront…
Ils écoutèrent la lettre du Petit Sauvage sans m’interrompre, à la lueur des bougies de leur enfance. Quand je l’eus terminée, nous laissâmes passer un ange.
— Je ne sais pas pour vous… mais moi, je ne suis plus trop radioactif… avoua Tintin.
— Eh bien moi je le suis ! s’exclama Philo. Depuis la mort de mon frère, je vis pour deux. Tous les matins, j’essaie de me faire rire quand je me regarde dans le miroir de ma salle de bains.
— C’est quoi ton boulot ?
— Je mène une vie d’aventurier, dit Philo, une vie de James Bond d’opérette, je suis paparazzi ! Je planque les stars, je me déguise avec de fausses barbes, je saute dans des avions, j’enquête en douce. Et crac, je prends une photo indiscrète ! Par ici la monnaie !
— Mais c’est ignoble, lâcha Tintin.
— C’est vrai. D’ailleurs j’en souffre. Mais… moi au moins je vis, je ne me sens obligé par rien, je joue du matin jusqu’au soir. Après tout, je ne suis pas plus amoral qu’un gosse.
— Bon, les Cruso, qu’est-ce qu’on décide ? On part quand dans l’île ?
Il y eut à nouveau un silence.
Tintin bredouilla qu’il n’était venu à ce rendez-vous que par nostalgie. Il avait une épouse devant qui il devait justifier ses absences, des loupiots qui l’avaient rendu père, une carte d’adhérent à un parti politique et ne se voyait pas jouer à Robinson Crusoé sur une île déserte.
— Et ton serment ? répliqua Philo.
— Ecoutez, on avait treize ans. Soyez sérieux, les mecs. On aurait l’air de quoi ? D’une bande d’attardés. Non mais, vous nous imaginez avec des peaux de bêtes et des lance-pierres, dormant dans une cabane ?
— Et à treize ans, tu t’imaginais le cul vissé à un tabouret en train de vendre des billets d’avion dans une agence de voyages, de neuf heures du matin à six heures du soir ? lui demandai-je calmement.
— Merde, ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de vivre un rêve de gosse ! s’exclama Philo.
— Mais je ne suis plus un gosse.
— Tu n’en as pas honte ?
— Il n’y a plus d’adultes pour nous en empêcher, il faut en profiter, poursuivis-je.
— Je n’ai pas de congés, moi, en ce moment, fit Tintin.
— Alors on y va ce week-end !
— Mais ma femme, qu’est-ce que je vais lui dire à ma femme ? Si je raconte la vérité à Liliane, elle ne me croira pas ; et si je lui mens, elle va penser que je la trompe. Et puis si ça se sait, j’aurai l’air de quoi ?
— Tu sais Tintin, murmurai-je, il y a vingt-cinq ans tu étais un des rois du dortoir, tu sautais dans les flaques d’eau. Aujourd’hui tu me fais pitié avec ta Liliane qui te tient en laisse. Tu as une gueule de prudent, de mec prévisible, de contribuable obéissant, de mari bien dressé. Tu es exactement le genre de type que tu méprisais quand tu avais treize ans. Alors si tu veux la revoir, ta radioactivité, tu as intérêt à venir faire le Crusoé. On ne va pas dans cette île pour jouer au boy-scout, on y va pour être une fois dans notre vie digne du gamin qu’on a été. Tu piges ?
— Et puis pour rigoler ! lâcha Philo.
— Bon, bon… marmonna Tintin.
— Quoi, bon, bon ?
— Je… je viens. Mais seulement ce week-end.
— En attendant, les Cruso, lança Philo, moi j’ai envie d’aller jeter un œil dans la pension. On va revoir le dortoir ? En douce.
— T’es fou, répondit Tintin. On n’est plus des enfants. Si on est chopés, on devient des clients pour les flics. Effraction, et tout !
— T’inquiète ! rétorqua Philo. L’effraction, ça me connaît. J’en ai sauté des murs dans mon boulot. On ne m’a jamais serré.
— Et puis les serrures, moi je sais les ouvrir, dis-je en souriant. J’en ai tellement fabriqué.
— Qui m’aime me suive !
Philo plongea dans la rivière. Je le suivis. Nous fîmes surface à l’extérieur. Tintin apparut derrière nous quelques secondes après.
— Eh, attendez les mecs !
