Le lendemain matin, j’eus la surprise de trouver Madame de Tonnerre dans la véranda en train de converser avec Tout-Mama autour d’une tasse de thé. Sa mise raffinée reflétait son élégance d’antan ; mais il y avait désormais un léger abandon dans son maintien. Seuls ses cheveux poivre et sel dénonçaient vraiment son âge. Sa physionomie n’était guère abîmée.

Je m’avançai vers mon idole d’autrefois, pénétré par un trouble dans lequel il entrait une ancienne inclination et de la déception. Manon avait bien détrôné Fanny.

Nous nous présentâmes fort civilement. Madame de Tonnerre se tenait dans la réserve qui lui était habituelle. Elle me parla avec courtoisie, comme si notre intimité passée n’avait jamais existé. Tout-Mama me servit une tasse de thé. Je pris un fauteuil.

La conversation roulait sur des considérations dérisoires quand je résolus de faire cesser cette comédie. Je ne voulais plus me sentir obligé par ces usages qui, en bridant la sincérité, réduisent la vie à une succession de moments exempts d’émotions. J’avais devant moi la femme qui avait fixé mes penchants amoureux et nous causions de tissus d’ameublement !

Tout-Mama quitta la véranda un instant pour remettre de l’eau chaude dans la théière. J’en profitai pour m’adresser sans détour à Madame de Tonnerre.

—  Fanny, dis-je doucement en lui coupant la parole, j’ai rêvé du corps que vous aviez à trente-cinq ans pendant un quart de siècle. La fellation que vous m’avez faite un jour reste l’événement érotique décisif de ma vie, et peut-être le plus émouvant.

Ses mains fines commencèrent à trembler. Fanny ne put s’empêcher de rougir, posa sa tasse de porcelaine sur la table basse et, ne sachant comment réagir, conserva les yeux baissés. Sa poitrine était oppressée.

—  Regardez-moi, Fanny, je ne dis pas cela pour vous choquer mais pour vous en remercier.

Muette, elle leva les yeux sur moi. Son regard pénétrant n’avait pas vieilli. Je lui souris et poursuivis :

—  N’est-ce pas merveilleux de s’accorder la licence d’avouer ce que l’on sent, plutôt que de tricher en causant de choses anodines ? Au fond, la sincérité est moins dangereuse qu’on ne le pense… Je sais, je vous plonge dans la confusion… mais ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est de ne plus rien ressentir, non ? Au moins vous aurez vraiment vécu cette matinée, vous vous en souviendrez.

Il y eut un silence. Je craignis soudain qu’elle ne me regardât comme un indélicat graveleux. Tout-Mama revint avec sa théière.

—  De quoi parliez-vous ? lança-t-elle.

Et Fanny de répondre :

—  De la faiblesse que j’ai eue pour votre petit-fils quand il avait treize ans, un jour d’abandon.

Tout-Mama demeura interdite, bouche bée ; moi aussi.

—  Pardon ? fit Tout-Mama.

—  Vous m’avez bien entendue, continua Fanny. Il faisait chaud. La féerie d’une petite crique, le soleil tapait sur le bateau, et la solitude aussi, tout cela ensemble avait créé une douce atmosphère. Notre différence d’âge s’était soudain dissipée. Seul notre désir comptait. Et voilà…

Fanny se tourna vers moi et dit en souriant :

—  C’est vrai que ça fait du bien de dire la vérité…

Je fus alors gagné par une ivresse de bonheur.

Madame de Tonnerre m’avait entendu ! Son attitude me conforta dans ma volonté de faire à nouveau part de mes sensations avec spontanéité. Le risque pris était minime et l’ennuyeuse réserve d’Alexandre Eiffel n’aboutissait qu’à des rapports de surface dont j’étais plus que las.

D’abord déroutée, Tout-Mama finit par comprendre quelle griserie Fanny et moi trouvions dans une complète liberté de parole. Délaissant les propos ménagers (Ah, les tissus d’ameublement !), notre discussion tourna ensuite autour des hontes, légères ou sérieuses, que nous avions tous essuyées en diverses occasions. Ce sujet nous entraîna loin sur le chemin de la sincérité. D’aveu en aveu, sur un ton plein de gaieté et de dérision, chacun se montra dans sa vérité, sous son jour le moins flatteur. Partager nos faiblesses nous rapprocha. L’espace d’une matinée, il n’y eut plus de place pour la forfanterie ou la justification.

Fanny nous quitta fort tard.

Je venais de renouer avec elle cette complicité que je croyais envolée à jamais et de ranimer l’accord parfait qui existait entre Tout-Mama et le Petit Sauvage.

J’allais refermer la porte derrière Fanny lorsque j’aperçus un camion de déménagement qui remontait lentement l’allée de platanes qui conduit à la Mandragore.

—  Les meubles… murmura Tout-Mama derrière moi, la gorge serrée. Mes meubles reviennent !

Elle me serra le bras convulsivement. Un instant, sa physionomie sembla se défroisser sous l’effet de la joie. Ses rides s’estompèrent ; la beauté de ses trente ans affleura fugitivement sur son visage.

