Je chargeai la cale du bateau bleu de vivres et de tout le matériel requis pour marcher sur les traces du grand Robinson ; puis je retournai à la Mandragore faire mes adieux à Tout-Mama. J’ignorais encore combien de temps je resterais dans l’île du Pommier avec les Crusoé.
Tout-Mama se tenait près du feu quand je pénétrai dans le grand salon.
— – Tu as froid ? m’étonnai-je.
— Les très vieux ont toujours froid… tu pars ?
— Oui.
Elle m’embrassa, traça une croix sur mon front avec un ongle et me demanda :
— Que vas-tu chercher là-bas ?
— Tu connais le serment des Crusoé.
— Dis-moi la vérité.
La réponse que je m’entendis lui faire m’étonna moi-même ; car mon instinct m’avait poussé jusqu’alors vers cette île sans que je susse vraiment pourquoi. Je prétendais avec véhémence qu’il me fallait tenir une promesse du Petit Sauvage et que me dérober revenait à le mépriser une fois encore ; mais mes motivations réelles étaient à la fois plus simples et plus troubles.
J’espérais confusément que mon séjour dans l’île du Pommier marquerait une rupture dans ma fuite, qu’un événement décisif se produirait là-bas. Je ne pouvais éternellement plagier le Petit Sauvage. Mon aventure n’avait de sens que si, en ressuscitant l’enfant que j’avais été, je devenais un jour véritablement adulte. Loin du regard des grandes personnes, j’avais le sentiment qu’une telle renaissance était possible. Voilà ce que je répondis spontanément à Tout-Mama.
— Bonne chance, me dit-elle en traçant une autre croix sur mon front.
En larguant les amarres, je jubilais de m’élancer enfin dans cette équipée dont le Petit Sauvage avait tant rêvé. Le soleil déclinant était en train de plonger dans la mer. Je mis le cap sur le Collège Mistral, quand, au bout de quelques minutes, le roof s’ouvrit brutalement ! Je sursautai. La frêle Manon sortit de la cale en souriant. Elle avait dû s’y glisser pendant que je discutais avec Tout-Mama.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je, interloqué.
— Je t’enlève !
— Tu m’enlèves… répétai-je ahuri. Mais… tu ne devais pas passer le week-end en Italie, avec Bertrand ?
— J’ai écourté le voyage. Mon choix est fait.
— Ton choix ? !
— Je veux vivre avec toi. Je ne suis pas faite pour l’adultère.
Effaré par cette résolution inattendue, j’expliquai à Manon en termes diplomatiques que je n’avais pas délaissé mon épouse pour prendre de nouvelles habitudes aux côtés d’une autre femme. L’amour-lien ne me tentait plus. J’en connaissais les périls incontournables et ne souhaitais pas affaiblir notre passion en l’enfermant dans une union ordinaire, alors même que nous avions eu la sagesse d’inventer une façon imprévisible de nous aimer. Chacune de nos rencontres n’était-elle pas empreinte d’une grâce particulière ? Je ne me voyais pas troquer cette ivresse contre une banale histoire de grandes personnes.
— On ne va tout de même pas passer notre vie dans une cabane perchée sur un arbre ! me rétorqua-t-elle.
— Qu’est-ce que tu veux ? Une vraie maison ?
— Non.
— Alors quoi ?
— Un homme, pas un petit garçon.
— Laisse-moi le temps d’en devenir un.
— Où vas-tu avec mon bateau ?
— Dans une île, jouer à Robinson Crusoé avec des copains d’enfance.
Navrée, Manon soupira et dit avec amertume :
— Amuse-toi bien. Mais je te préviens, quand tu auras cessé d’être infantile je ne serai peut-être plus libre.
— Manon…
Sans attendre mes éclaircissements, elle plongea dans la mer pour regagner la côte.
— Reviens ! criai-je. Je t’aime !
Manon ne m’écoutait déjà plus. Elle nageait vers la rive. Je n’avais pas eu le temps de lui faire sentir combien s’enfanter et s’infantiliser sont deux termes éloignés, presque des antonymes. Je haussai les épaules et me dis que nous reprendrions cette conversation à mon retour, dans quelques jours. Aimer une femme ne signifiait plus pour moi renoncer à suivre mon chemin.
Si j’avais su quel coup du sort m’attendait, j’aurais rattrapé Manon ; mais dans mon aveuglement, je partis le cœur léger au rendez-vous des Crusoé.