Bien avant d’atteindre l’île, je m’y trouvais en respirant l’air du large. Les vents faisaient voyager jusqu’à moi ses senteurs d’eucalyptus, le parfum de ses tamaris, ses odeurs de citronnier, les effluves de ses mimosas en fleur. Je flairais l’été qui s’y était déjà installé.

Je l’aperçois au loin ; un frisson me traverse. Il me semble que je revois mon pays natal. Pourquoi ai-je tenté de ramener le Petit Sauvage parmi les grandes personnes ? Que ne suis-je resté toujours dans ce petit univers protégé par la mer… De la confrontation avec la réalité, je n’ai rapporté qu’un cancer qui dévore mon cerveau. Une douleur aiguë m’étreint tout à coup le crâne ; mais ma joie est telle que je trouve la force de rester debout.

Le voilier s’échoue lentement sur la plage de la côte est. Je saute du pont et foule pieds nus le sable fin. Le soleil de mai est à l’aplomb, au-dessus de ma tête. Je baigne dans une félicité légère, enivré de senteurs méditerranéennes, étourdi de me retrouver. Je ne connais pas la solitude dans cette île ; je suis en ma compagnie. Mon sang se réchauffe. La vie circule à nouveau dans mon corps malade ; cependant je sens que mon retour est trop tardif pour espérer un rétablissement. L’affaissement de mes facultés sera peut-être moins brutal mais la mort poursuit son travail de sape dans mes cellules.

Je sors mes vivres de la cale du bateau et, en quelques heures, construis un abri de fortune constitué de branchages ainsi qu’une petite table ; puis, sans perdre une seconde – la mort me talonne – je dispose une rame de papier devant moi et prends mon stylo.

Avant de partir, je veux écrire mon odyssée intime. J’ai formé le dessein de rédiger un ouvrage qui, dans sa forme même, refléterait ma singularité retrouvée, un texte dont la composition évoluerait pour mieux restituer les métamorphoses intérieures que j’ai recherchées ou subies. Débutant comme un roman pour adultes, il prendrait ensuite les apparences d’un livre pour enfants en couleurs. Si ces pages pouvaient être publiées un jour sous une couverture sérieuse et inciter ne serait-ce qu’un seul lecteur à réveiller l’enfant qui dort en lui, alors je serais comblé.

Seule ma main gauche était capable de composer ce récit avec une sincérité totale ; je lui confiai donc mon stylo et laissai ma plume courir sur les pages en m’interdisant de la guider. Durant trois jours et trois nuits, le livre s’écrivit sans que ma conscience intervînt. Je ne dormis que quelques heures.

Quand je fus arrivé à la ligne que vous êtes en train de lire, Manon ne m’avait toujours pas rejoint dans ma retraite ; mais j’étais alors dans un bonheur presque complet. Ce que mon parfum subversif n’accomplirait pas, mon ouvrage le réaliserait peut-être. J’étais satisfait d’avoir choisi l’écrit pour me survivre. Les parfums se dissipent, les livres restent.

Une douleur irradiante m’envahissait la tête ; par instants, j’avais envie de scier ma boîte crânienne pour m’en libérer. Mais je préférais souffrir dans mon île plutôt que de m’éteindre doucement sur un lit d’hôpital, ivre de drogues, dépossédé de moi-même.

Le pire et le meilleur étaient encore à venir.