Nous filâmes ventre à terre en direction de la salle de biochimie où, jadis, les Crusoé se réunissaient nuitamment, à l’époque où la grotte n’avait pas encore été découverte. Cette pièce située au rez-de-chaussée offrait trois avantages. Elle se trouvait assez loin des chambres des sifflets, entendez les surveillants. Ses grandes fenêtres permettaient d’aérer facilement la classe après que les Crusoé y avaient fumé avec délectation des cigares qu’ils fabriquaient eux-mêmes en récupérant de vieux mégots jetés par les professeurs. Le dernier atout de cette salle n’était pas le moindre : elle contenait d’importantes réserves de fioles d’acide et de flacons contenant diverses substances que nous utilisions sous la direction de Pierre, le jumeau défunt. Pierre avait reçu de ses parents un jeu éducatif qui nous fascinait tous : Le coffret du petit chimiste. Il avait eu l’excellente et périlleuse idée d’apporter clandestinement au Collège le mode d’emploi du fameux coffret. Dans le laboratoire, la nuit, nous pouvions donc à loisir réaliser certaines recettes. C’est ainsi qu’à chaque réunion de la Société, Pierre nous concoctait un litre d’une soi-disant limonade qui dégageait une fumée jaunâtre et possédait un goût voisin de ce que j’imaginais être le goût de la dynamite. Un seul verre de ce breuvage diabolique nous ravageait la tripaille pendant huit jours mais nous en raffolions.
— Eh, les mecs ! murmura Tintin, on ne se rhabille pas ?
— Pourquoi ? lui demandai-je. Il fait chaud.
— On ne va tout de même pas entrer dans le Collège en caleçon.
— En caleçon, on sera tous égaux, comme autrefois, dit Philo. Pas de différences de milieu.
— Et si on se fait piquer, on aura l’air fin ! continua Tintin.
— De toute façon, un peu plus ou un peu moins… lui répondis-je en me penchant sur la serrure de la porte-fenêtre du laboratoire.
Puis je me tournai vers Philo.
— Allume ton briquet, je n’y vois rien.
A la lueur de la flamme, je pus alors lire la marque de la serrure : EIFFEL…
— Philo, Tintin ! C’est incroyable, c’est une serrure Eiffel !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’est moi qui l’ai conçue, dessinée et fait fabriquer dans mon usine.
— Ah ben ça alors…
En un tour de main, à l’aide d’un vieux clou, je l’ouvris sans la brutaliser. La gorge et le ressort demi-tour demeuraient intacts. Même un serrurier astucieux n’y serait pas parvenu.
— Pour une fois que mon métier me sert à quelque chose de vraiment utile… murmurai-je en poussant la porte.
Nous échangeâmes un regard, tandis qu’une peur d’enfant s’insinuait dans nos veines, la grande trouille d’être surpris par un sifflet ; et cette angoisse nous catapultait vingt-cinq ans en arrière.
— Si on est pincés, on aura l’air fin… répéta Tintin, la gorge nouée.
Philo pénétra le premier dans notre classe. Tintin et moi le suivîmes. Les tables carrelées brillaient toujours dans la clarté lunaire. Sur les étagères, des bocaux, des pipettes, des cornues et des fioles étaient rangés aux mêmes emplacements. Tout était là, même James Dean, le squelette. Sans doute avait-il été rebaptisé par les nouveaux élèves ; mais à nos yeux, c’était bien James Dean qui nous toisait, avec cet air perpétuellement goguenard.
— Salut Dean, lança spontanément Philo.
Emus, nous nous assîmes machinalement chacun à notre place, sans parler. Je passai une main sous la table, ainsi que le Petit Sauvage le faisait pour coller ou récupérer le chewing-gum usé qu’il mâchouillait inlassablement. Mes doigts rencontrèrent un vieux chewing-gum durci. Etait-ce l’un de ceux du Petit Sauvage ? Non, bien sûr ; mais l’envie folle de le mettre dans ma bouche me traversa l’esprit.
Tintin se racla la gorge et lança :
— Quelqu’un se souvient de la recette de la limonade ?
— C’était Pierre qui la connaissait… dis-je en baissant les yeux.
— On va la retrouver, affirma Philo. Et on trinquera en souvenir de mon frère !
Philo saisit quelques flacons d’acides et commença à concocter au jugé la fameuse limonade des Crusoé. Nous avions devant nous l’image de l’homme que Pierre aurait pu devenir, en train d’agiter une bouteille de limonade. Un instant, il me parut moins mort. La frousse d’être tancé par un sifflet me maintenait dans cette fébrilité qui était l’état naturel du Petit Sauvage. C’était bien mon cœur d’enfant qui battait la chamade dans ma poitrine.
Philo versa son mélange dans trois tubes à essais en murmurant :
— Et voilà les coupes à limonade…
— Tu es sûr de la formule ? demanda Tintin inquiet.
— C’est dingue, ça m’est revenu, comme ça… L’atmosphère, la nostalgie… et hop ! Ma mémoire s’est réveillée.
Nous levâmes nos tubes à essais.
— A Pierre ! lança Philo en jugulant son émotion.
— A Pierre, dis-je avec Tintin.
Nous trinquâmes. Dans le choc, une goutte de limonade s’échappa de mon tube, tomba sur une table et la transperça ! Je m’approchai, pour m’assurer que je n’étais pas victime d’une hallucination.
