A. E. rentra à Paris, il loua un meublé modeste dans le XXe arrondissement. De sa fenêtre, il apercevait le cimetière du Père-Lachaise. Contempler les tombes l’apaisait. Le matin, il déambulait dans les allées, entre les stèles et les caveaux, jetait des miettes de pain aux pigeons. Des esseulés lui causaient un peu. Un vieux jardinier le saluait parfois. A déjeuner, il se forçait à ouvrir une boîte de conserve, La faim l’avait quitté. L’après-midi, il dormait d’un sommeil épais, fatigant, jusqu’à seize heures. En hiver, la nuit vient vite ; sa seconde promenade était brève.

Sa montre tomba en panne ; il ne jugea pets nécessaire de la faire réparer.

A. E. ignorait sa tristesse. Un perpétuel sourire était fixé sur son visage, il respirait sans écouter les mouvements de son cœur, avait oublié l’art de prier et n’aspirait qu’au repos. Dès qu’une réminiscence affleurait dans sa mémoire, il la chassait. Aucune nostalgie ne l’encombrait.

Un jour – mais quand était-ce ? – il perdit connaissance dans la rue et recouvra ses esprits dans une salle d’hôpital. Un homme en blouse blanche lui montra des radiographies, commenta les résultats d’examens qu’on lui avait fait subir pendant son coma ; puis l’homme lui dit sans détour que sa tête était truffée de tumeurs grosses comme des cerises. A. E. eut le sentiment qu’on lui parlait du cerveau d’un autre. Des mots désagréables furent prononcés : opération lourde, rayons, chimiothérapie, sans doute trop tard… essayer, cancer.

Sans qu’il eût à prendre de décision, A. E. fut déshabillé, vêtu d’un pyjama blanc et alité. Une infirmière lui apporta un repas frugal.

Une télévision noir et blanc fut ensuite allumée devant ses yeux, pour le distraire un peu plus de son sort…

Son médecin lui prescrivit des séances de rayons qui débutèrent aussitôt. Une semaine plus tard, son visage n’était que brûlures ; ses chairs semblaient se consumer sur lui.

Alors se produisit un événement à peine perceptible qui parvint à le toucher.

Son compagnon de chambre ayant été transféré à la morgue, on lui en avait attribué un autre, plus frais, un Méridional chétif qui déposa un eucalyptus en pot sur la table de nuit qui leur était commune.

Le parfum de la plante se dégagea peu à peu et imprégna si bien l’air de la pièce qu’AE. ne put éviter de le respirer. Cet effluve faisait écho dans sa mémoire olfactive à l’atmosphère de l’île du Pommier, chargée d’odeurs d’eucalyptus. Malgré lui, il fut lentement transporté dans son île et retrouva, l’espace de quelques instants, le sentiment d’intimité avec soi qu’il avait connu là-bas, cette complétude qui ressemble au bonheur. Ses yeux se mouillèrent.