Manon sort de chez elle. Comme tous les matins, à neuf heures précises, un taxi la conduit à l’Université de Montréal où elle professe. Mais ce matin-là, elle vient d’avoir trente-trois ans et c’est moi qui suis au volant du taxi… j’ai graissé la patte du véritable chauffeur. Ma figure est dissimulée par une fausse barbe ; le reste de ma tête disparaît sous une casquette usée. Manon s’approche de mon taxi, ouvre la portière. Au même instant, trois jeunes filles érubescentes l’abordent.

—  Es-tu Manon de Tonnerre ?

—  Oui.

—  Criss, me donnerais-tu un autographe ?

Etonnée, Manon les dévisage en souriant.

—  Vous me prenez pour qui ?

—  Ben… pour Manon de Tonnerre.

—  On a vu tous tes films !

Déjà une main tend un calepin et un crayon à Manon.

—  Je m’appelle Lise Tremblay.

—  Moi Josée Martel.

—  Ecoutez, je suis désolée, mais je ne crois pas être celle que vous croyez. Je suis pressée…

Manon se réfugie dans le taxi et claque la portière.

—  A l’Université de Montréal, s’il vous plaît.

Elle ignore que j’ai stipendié ces filles afin qu’elles jouent cette comédie que je poursuis, avec un fort accent québécois :

—  Ostie de tabamak, j’suis don’fier de vous prendre dans mon taxi, Madame Tonnerre ! C’est pas tous les jours qu’on conduit une vedette.

Mon accent déforme ma voix.

—  Pardon ?

—  Oui, une vedette. Je n’ai pas vu encore ton film. Mais on en parle partout !

—  Mon film ?

—  Ben oui ! RENDEZ-VOUS LE 30, dis-je en lui indiquant un panneau publicitaire.

Manon se penche et voit une affiche de film sur laquelle son nom se détache en grosses lettres ! Dans le rétroviseur, j’aperçois son visage paralysé de stupéfaction. Les globes de ses yeux se dilatent presque. Sur le trajet qui va de Prince Arthur Ouest à l’Université de Montréal, j’ai loué trois emplacements publicitaires qui annoncent la sortie d’une comédie dans laquelle Manon est censée tenir le premier rôle.

On s’étonnera peut-être de ce que j’aie pu recourir à un tel stratagème ; mais j’étais disposé à réenchanter le réel, comme font les enfants lorsqu’ils s’amusent. Je voulais retrouver le chemin du jeu. Et puis j’étais FOU AMOUREUX ! Aucune dépense de temps et d’argent ne me paraissait superflue pour reconquérir Manon.

Je me sentais sans limites.

Pour assurer la vraisemblance de ma mise en scène, j’avais enregistré sur une cassette une fausse émission soi-disant diffusée par Radio-Canada ; un journaliste commentait avec enthousiasme le dernier film de Manon de Tonnerre, s’extasiait sur les mérites et la grâce de la comédienne, véritable révélation de l’année !

Muette, immobile sur la banquette, Manon écoute ce qu’elle croit être une véritable émission radiophonique. Elle est sonnée, sans réaction, en oublie de cligner des paupières. Montréal l’a sacrée superstar. L’espace de quelques minutes, elle vit son rêve de petite fille qui, en fermant les yeux, s’imaginait vénérée par des foules.

J’arrête le taxi devant l’Université. Manon règle sa course, me laisse un pourboire de star (!) et sort, d’un pas ailé. Du coin de l’œil, elle surveille les étudiants. Vont-ils la reconnaître, eux aussi ?

Je baisse la vitre de la voiture.

—  Manon !

Elle se retourne.

J’arrache ma barbe.

Elle ouvre grand la bouche ; ses yeux disent tout son effarement.

—  C’était bien ton rêve de petite fille, non ? Bon anniversaire !

Je démarre et disparais, comme dans un songe.

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