— Les mecs, il y a un trou. La limonade est passée à travers le bois !
Nous jetâmes tous un regard inquiet sur notre tube à essais qui devait être plein d’un cocktail d’acides… puis Tintin et moi fixâmes Philo.
Gêné, il haussa les épaules et dit :
— J’ai peut-être un peu forcé les doses…
— Bon, on arrête nos conneries, murmura Tintin en vidant sa coupe à limonade dans un évier.
Philo et moi fîmes de même.
— On va voir le dortoir ? proposa Philo.
— On en a peut-être assez fait comme ça pour ce soir, non ? rétorqua Tintin.
— On ne t’oblige pas…
Nous sortîmes sans bruit du laboratoire, en caleçon, pour gagner le grand escalier. Tintin suivait le mouvement, comme toujours. Même si dans son jeune âge il s’était parfois montré téméraire, il ne fut jamais de ceux qui initiaient les grands chahuts.
Dans le vaste hall du Collège, nous passâmes devant le monument aux morts des anciens élèves, un bas-relief en bronze qui frappait l’imagination du Petit Sauvage. Le sculpteur avait représenté de façon saisissante un soldat à l’agonie entouré de ses rejetons en larmes. Je me souvins fort bien m’être dit à sept ou huit ans, en contemplant cette scène édifiante : mon Dieu comme il doit être désagréable d’avoir un papa mort… Mais à l’époque la mort n’était qu’un petit mot creux, un prétexte pour construire des monuments. Ne cassaient leur pipe autour de moi que les héros de cinéma, la sinistre grand-mère d’un binoclard vicieux qui avait redoublé sa classe de sixième et les cafards que nous écrasions dans le couloir qui menait à la cantine. Les papas, eux, avaient cessé de mourir puisqu’il n’y avait plus de guerres.
Faute de conflits suffisamment meurtriers, la direction du Collège Mistral avait pris en 1975 l’étrange décision de faire graver sur le monument les noms des professeurs tombés au champ d’honneur, entendez décédés dans l’exercice de leurs fonctions ou des suites de cette épreuve, au cours de leur retraite. Monsieur Berthier, célèbre au Collège parce qu’il ne changeait de chemise qu’une fois par semaine, eut ainsi le privilège d’inaugurer cette nouvelle disposition. Latiniste, il avait eu le bon goût de succomber à une attaque cardiaque devant sa classe, en articulant le début d’un vers de Virgile qu’il ne termina jamais. Ses élèves s’étaient réjouis d’avoir connu un homme dont le patronyme était immortalisé dans le marbre.
Je restai seul un instant devant le bas-relief. Le soldat grabataire était toujours aussi admirable de courage et sa progéniture ne semblait guère s’être consolée. Etrange destin que celui des statues qui pleurent, embrassent, crient ou lèvent le bras pendant des siècles, sans jamais se reposer… La liste des défunts s’était allongée sous le nom de Gabriel Berthier :
Lucette Miro (1928 – 1992)
Chantai Bouvier (1940 – 1996)
Robert Pilonard (1934 – 1998)
Jacques Merlot-Vitochon (1932 – 1999)
On trépassait jeune au Collège Mistral…
Tintin s’arrêta derrière moi et dit en guise d’oraison funèbre :
— Oh, Merlot-Vitochon, il a glissé… et il a loupé le siècle, de justesse.
— C’est vrai qu’il était drôle Vitochon, ajouta Philo. En tout cas, le seul qui sera toujours là dans cinquante ans, c’est James Dean !
Philo ne pouvait se retenir de plaisanter quand la mort des autres l’effleurait. Celle de son jumeau lui était trop proche, et le serait toujours.
— Bon allez, fit-il, on n’est pas venu là pour compter les cadavres.
J’allais m’engager dans le grand escalier quand nous entendîmes du bruit, un claquement de porte. Recouvrant en une seconde nos réflexes de collégiens, nous nous planquâmes aussitôt dans le vestiaire.
Une sexagénaire sanglée dans une robe de chambre traversa le hall, une tasse de café à la main ; puis elle gravit d’un pas mécanique les marches qui montaient aux étages. Je la reconnus à l’anxiété que réveillait en moi son pas sonore d’automate.
— L’Esprit de l’Escalier… murmura Tintin en tressaillant.
