Née en 1907, Tout-Mama avait cessé de chercher le bonheur parmi les adultes en 1914. La guerre que se livraient alors les grandes personnes de France et d’Allemagne lui avait inspiré une aversion totale pour les individus de plus de douze ans. Depuis cette époque, elle s’était ingéniée à mettre une distance entre le monde et elle. En épousant mon grand-père, Polycarpe Eiffel, elle s’était retranchée dans la Mandragore et avait transformé cette villa en un petit univers préservé de la logique des citoyens majeurs.

Dès que l’on franchissait la grille d’entrée du parc, on ressentait une atmosphère légère de grandes vacances. Chez Tout-Mama, le goûter était un repas digne de tous les raffinements. Evoquer les actualités ou lire la presse sérieuse était interdit. Un minimum de désinvolture était de mise. Tout le monde jouait avec la gravité que les enfants mettent dans leurs divertissements.

Mon grand-père jouait au vieux mari sourd et veillait chaque jour à ne pas se tromper de perruque ; il en possédait sept de même couleur dont les coupes de longueur différentes lui permettaient de faire croire que ses cheveux poussaient toujours. Quand il prétendait être allé chez le coiffeur – alors qu’il avait fait une virée chez une vieille putain – il ajustait avec soin sur son crâne sa perruque la plus courte.

Lorsque mes parents descendaient à la Mandragore, ils jouaient à vivre ensemble, à s’aimer et à nous élever. Mon père était géologue. La compagnie minière qui l’employait fouillait les entrailles de l’Afrique. Tout-Mama le disait chercheur d’or. Elle ne pouvait se retenir de magnifier les êtres qu’elle aimait. Mon père et ma mère, qui le suivait, se trouvaient donc souvent loin du Petit Sauvage qui coulait des jours paisibles au Collège Mistral. Tout-Mama m’accueillait à la Mandragore les week-ends. Mes rapports avec mes parents étaient aussi épisodiques que bénéfiques et fabuleux. Quand ils étaient en France, ils me regardaient vraiment. Mon père enchantait le quotidien. Tout était prétexte à organiser des réjouissances, à commettre des friponneries. Avec lui, exister était une fête. Il surgissait déguisé en Père Noël le 14 Juillet, inventait mille périls imaginaires afin de paraître capable de m’en protéger, réparait une vieille montgolfière destinée à faire le tour du monde en 79 jours, construisait une catapulte géante sur la plage pour m’expédier dans la mer, louait une girafe le jour de mon anniversaire, installait des ruches en verre, faisait une grande consommation de feux d’artifice, m’offrait un bison empaillé… En digne fils de sa mère, il mettait en scène la vie.

Tout-Mama était née Sauvage. C’était elle qui m’avait surnommé Le Petit Sauvage, comme pour marquer qu’elle retrouvait son sang bouillant dans mon caractère. Son extravagante passion pour moi me gênait parfois. A table, elle m’attribuait systématiquement la plus grosse part de dessert. Mes cousines devaient se contenter de maigres portions.

Tout-Mama n’avait plus connu de limites à sa volonté depuis 1927, année de son mariage. Accoutumée à céder à TOUS ses instincts, ma grand-mère était décalée dans presque toutes les situations. Avec gaieté, elle paraissait léviter au-dessus du réel. A ses yeux, les lois de la République ne concernaient ni sa famille ni sa maison qu’elle regardait comme un sanctuaire inviolable. Pendant la dernière guerre mondiale, des officiers de l’armée allemande avaient tenté d’installer une Kommandantur à la Mandragore. Inconsciente du danger, elle les avait expulsés en les saisissant par l’oreille, comme des galopins. Leur réalité ne la concernait pas.

A la mort de mes parents, Tout-Mama avait dû quitter sa villa féerique pour emménager dans une maison de vieux en ciment. Soudain la vraie vie l’avait rattrapée. Les grilles de notre jardin ne l’avaient pas protégée contre la pauvreté et la vieillesse.

J’arrêtai ma voiture devant l’asile, un parallélépipède gris au charme fort discret. J’étais venu libérer la souveraine de la Mandragore, lui rendre son sceptre et son passé.

—  Eh ! Où allez-vous ? me lança une infirmière, tandis que je gravissais en courant les marches d’un grand escalier.

—  Où est Madame Eiffel ?

—  Sur la terrasse, au dernier étage.

Sur le toit de l’immeuble, des vieillards inutiles avaient été installés dans des fauteuils, chacun sous un parasol mité. Dans leur solitude, certains mâchaient des mots vides de sens, palabraient avec le vide. D’autres séchaient sur place en suppliant qu’on leur apportât un verre d’eau. Toutes les demi-heures, une infirmière nonchalante déplaçait ces bientôt-cadavres afin qu’ils restassent à l’ombre, histoire de préserver les viandes. Des mouches voletaient dans les yeux des plus déconfits, ceux qui roupillaient la bouche ouverte en laissant voir une denture ébréchée. On les faisait ainsi tourner autour des parasols à longueur de fin de vie.

Je cherchais Tout-Mama du regard. Etait-elle attablée à côté de la dame qui était en train de se soulager sous elle ? Non, ce n’était pas elle. Un homme né au XIXe siècle m’agrippa.

—  Vous n’auriez pas un petit mégot ? Un tout petit…

Je lui laissai mon paquet de cigarettes.

Et dire que toutes ces momies ont été des enfants pétillants, pensai-je en frissonnant. Mais où était ma grand-mère ?

—  Monsieur Eiffel ! lança-t-elle de sa voix claire.

Je me retournai. Attablée devant un scotch, Tout-Mama souriait en se passant un peu de rouge carmin sur les lèvres. A quatre-vingt-treize ans, elle n’avait toujours pas déposé les armes de la séduction.

—  Quel bon vent t’amène, Monsieur Eiffel ? me demanda-t-elle avec une pointe d’ironie.

—  Le Petit Sauvage vient te chercher. J’ai racheté la Mandragore, pour nous deux. Je t’emmène, tout de suite !

Tout-Mama s’arrêta de respirer. Un à un, les muscles de son vieux visage tentèrent de lui composer une expression de bonheur. Un sourire timide finit par se dessiner sur sa bouche. Son masque de tristesse s’évanouit. Je retrouvai sa figure radieuse d’autrefois.

—  Tu viens de me tirer d’un long sommeil, murmura-t-elle.

Tout-Mama attrapa sa canne, se leva et prit mon bras en disant sur un ton enjoué :

—  En chemin, nous nous arrêterons chez le garde-meubles !

—  Le garde-meubles ? !

—  A la vente de la Mandragore, je n’ai pas pu me séparer de mes affaires. Alors j’ai tout confié à un garde-meubles : mes commodes, mon lit, enfin tout…

Devant ma stupéfaction, elle ajouta, comme pour s’excuser :

—  Tu sais, en vieillissant on tient à ses petites affaires. C’était absurde… mais puisque ça ne l’est plus, embrasse-moi ! Si je n’avais pas été prévoyante, avec quoi aurait-on remeublé la Mandragore ?

J’embrassai ma grand-mère et, tel un Prince de conte, l’emportai loin de ce présent hideux, vers nos complicités d’antan. Avec du recul, je crois que cet enlèvement fut sans doute le plus bel acte de mon existence, bien qu’il fût égoïste.

Un avenir aussi beau que notre passé nous attendait ; du moins l’espérais-je.