Le poids lourd s’arrêta devant la porte d’entrée. Deux musclés en descendirent. Ils nous saluèrent brièvement, ouvrirent les battants des portes arrière. Alors, comme dans un rêve, je les vis sortir du camion une bonne part de mon passé.

Les deux déménageurs transportèrent dans le salon l’antique piano de Tout-Mama, celui sur lequel elle malmenait autrefois des morceaux de jazz en s’égosillant. Avec cet instrument, j’eus le sentiment que ses chansons nous revenaient également. Puis tous les meubles de mon enfance reprirent peu à peu la place qui avait été la leur dans la Mandragore. Je me cognai avec émotion dans le coin de la vieille commode qui avait rejoint le pied du grand escalier. Le Petit Sauvage la heurtait à chaque fois qu’il dévalait les marches avec trop de précipitation. Les tapis de ma mère furent déroulés sur les parquets que j’avais cirés avec soin. En se remplissant, les pièces retrouvaient leur volume d’antan ; et quand j’eus réinstallé les gigantesques lustres métalliques conçus par Gustave Eiffel, la maison recouvra sa personnalité un peu folle. L’un représentait le système solaire ; la place du soleil était tenue par une énorme ampoule ronde. Le deuxième célébrait les douze signes astrologiques et le troisième était une extraordinaire rose des vents. Dehors, le jour déclinait. J’allumai la lumière. D’un coup, le grand salon du rez-de-chaussée fut ressuscité ; la luminosité étrange que diffusaient les lustres de Gustave lui restituait tout son mystère.

Lily demeurait muette sur son perchoir, interloquée de voir renaître devant elle le décor d’une époque révolue. Comme si elle percevait la nostalgie qui me gagnait, elle caressa tendrement mon nez avec son bec et dit, avec la voix de mon père :

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou…

J’eus l’impression que mon père venait d’approuver mon entreprise. Sans doute comprenait-il, là où il se trouvait, que je me remplissais de sang neuf à mesure que je m’enfouissais dans mon enfance. Mon corps s’était d’ailleurs modifié. Sans y prêter attention, j’avais perdu ces kilos qui me séparaient de ma silhouette de jeune homme. Une vigueur nouvelle irriguait mes membres ; ma raideur m’avait presque totalement quitté.

Tout-Mama se mit au piano et commença à fredonner un air ancien. La mélodie infusa peu à peu en elle. Son timbre se fit plus rauque et, soudain, elle poussa sa chansonnette avec une force inouïe. Etonnés, les déménageurs se retournèrent. Tout-Mama venait de redécouvrir le plaisir qu’elle avait toujours pris à bêler avec énergie. Placer sa voix ne l’intéressait guère. Elle aimait vocaliser à tue-tête et prétendre ensuite que ses braillements étaient du chant.

Les deux musclés me firent signe qu’ils avaient terminé leur boulot. Je leur glissai discrètement un pourboire. Ils s’éclipsèrent sur la pointe des pieds, tandis que Tout-Mama continuait à tonner en écrasant son clavier avec ardeur ; puis sa mélopée vira au miaulement et, enfin, elle se tut.

J’étais heureux de son bonheur. Qu’elle m’eût infligé dix minutes de pseudo-jazz inaudible importait peu. L’essentiel était qu’elle eût retrouvé devant ce piano la femme qu’elle avait été avant la mort de son fils. Dans le silence qui suivit ce vacarme, nous entendîmes quelqu’un qui frappait à la porte du grand hall.

—  Entrez ! lançai-je.

La porte s’ouvrit lentement sur ses gonds mal huilés. Un vieil homme apparut. Je n’apercevais pas son visage, tant il était voûté. Il ôta sa casquette et trottina vers nous en avançant une main noueuse ; puis il releva sa tête de mulot.

—  Célestin ! s’écria Tout-Mama.

Notre ancien jardinier venait d’entrer. Célestin avait été l’un des personnages clés de la Mandragore. Il régnait jadis sur le parc, le plantait à sa guise et l’entretenait avec soin. Ami des arbres et des enfants, il exerçait une fascination extrême sur le Petit Sauvage. Célestin savait tout faire : imiter le cri des oiseaux, nommer les fleurs, flairer les mensonges, ridiculiser les fats, ouvrir les boîtes de crème de marrons avec un canif, tailler des cannes, se taire quand il le fallait, houspiller Tout-Mama avec tact, tout sauf une chose… parler d’amour. Il ne s’était donc jamais marié et s’était accoutumé à regarder la famille Eiffel comme la sienne. La vente de la Mandragore l’avait abattu. La mine triste, il s’était retiré dans les collines et, depuis lors, se louait de temps à autre pour effectuer de menus travaux.

Le visage empreint d’une émotion mal dissimulée, Célestin m’embrassa. Je le serrai dans mes bras tremblants. Il baisa ensuite la main de Tout-Mama et dit simplement :

—  Maintenant que vous êtes de retour, je vais vous le refaire, le jardin de la Mandragore, aussi beau que dans le temps.

Et il se retira.

Il était l’heure de rejoindre les autres Crusoé.