Nous surnommions ainsi la redoutable Mademoiselle Rabutin, une vierge fielleuse qui avait pour mission de veiller au maintien de l’ordre dans les dortoirs du premier et du second étage. Toutes les nuits, elle déambulait dans les escaliers. Tromper sa surveillance tatillonne exigeait des trésors de malice. A chaque escapade nocturne, nous craignions tous de tomber entre ses mains moites, pour deux raisons. La première était qu’il nous amusait d’être effrayé ; il n’est pas de véritable Aventure sans péril, fût-il imaginaire. Quand elle nous cueillait, il était donc d’usage de raconter ensuite à nos camarades qu’elle s’était livrée sur nous à des supplices dits asiatiques ; prononcer ce mot garantissait une compassion considérable et une gloire durable. La soi-disant victime était aussitôt regardée comme un authentique rescapé. La seconde raison, plus prosaïque, était que l’Esprit de l’Escalier était effectivement sujette à des accès de sadisme. Mais les tortures asiatiques qu’elle nous infligeait n’allaient jamais au-delà de quelques coups de règle assenés sur l’extrémité des doigts.
Sur la pointe des pieds, nous suivîmes l’Esprit de l’Escalier. Bien entendu, Tintin râlait à voix basse :
— Si elle nous gaule, on aura l’air malin en caleçon…
Mademoiselle Rabutin frappa à la porte de l’ancienne chambre de Monsieur Bernay, notre professeur de gymnastique. Nous l’appelions Illico car ce costaud raffolait de ce mot qu’il accolait à chacun des ordres qu’il aboyait. Illico ouvrit ! Caché dans un renfoncement de porte, je l’aperçus nettement. Il n’était pas trop esquinté par les années ; mais sa corpulence ne m’impressionnait plus. L’Esprit de l’Escalier s’approcha de lui et, contre toute attente, l’embrassa sur les lèvres avec sauvagerie ! Puis elle disparut dans sa chambre.
Les Crusoé se regardèrent avec effarement. Nous étions tous persuadés que l’Esprit de l’Escalier était et demeurerait pucelle jusqu’à ce que mort s’ensuive. Qu’elle pût s’accoupler avec Illico me semblait aussi irréel que si le Petit Chaperon Rouge avait fait une proposition lascive au Grand Méchant Loup.
Philo plaqua son oreille contre la porte de la chambre d’Illico et dit, stupéfait :
— Et en plus, elle aime ça…
Profitant de ce qu’elle était occupée, nous poursuivîmes discrètement notre incursion jusqu’au dortoir des Crusoé. En caleçon, rien ne signalait notre appartenance à une caste sociale. Nous échappions, l’espace d’une nuit, à ces distinctions qui, le jour, auraient fatalement créé entre nous une invisible barrière. J’étais encore – hélas – un patron d’industrie, Tintin occupait une place modeste dans une agence de voyages, Philo était photographe ; mais ce soir-là nous retrouvions spontanément cette fraternité de pensionnaires qui se moque des inégalités de condition. Je m’aperçus alors qu’Alexandre Eiffel avait désappris la véritable convivialité et oublié l’art de nouer de grandes amitiés. Il n’avait plus que des relations, plus ou moins utiles. Certes, son carnet d’adresses contenait de nombreux noms de clients avec qui il entretenait des rapports amicaux, de fournisseurs charmants à qui il envoyait chaque année une carte de vœux, de couples d’amis indispensables pour jouer au bridge… mais aucun ne l’eût serré tendrement dans ses bras pour le consoler d’un chagrin, aucun ne lui eût ouvert la porte s’il avait été à la rue. L’Amitié avait déserté sa vie. Ces retrouvailles avec Philo et Tintin m’en redonnaient le goût.
Notre ancien dortoir était silencieux. A travers la porte vitrée, nous jetâmes un œil sur les enfants endormis dans nos lits de fer. Une veilleuse verte éclairait toujours la grande salle. Derrière la vitre qui me séparait d’eux, je me sentais prisonnier à l’extérieur. J’eus tout à coup envie de passer à travers pour me retrouver parmi eux, les veines remplies de sang neuf.
— On entre ? chuchota Philo.
— Tu es fou. S’il y en a un qui se réveille, on aura l’air de quoi ? répondit qui vous savez.
— Personne ne te force, dis-je en ouvrant la porte sans faire de bruit.
— Bon, ben… je reste là. Je fais le guet, murmura Tintin.
Philo s’avança dans une travée ; je lui emboîtai le pas. Mon lit était le septième de la première rangée, le sien le sixième. J’avais huit ans et étais en de telles dispositions d’esprit que je n’avais pas conscience de la bizarrerie de la situation. A nouveau, je ne vivais que par mes sens, sans réfléchir.
— – Respire ! me dit Philo à voix basse. Cette odeur inimitable, celle du dortoir… un parfum de chaussettes, de sueur et d’eau de Javel, inimitable…
Mon nez demeurait enrayé mais les légers ronflements, la voix d’un gamin qui pérorait dans son sommeil, les grincements des vieux sommiers, tout cela me replongeait dans l’univers nocturne du Petit Sauvage.
