En équilibre précaire sur des talons aiguilles, les fesses moulées dans une jupette de cuir rouge ourlée de dentelles et les lèvres peintes en mauve, je remontai Prince Arthur Ouest. Une perruque rousse flamboyante achevait de dessiner ma silhouette de travesti. J’asphyxiais dans un soutien-gorge trop étroit qui sanglait ma cage thoracique ; les poils de mes gambettes transperçaient mes bas de soie.

Jamais Alexandre Eiffel n’aurait osé chalouper ainsi de la croupe en pleine rue, dans un tel accoutrement ! Il poussait rarement l’audace vestimentaire au-delà du choix d’une cravate inattendue ; et encore, seulement lorsqu’il devait se rendre à un bal costumé…

Je jubilais en m’approchant de l’église de Manon et Bertrand. Mon traquenard avait toutes les chances de réussir. Fébrile, je me postai devant la porte de leur domicile et patientai. Ils rentraient tous les jours ensemble chez eux, vers dix-neuf heures.

Je les aperçois, à l’angle de la rue. Ils paraissent irrités l’un par l’autre ; de loin, je devine qu’ils se giflent avec des mots. Ravi, j’oblique dans leur direction en imprimant à toute ma carcasse un tressaillement de grande folle en colère. Mes narines palpitent. Je me regarde fugitivement dans le reflet d’une vitrine ; je suis méconnaissable. J’ai l’air d’une authentique jument brésilienne ! Le jarret cambré, la taille sautillante, le port de tête mi-gracieux mi-vulgaire, je m’élance vers ma proie et PAF !

Stupéfait, Bertrand s’arrête net. Je viens de lui assener un grand coup de sac à main dans la figure. Je me racle la gorge et lance d’une voix éraillée, haut perchée :

—  Alors, ma salope ! Tu ne me reconnais plus, Bertrand ?

—  Pardon ? fait-il, éberlué.

—  Tu ne te souviens plus de moi ? Mais je vais te rafraîchir la mémoire, mon petit Bertrand !!

—  Mais enfin… murmure Manon interloquée.

—  Monsieur a quitté Nice pour venir se planquer à Montréal. Mais je t’ai retrouvé, ma louloute !

—  Ecoutez, arrêtez s’il vous plaît, reprend-il. Je ne vous connais pas.

Il tente de s’éloigner en entraînant Manon qui, déjà, pose sur lui des regards soupçonneux. Satisfait, je rattrape brutalement Bertrand par la manche.

—  Tu as oublié la grande Lola ? Salaud !

—  Foutez-nous la paix ! s’écrie-t-il en se dégageant.

—  Allez, va la tringler ta femelle. Elle ne te sucera jamais comme moi !

Le visage décomposé, Manon se réfugie dans le hall de leur église. Bertrand couvre leur retraite ; paniqué, il referme prestement la grande porte derrière eux.

Ivre de joie, je clame ma victoire en me déhanchant, telle une danseuse de flamenco :

—  Yepi ! Houa ! Yeh !

Je viens d’introduire dans l’esprit de Manon un doute sur l’hétérosexualité de Bertrand ; le poison est inoculé…

Alors, soudain, des applaudissements claquent derrière moi. Un petit homme d’aspect malingre jette son cigare par la fenêtre ouverte de sa Cadillac violette dont la proue arbore une paire de cornes de vache ; puis il ouvre sa portière. Un étrange dispositif se met en branle, grince, couac, poc, crîîîc, sprrr, doum, et dépose sa chaise roulante – avec lui dedans – sur le trottoir. Effaré par ce spectacle, je le vois se précipiter dans ma direction en manipulant avec dextérité un petit manche à balai ; son siège est motorisé et couvert de paillettes. Un sourire en biais tord ses lèvres. Il porte sur le visage cet air patelin que présentent les canailles qui vous veulent soi-disant du bien. Ses yeux vicelards pétillent. Il me tend une main molle.

—  Ange Malo, producteur ! me lance-t-il avec un accent québécois marqué.

—  Bonjour.

Sa main est également moite ; j’essore mes doigts sur ma jupe.

—  T’aurais pas envie de faire 200 piastres par soir ?

—  Des piastres ?!

—  Des dollars.

—  En faisant quoi ?

Le paraplégique mécanisé possède un cabaret, LE VERSAILLES, sur Sainte-Catherine Est. Chaque soir, des travestis affriolants y lèvent la cuisse dans un spectacle burlesque qui repousse les frontières du déjà-vu. Le nom de cette parade étourdissante est éloquent : SANS LIMITES ! Tout Montréal fait un triomphe depuis trois mois à cette cohorte d’homos risque-tout qui exécutent des danses du scalp, imitent des reptiles en train de copuler, un vol de canards sauvages puis des spaghettis dans une assiette, chantent (faux) et télescopent des numéros ahurissants de cirque ; mais Ange Malo est…

—  … dans la marde ! Oui, tabamak, dans la marde ! répète-t-il.

Le rideau doit se lever ce soir ; et le maudit sida vient de lui voler sa plus belle danseuse, Julia (ex-Julien). Il claque des dents le petit Ange depuis que le virus tient sa troupe en otage. Bref, il m’offre la place de Julia.