En route vers la Mandragore, je racontai à Tout-Mama comment Alexandre Eiffel avait décidé de se supprimer pour que le Petit Sauvage pût renaître. Ma décision lui parut assez déraisonnable pour être sage.
Que j’eusse pour ambition de remonter le temps la ravissait. Tout-Mama avait toujours essayé de me donner de la vie des notions romanesques, de m’inculquer le goût de la révolte contre les limites de la condition humaine. Elle pensait que la réalité dont parlent les grandes personnes n’est qu’une illusion qu’ils entretiennent avec soin pour justifier leur lâcheté, leur manque d’imagination et leur misère affective. Je ne connais pas d’autre vérité que celle de mes désirs, avait-elle coutume de répéter.
— Tu sais, me dit-elle avec émotion, j’ai bien cru que je ne reverrais jamais le Petit Sauvage.
Je l’informai que, si elle le voulait bien, la Mandragore roulerait désormais sur elle. J’étais prêt à lui donner procuration pour qu’elle signât des chèques à ma place. Le Petit Sauvage n’avait besoin que d’un peu d’argent de poche. Je ne souhaitais plus administrer mon quotidien. Ce serait elle qui réglerait – avec mes sous – les factures de gaz et d’électricité, mes impôts et ces mille petits tracas qui sont le poil à gratter de l’existence. Je désirais ne plus songer aux menus de mes repas, ni avoir affaire à un plombier ou à un assureur.
Tout-Mama accepta cette charge qui lui donnait le sentiment d’être enfin utile, me dit-elle. Je recouvrai séance tenante l’insouciance allègre des enfants qui ne s’inquiètent pas des exigences de la vie matérielle. A l’heure du goûter, il me suffirait de me rendre à la cuisine pour y trouver des tartines à la gelée de groseille préparées par Tout-Mama. Le gazon serait tondu par un jardinier qui entretiendrait le parc sans que je susse ce qu’il me coûterait. D’ailleurs avais-je les moyens de l’employer ? Cette question ne m’intéressait plus ! Le Petit Sauvage ne se l’était jamais posée.
J’ignorais encore que Tout-Mama trouvait dans mon dessein une occasion de revivre par l’imagination des moments heureux aux côtés de son fils. A trente-huit ans, je ressemblais étonnamment à mon papa au même âge.
Tout-Mama apercevait donc mon père en moi, je regardais Manon comme une Madame de Tonnerre préservée des atteintes du temps et Manon était troublée de deviner le Petit Sauvage sous mes traits d’homme. Etrange jeu de miroirs… mais quand le cœur se met à battre, n’est-ce pas presque toujours parce que l’on voit autre chose que ce que l’on a devant les yeux ?
Nous arrivâmes le soir à la Mandragore.
— Arrête-toi ! tonna Tout-Mama alors que nous nous engagions dans l’allée de platanes qui mène à notre maison.
Je pilai. Sa voix avait tremblé. Tout-Mama s’efforça de juguler une émotion trop forte.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Elle se ressaisit et dit, pour masquer son trouble :
— Ton grand-père Polycarpe n’a jamais toléré qu’on gare les voitures devant la maison. Tu ne vas tout de même pas commencer !
Feu mon grand-père nourrissait une haine pour les automobiles à la mesure du culte qu’il vouait aux chevaux. Grand cavalier, Polycarpe accusait avec virulence André Citroën, Henry Ford et leurs complices d’avoir porté un coup mortel à l’équitation. Mes grands-parents paternels ne possédèrent donc jamais de voiture à moteur. Pour se rendre au marché, Tout-Mama faisait de l’auto-stop. Son habitude était d’arrêter les véhicules qu’elle jugeait dignes de la transporter en se tenant au milieu de la route. Quand je l’accompagnais, elle proférait ensuite une phrase rituelle qui me mettait à chaque fois mal à l’aise : Bonjour Monsieur, vous m’avez l’air d’un citoyen convenable. Sachez que je suis une grand-mère sans voiture qui se propose d’emmener son petit-fils à la ville. Accepteriez-vous de nous véhiculer ?
— Arrête-toi là, et fais-moi le plaisir de rendre au plus tôt cette carrosserie de location.
Nous avions à peine franchi la grille que sa nature excentrique et impériale renaissait. Trop émue pour le laisser paraître, Tout-Mama se donnait l’air de rentrer chez elle comme si elle ne s’était absentée que quelques heures. Tout dans son attitude niait que vingt-trois années s’étaient écoulées depuis son départ.