Je m’arrêtai devant mon lit. Un petit garçon dormait, la tête posée sur un polochon qui avait peut-être été le mien, celui avec lequel j’avais livré tant de batailles mémorables. J’eus envie de réveiller cet enfant pour l’avertir de ce qui l’attendait, en lui mentant ; la réalité est insoutenable. Petit, ne crois pas tous les amers, tous ces meurtris qui te peindront en gris ton avenir. Tu auras des professeurs qui te conduiront vers toi-même, des maîtres qui n’auront de cesse de cultiver ce qu’il y a d’imprévisible et de singulier en toi. Ne crains pas d’entrer en adultie. Le temps est le grand ami de l’homme. Rien ne s’altère. Tu resteras toujours rebelle, toujours capable de t’indigner et de t’émerveiller. Tes inclinations ne s’amoindriront pas. La passion ne décline jamais ; en vieillissant, les amitiés véritables se font plus nombreuses. La solitude et la mort sont des mots inventés pour faire peur aux enfants, des termes qui ne recouvrent rien. Petit, s’engager ne signifie pas renoncer à autre chose ; tu auras chaque jour l’énergie de redessiner ta vie comme si elle était une page perpétuellement vierge. Crois-moi, tu garderas aisément le respect de ta personne en toutes circonstances, ton métier n’exigera de toi aucune fourberie. L’argent ne divise pas les hommes. Tu sauras conserver ta légèreté de cœur et ton insouciance allègre. Jamais tu ne seras livré aux enchaînements d’une destinée qui t’échapperait. L’adultie est douce, peuplée de femmes et d’amis fidèles. La nostalgie, ça n’existe pas, l’essoufflement non plus. Les grandes personnes sont rarement guidées par la peur de perdre le peu qu’elles ont acquis ; tu demeureras intrépide. Ta curiosité, tes élans et tes désirs ne te quitteront pas. Et si par hasard tout ce que je viens de te murmurer se révélait faux, montre-toi digne de celui que tu es aujourd’hui : N’ACCEPTE RIEN.
Un petit bruit me tira de mon monologue intérieur.
Philo était en train de fouiner dans le casier du moutard qui roupillait dans son lit. Soudain il se retourna vers moi en brandissant un petit paquet.
— Hé ! fit-il à voix basse. Il a des pétards ! Moi aussi j’en avais dans mon casier. Si on lui laissait un plan de la grotte ? Il pourrait faire renaître la Société.
— Tu es fou, chuchotai-je. Et notre serment !
Le gosse qui occupait mon pucier marmonna quelques mots dans son sommeil agité et tourna la tête dans notre direction. Allait-il se réveiller ? Nous avions parlé un peu trop fort.
Philo et moi nous baissâmes, prêts à disparaître sous nos anciens lits, quand Tintin surgit dans le dortoir. Son visage décomposé annonçait une catastrophe.
— Vingt-deux ! lança-t-il à voix basse. Y’a l’Esprit de l’Escalier !
— Tout le monde en dessous ! ordonnai-je.
Nous nous glissâmes promptement sous nos lits respectifs. Immobile, retenant mon souffle, j’entendis le pas mécanique de Mademoiselle Rabutin qui se dirigeait vers nous.
— Qu’est-ce que c’est que ces bavardages ! tonna-t-elle.
L’Esprit de l’Escalier ne devait guère priser les longues séances érotiques. Dix minutes à peine lui avaient suffi pour se déloquer, culbuter Illico et se rhabiller. Elle avait sans doute le coït rapide.
Les grands pieds pantouflés de l’Esprit de l’Escalier n’étaient plus qu’à quelques mètres de moi.
— Bouillanne, inutile de faire semblant de dormir. Je sais très bien que c’est ENCORE vous.
Selon toutes apparences, elle s’adressait au petit garçon qui dormait paisiblement au-dessus de moi ; lequel répondait au patronyme de Bouillanne. Qu’elle lui eût dit c’est ENCORE vous m’enchanta. Bouillanne était donc le digne héritier du Petit Sauvage, un authentique chenapan de pensionnat. Peut-être avait-il déjà fomenté, comme moi, de gigantesques jacqueries d’écoliers, ourdi des chahuts historiques. Un souvenir me revint, fugitivement. Je me revis avec Philo – à l’époque où il avait des cheveux – à la tête de la grande fugue que nous avions savamment organisée. Les trois cents élèves du Collège Mistral s’étaient enfuis une nuit, pour s’évanouir dans le maquis provençal. Même les petits avaient suivi ! Usant de ruses indiennes et d’astuces de scouts, nous avions échappé aux recherches de la gendarmerie pendant trois jours et nous étions rendus quand nos vivres chapardés dans les cuisines de la cantine furent épuisés. Quelle épopée ! Personne n’avait balancé les noms des meneurs.
L’Esprit de l’Escalier se rapprocha et menaça Bouillanne :
— Si vous continuez à faire la pipelette, vous serez puni. Je reste postée à l’entrée du dortoir.
Elle s’éloigna.
