Je passai la nuit à l’hôtel, le nez enfoui dans le foulard qui retenait l’odeur de Manon, et louai dès le lendemain la maison sise au 3450 rue Hutchinson. Monsieur Louis s’était finalement porté acquéreur des CLÉS EIFFEL. Nous étions convenus qu’il me verserait chaque mois une somme rondelette qui couvrait amplement mes dépenses courantes ainsi que le remboursement de la Mandragore.
Dès que le téléphone fut installé, je m’efforçai de joindre Manon pour la consulter sur la décoration de notre future demeure. Souhaitait-elle que sa chambre fût repeinte en blanc ? Désirait-elle que j’aménageasse une petite piscine dans la salle d’eau, plutôt qu’une baignoire, afin que nous pussions y copuler plus à notre aise ? Ah… les voluptés aquatiques…
La première fois, je tombai sur Bertrand.
— Allô, dit-il.
— C’est Alexandre. Pourrais-je parler à Manon ?
Il raccrocha. Je m’étonnai de la puérilité de son attitude. Qu’espérait-il en se conduisant ainsi ? On ne garde pas une femme en élevant des murailles autour d’elle ; même dans un cachot, son cœur restera sujet à des mouvements incontrôlables et Bertrand ne pourrait m’interdire éternellement de l’atteindre. A sa place, j’aurais sans doute tenté de redevenir maître du jeu, plutôt que de me laisser gagner par l’angoisse de l’assiégé. Ne se serait-il pas montré plus habile en proposant à Manon de me suivre séance tenante ? Elle aurait à coup sûr refusé – il était encore trop tôt – et je me serais trouvé fort embarrassé.
Le soir, je rappelai chez eux.
— Allô ? fit la voix de Bertrand.
— Soyez intelligent, passez-moi Manon.
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Je vous l’ai dit. Je souhaite vous la voler.
Dans l’appareil, j’entendis le timbre cassé de Manon qui s’approchait de lui. Bertrand raccrocha.
Aussitôt, je recomposai leur numéro de téléphone. Un répondeur s’interposa entre Manon et moi. Je laissai un message qu’elle devait écouter à l’autre bout de la ligne. Bertrand n’avait pu lui boucher les oreilles.
— Manon, je vais aménager notre maison. J’ai besoin de tes conseils. Pour notre mariage, rassure-toi, je m’occupe de tout… Je t’attends, 3450 rue Hutchinson. Le 30, nous partons en voyage de noces !
Le jour même, je me procurai le matériel requis pour extraire l’odeur de Manon prisonnière de son foulard ainsi que les arômes dont j’avais besoin pour exercer le métier dont rêvait le Petit Sauvage : être Nez !
Dans un premier temps, je m’appliquai à enfleurer à froid le foulard, avant que l’effluve de Manon ne se dissipât totalement. Je voulais vivre en compagnie de ce parfum l’attente de son arrivée.
Cette idée semblera bizarre à tous les infirmes qui respirent sans vraiment goûter les particules odorantes qui flottent dans l’air ; mais pour qui sait percevoir avec le nez comme d’autres voient avec leurs yeux, la présence d’un parfum est presque plus réelle que celle de la personne qui en est la source.