— Je vais préparer un souper. Pendant ce temps-là, va donc à l’église du village me chercher quelques litres d’eau bénite.
Tout-Mama avait toujours consommé d’énormes quantités d’eau bénite. La fréquence de ses ablutions et des aspersions qu’elle pratiquait sur ses petits-enfants à l’aide d’un rameau de buis était sidérante. A chaque fois qu’elle trompait son époux – ses appétits sexuels étaient indomptables – elle rinçait la totalité de son corps à l’eau bénite. Dès que le Petit Sauvage commettait le quart d’un péché véniel, il était bon pour une aspersion. Quand des gitans passaient sur la route devant la Mandragore, toutes les pièces de la maison étaient purifiées à l’arrosoir (!). Le Petit Sauvage était donc de corvée d’eau bénite une fois par semaine. Il se rendait à l’église du village muni de bouteilles de whisky vides – mon grand-père avait un faible pour le scotch écossais – afin de les remplir en les plongeant dans de profonds bénitiers. Je détestais cette besogne. Le glouglou des bouteilles résonnait dans la petite église. J’étais terrorisé à l’idée d’être surpris en train de voler des litres de l’eau du Bon Dieu.
Une cousine m’avait un jour suggéré de remplir les bouteilles dans la rivière qui coule au fond du parc. Cela m’évitait la longue marche jusqu’à l’église et le retour harassant avec la cargaison d’eau bénite. Pendant des années, Tout-Mama avait donc béni sa famille, son jardinier et son mobilier avec l’eau de la rivière.
Ce soir-là, je trichai de la même façon. Un frisson de culpabilité me traversa, pour mon plus grand plaisir. Cette sensation faisait écho à d’anciennes émotions.
Quand je revins à la Mandragore, Tout-Mama avait les yeux rouges. Elle avait dû m’envoyer chercher de l’eau bénite pour pleurer à son aise. Nous n’en parlâmes pas. Elle avait dressé un couvert sur une table à tréteaux. Ses meubles ne seraient livrés que le surlendemain.
— Le Petit Sauvage, tu es un fou, lança Lily.
— Cette voix… murmura Tout-Mama.
Je sortis Lily de sa cage et la posai sur le rebord de la table, devant un bol rempli de fruits coupés. Tout-Mama servit des œufs frits dans nos assiettes.
— Le Petit Sauvage, tu es un fou, répéta Lily.
— J’ai l’impression de souper avec ton papa… dit Tout-Mama en souriant.
Le visage de son fils se trouvait devant elle, en filigrane dans le mien, et la voix de mon père retentissait dès que Lily ouvrait le bec. Marcel s’était couché sur mes pieds ; ainsi que le faisait le chien du Petit Sauvage. J’avais le sentiment de dîner en enfance avec ma grand-mère, loin de l’homme que j’étais devenu. Les boiseries de la Mandragore craquaient, comme autrefois. La silhouette de Madame de Tonnerre flottait dans mon esprit. Tout-Mama évoqua une vieille querelle jamais vidée avec nos autres voisins, les Mortebize. Depuis toujours, elle prétendait – en s’appuyant sur d’obscurs arguments – que la moitié de leur jardin nous revenait de droit. A plusieurs reprises, elle avait déjà tenté d’annexer les plates-bandes qu’elle convoitait.
— Cette fois, s’exclama-t-elle, ce sera l’Anschluss !
— Tout-Mama, je crois qu’il vaut mieux y renoncer une bonne fois pour toutes.
— Tu m’abandonnes ? Il n’y a plus d’hommes ! Il n’y a plus d’hommes !
— Ecoute, la ligne de partage est juste…
— Je ne connais de justice que dans la défense des gens qu’on aime, me rétorqua-t-elle ulcérée.
Après le dîner, Tout-Mama insista pour me peser sur une antique balance qu’elle avait trouvée dans l’une des salles de bains de la maison. Surveiller mon poids était pour elle une façon de mesurer avec précision l’amour qu’elle me prodiguait. Jusqu’à l’âge de quinze ans, elle avait ainsi contrôlé régulièrement ma prise de poids. Si j’avais l’impudence de perdre un kilo sous son toit, je recevais une claque ; deux kilos en moins me valaient des corvées supplémentaires d’eau bénite.
Le tourbillon de son extravagance me ramenait en arrière ; mais j’étais conscient que ma stratégie pour ressusciter le Petit Sauvage demeurait artificielle.
Une idée me vint alors à l’esprit.