Nous étions coincés. Mademoiselle Rabutin bloquait la seule issue.
— Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Tintin en rampant vers moi.
— On va tenter une sortie en provoquant un chahut… chuchota Philo.
— Un chahut ! s’étonna Tintin.
La voix de l’Esprit de l’Escalier retentit :
— Bouillanne !
Philo prit une paire de ciseaux dans le casier du lardon endormi sur son lit, la coinça entre les semelles de deux chaussures et introduisit les pointes dans les trous d’une prise électrique ! Déconcerté, j’échangeai un regard avec Tintin. Le court-circuit provoqua un éclair. La veilleuse verte s’éteignit. Le disjoncteur central venait sans doute de sauter. Nous étions masqués par une obscurité quasi totale.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Tintin à voix basse.
Et Philo de répondre :
— Attention les gars, ça va sauter !
Il gratta une allumette, alluma les mèches des pétards et les jeta dans le dortoir. En un instant, les explosions réveillèrent la chambrée.
— Tous à vos polochons ! hurla Philo en prenant une voix fluette.
Dans la pénombre, j’aperçus la silhouette de Philo qui bondissait sur les lits en provoquant les gosses à coups de polochon ! Je ne savais que faire. Les événements prenaient un tour si singulier. Un polochon m’atteignit dans le ventre. Autour de moi la bataille générale s’amorçait. Alors, grisé par l’atmosphère qui s’échauffait, je conservai le polochon qu’une main anonyme m’avait lancé. J’étais prêt à laisser le Petit Sauvage se déchaîner à travers moi, mais quelque chose me retenait. Prisonnier de mon corps rigide de grande personne, je ne parvenais pas à faire le premier mouvement ; quand je reçus un violent coup d’oreiller dans le nez. Aussitôt, je m’élançai dans la mêlée braillante. Etait-ce bien Alexandre Eiffel qui frappait avec frénésie d’invisibles adversaires de dix ou douze ans ? Noyé dans cette nuée de pensionnaires, je recouvrai des gestes anciens, une vivacité de poulain qui s’ébroue. La sève montait dans mes membres, irriguait mon cerveau. Dissimulé dans la nuit, j’oubliais mon apparence et cognais gaiement, faisais tournoyer mon polochon, virevoltais. J’avais dix ans.
— Holà, les Crusoé ! cria Philo. On se tire !
Nous nous retrouvâmes sur le palier du second étage, essoufflés, heureux. Les rayons de la lune nous éclairaient. Même Tintin s’était laissé entraîner dans la bataille de polochons. Nos presque quarante ans ne nous pesaient plus.
— On file à la lingerie ? lança Tintin, dans l’enthousiasme.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Il faut piquer des draps, pour faire la voile du bateau, non ?
— En voiture ! s’exclama Philo en enjambant la rampe du grand escalier.
Nous descendîmes jusqu’à la buanderie en nous laissant glisser sur la rampe. Les Crusoé étaient en train de revenir à eux-mêmes par la grâce de ce grand chahut qui, en quelques minutes, nous avait enfantés. Nous étions tous trois saisis par l’envie d’être imprudents, turbulents et malicieux. L’ivresse de mes comparses les quitterait peut-être au matin. Il me fallait profiter de leurs dispositions pour hâter les préparatifs de notre équipée.
Philo craqua une allumette. Nous pénétrâmes dans la lingerie du Collège, là où vingt-cinq ans auparavant nous étions venus dérober des draps. Plusieurs centaines de paires étaient pliées sur des étagères de bois. J’en palpai un ; la qualité du tissu s’était améliorée mais ils étaient toujours aussi épais : de la bonne toile pour confectionner les voiles qui devaient nous emporter dans notre île.
— On en prend combien ? demanda Tintin.
— Aucun ! répondit la voix de Monsieur Arther.
Glacés d’effroi, les Crusoé se retournèrent. Le faisceau d’une lampe-torche nous éblouit. Peu à peu nous aperçûmes le vieux Monsieur Arther qui nous tenait en joue, revolver au poing.
— Astucieux, messieurs, de faire sauter les plombs pour cambrioler le château à votre aise, lança-t-il d’un air martial. Mais est pris qui croyait prendre !
— On va vous expliquer, Monsieur Arther, dis-je en essayant de recouvrer mon calme.
— Tiens, tiens… on connaît mon nom ! Ne bougez pas ou je vous troue la panse sans autre forme de procès.
— Vous allez comprendre.
— Oh, mais tout est fort clair, excepté un point. Je suppose que c’est vous qui avez déclenché la bataille de polochons, là-haut. Mademoiselle Rabutin m’a dit avoir entendu des voix d’hommes. Comme préambule à un cambriolage, c’est tout de même assez singulier ! En tout cas, vous semblez avoir oublié que la méfiance est mère de la sûreté.
— Vous ne nous reconnaissez pas ? demanda Philo.
— Non, Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître. Mais vous aurez tout le loisir de décliner vos noms et qualités devant les gendarmes ! Allez, avancez !
— Monsieur Arther, repris-je, la Société des Crusoé, ça ne vous dit rien ? Il y a vingt-cinq ans.
— Les Crusoé… fit-il après quelques secondes de réflexion.
— C’était nous. Je suis Alexandre Eiffel.
— Moi Philippe Bigance.
— Eiffel, Bigance… répéta Monsieur Arther, sur le ton d’un homme qui fouille sa mémoire.
— Et moi je suis Benjamin Falsifet.
— Eiffel, Bigance, Falsifet… les Crusoé. Nom d’une pipe ! C’est vraiment vous ? s’exclama-t-il en baissant son arme.
— Oui, répondirent les trois Crusoé.
— Mais il en manque un.
— Mon frère est mort.
— Mais… que diable faites-vous là ? Dans une tenue pareille ! ?
J’exposai brièvement à Monsieur Arther les raisons de notre présence dans cette buanderie, pourquoi nous avions suscité la bataille de polochons et le sens de nos retrouvailles : un quart de siècle plus tard, nous venions tenir nos promesses d’enfants, réaliser notre ancien rêve.
Des pas retentirent dans le couloir qui menait à la lingerie.
— Monsieur Arther ? Vous êtes là ? demanda l’Esprit de l’Escalier.
— Oui ! fit-il en s’approchant de la porte avec sa lampe-torche.
Instinctivement, Tintin, Philo et moi nous dissimulâmes derrière une étagère. Mademoiselle Rabutin tenait une matraque d’une main et une vieille chandelle de l’autre. La lueur de la bougie prêtait à son visage ridé un air diabolique.
— Vous les avez repérés ?
— Non, Mademoiselle Rabutin, répondit Arther. Il n’y a rien par là. Allez donc voir dans l’aile nord.
Elle s’éloigna avec son gourdin.
Monsieur Arther revint vers nous.
— Suivez-moi, dit-il.
Intrigués, nous lui emboîtâmes le pas dans le labyrinthe des étagères de la buanderie. Il ouvrit un placard, en sortit deux paires de draps et nous les tendit.
— Tenez, pour faire des voiles ces draps sont plus solides que les autres.
Stupéfaits, nous nous dévisageâmes.
— Ne me remerciez pas, ajouta Monsieur Arther.
Je pris les draps, sans comprendre pourquoi cet homme, jadis si enclin à contrarier nos initiatives, se montrait tout à coup complaisant. Sa sévérité légendaire aurait dû le porter à nous faire coffrer par la police.
— Pourquoi nous aidez-vous ? demanda Philo.
En quelques mots d’une vibrante sincérité, Monsieur Arther nous avoua que notre projet le touchait. A chaque fois qu’une réunion d’anciens élèves se tenait au Collège Mistral, il serrait la main d’adultes en qui il ne retrouvait presque rien des mouflets qu’ils avaient été ; et cela le chagrinait. Sous ses dehors rogues, il avait toujours eu un réel penchant pour ses élèves qui lui étaient une manière de famille. Le temps lui prenait ses enfants un par un, inexorablement. Or ce soir-là, pour la première fois, il avait le sentiment de revoir trois de ses élèves, presque trois fils prodigues.
Pour couper court à l’émotion qui le gagnait, Monsieur Arther lança :
— Maintenant filez ! Et tâchez de ne pas vous faire pincer par Mademoiselle Rabutin. Quand elle frappe avec son gourdin, elle a encore la main lourde. Et la raison du plus fort est toujours la meilleure ! Décampez, nom d’une pipe !
Il pointa le canon de son revolver dans notre direction.
Sans demander notre reste, nous décampâmes avec nos paires de draps.
— Mademoiselle Rabutin ! hurla-t-il dans le couloir. Je les ai repérés, coincez-les !
Paniqués, nous nous précipitâmes hors du Collège. Monsieur Arther savait fort bien qu’il ne pouvait nous offrir plus grande joie que d’être poursuivis par l’Esprit de l’Escalier qui, dans notre imaginaire, occupait une place de choix entre la sorcière de Blanche-Neige et l’ogre du Petit Poucet.
Quand nous nous fûmes rhabillés, la féerie de la soirée commença à se dissiper. Le costume défraîchi de Tintin était taillé avec moins de soin que ceux que portait Alexandre Eiffel. La mise de Philo, plutôt voyante, indiquait que ses clichés de paparazzi lui procuraient de bons revenus. Par nos vêtements, la société adulte reprenait possession de nos corps et de nos esprits. Philo et Tintin remirent leur montre, s’assurèrent machinalement que leurs cartes de crédit et leurs clés se trouvaient bien dans leurs poches.
Je songeai alors que je m’efforçais désormais de vivre dans l’instant, que Tout-Mama réglait mes factures et que je n’avais plus besoin de clés ; les portes de la Mandragore m’étaient ouvertes.
— A demain les Cruso ! lança Tintin.
— Rendez-vous dans la grotte, dit Philo.
Je les saluai et retournai auprès de Tout-Mama, à bord du bateau bleu de Manon. Le lendemain devait débuter l’aventure dont rêvait le Petit Sauvage.
Ce soir-là, avant de m’endormir, je rédigeai une lettre d’amour anonyme que j’adressai à Tout-Mama. Usant de tournures désuètes, un tantinet ridicules, je lui disais toutes les flatteries susceptibles d’émouvoir son gros cœur. Elle avait tant besoin d’être rencontrée par un homme qui sût répondre à son feu, de se passionner pour un sensuel qui la comprît, fût-il un inconnu.
J’étais certain que cette lettre ardente la griserait. Elle ne m’en toucherait mot mais en espérerait une seconde, puis une troisième, guetterait le facteur chaque matin, chercherait à découvrir l’identité de son admirateur tapi dans l’ombre. Tout son être ne serait plus que tourment. Elle vivrait, enfin ! Et peut-être se prendrait-elle à rêver de remplacer un jour sa bouillotte par un homme, un véritable mâle disposé à l’étreindre.
Quand j’eus achevé ma missive, un chef-d’œuvre de mièvrerie, je m’aperçus soudain que je l’avais écrite de la main gauche, d’une traite. Notre escapade en enfance, au Collège, m’avait rendu l’usage de la main avec laquelle le Petit Sauvage rédigeait ses devoirs ! Je demeurai stupéfait, car au sortir de ma scolarité chez les Jésuites.
Alexandre Eiffel avait perdu toute habileté de la main gauche.
Je relus ma lettre et restai un instant pensif. Mon écriture de gaucher, belle, penchée et montante me rappelait celle de quelqu’un ; mais qui ?
Je repris ma plume de la main gauche et voulus tracer quelques mots en m’appliquant :
Le résultat était navrant… de gaucherie. Mes doigts s’étaient crispés sur le stylo, tout mon avant-bras avait tremblé. Alors, inspiré par un étrange murmure intérieur, j’eus l’idée de laisser ma main gauche m’écrire.
Je saisis à nouveau mon stylo et, au lieu d’ordonner à ma main de former tel ou tel mot, la plaçai au-dessus d’une feuille blanche en essayant de suivre son propre mouvement. Très vite, elle se mit à transcrire avec aisance des phrases que je ne lui dictais pas. Son écriture était belle, penchée vers la droite, montante ; celle d’Alexandre Eiffel lui était contraire en tous points. C’était bien l’écriture du Petit Sauvage, celle que j’avais retrouvée sur les pages du cahier des Crusoé, celle de ma lettre à Tout-Mama !
Le Petit Sauvage s’adressait par écrit au droitier que j’étais à présent. Je venais de découvrir par hasard une façon de converser avec l’enfant que j’avais été. J’attrapai un autre stylo et lui répondis de la main droite. Un dialogue s’engagea entre mes deux mains, entre le Petit Sauvage et Alexandre Eiffel.
Le Petit Sauvage me confiait ce qu’il avait enduré toutes ces années où je ne l’avais pas respecté ; puis il précisa ses intentions à mon endroit :
— Si tu avais continué à faire la grande personne, je me serais vengé. J’aurais d’abord provoqué l’apparition d’ulcères dans ton estomac, puis je t’aurais infligé des migraines. Ensuite je t’aurais rendu insomniaque. Et si ça n’avait pas suffi pour te faire comprendre que je souffrais, je t’aurais envoyé un cancer, un pas trop grave au début, puis un HORRIBLE.
— Mais tu es fou, lui répondis-je, cette maladie nous aurait tués tous les deux.
— C’est vrai. Mais quand on a très mal, la mort paraît bien tentante.
Avec un frisson d’angoisse, je pris conscience du péril auquel je m’étais exposé. Ce sale gosse n’avait pas l’air de plaisanter.
Il ajouta :
— Si tu veux devenir adulte, vraiment adulte, il faut me respecter, être doux avec moi.
— Et ma femme, Elke, je ne la respecte pas en te respectant.
— De toute façon tu ne la respectais pas.
— Oui, mais je lui ai sans doute fait une peine affreuse en la quittant.
— Il faut choisir, Alexandre : elle ou moi. Mais je te préviens, si tu ne me respectes pas, ma vengeance sera terrible. Les médecins se pencheront bientôt sur toi. Ils te trouveront un cancer du poumon, ou une leucémie, ou bien une faiblesse de ton cœur ; mais en réalité ce sera moi qui te tuerai.
— Tu es donc si dur ?
— Oui.