Un soir, le soleil disparut brusquement. Le ciel venait de s’assombrir. On entendait la respiration rauque d’un orage qui approchait. L’horizon était barré par un mur de nuages sinistres. Les cigales et les oiseaux avaient cessé de chanter.
Soudain l’obscurité s’épaissit, un grand souffle se leva, la mer frémit. Une ondée s’abattit. Je me réfugiai dans ma cabane. Le tonnerre sembla réveiller les flots et, très vite, les attaques brutales du vent furent telles que le toit de mon abri fut arraché. Affolé, je tentai de me protéger de la pluie qui croulait. Une bourrasque emporta les murs de planches. La tempête était là, froide et horrible.
Etourdi par ce tumulte qui se ruait sur mon île, je ne savais plus où aller. Une peur insondable m’envahit. Devant moi, les vagues lancées sur les brisants paraissaient capables de submerger mon petit paradis. L’acharnement de l’écume était terrible. Tout autour, ce n’était que fracas, dislocations, petits arbres déracinés, mugissements et ruissellements.
Epouvanté, je songeai alors à mon ultime refuge : la grotte. Les éléments en furie semblaient collaborer pour me pousser dedans. Mais Mondragon vivait dans la pénombre de ce gouffre ; et la frayeur qu’il m’inspirait n’était pas feinte. Cependant, face au redoublement de la tourmente je me repliai vers la caverne sans plus tergiverser.
Le sentiment de solitude qui me gagnait tenait du vertige. J’étais seul au monde, perdu au milieu d’une tempête infatigable, de grondements, de nuées et de vents mordants ; et cette sensation d’abandon faisait écho à des souffrances anciennes que je m’efforçais de congédier.
L’entrée de la grotte était effrayante ; mais l’ouragan me força à affronter Mondragon. La peur au ventre, je m’avançai dans l’obscurité et tombai à genoux, dans une nuit presque complète, assailli par une insoutenable impression de déréliction. Toutes mes solitudes passées remontent en bloc du fond de mes abîmes intérieurs et me renvoient sans ménagements à mes douleurs les plus secrètes, celles que je n’ai pu hurler autrefois tant elles étaient INSUPPORTABLES.
— Papa est parti, dit le fantôme de ma mère qui apparaît devant moi.
Elle se mord la lèvre inférieure jusqu’au sang, vraiment jusqu’au sang.
Nous sommes à la Mandragore, vingt-cinq ans auparavant. Les yeux de ma mère me semblent vides ; son visage est détruit par l’affliction. Elle fait semblant d’exister, pour moi.
— Où ? m’entends-je répondre, en espérant encore ne pas être orphelin, en refusant ce que j’ai déjà compris.
— Tu es maintenant le chef de la famille, lâche-t-elle.
J’ai treize ans, c’est trop tôt. La mort de mon père vient d’assassiner le Petit Sauvage. Seul je suis, pour toujours. Le désespoir froid de ma mère m’est intolérable. Papa, pourquoi m’as-tu abandonné ? J’ai besoin de ton regard. Oh, j’ai mal et ne suis que SOLITUDE.
Peu après, j’ouvre un tiroir de sa commode et en sors ses pull-overs. Ils ont conservé l’odeur de sa peau, ces particules de lui. Je renifle la laine, avant que le parfum de son corps ne s’évanouisse, la respire jusqu’à en être saoul. Oh, j’ai mal et ne suis que SOLITUDE.
Une marée de peine me submerge. Je cesse de lutter contre ce courant et m’abandonne à ma détresse, à mon étouffement. Mon asthme d’autrefois vient s’emparer de mes poumons. Cris, chuchotements. Je me désanesthésie, occupe tout mon être, m’enfouis dans ma tristesse, la bois jusqu’à la lie et me tords, à moitié asphyxié.
Plus tard, j’entre dans une chambre d’hôpital. J’ai quinze ans. Ma mère est là, allongée sur un lit de fer, déjà presque en partance. Ses yeux très blancs fixent un au-delà qu’elle seule aperçoit, ce pays où elle sait qu’elle va retrouver bientôt son Amant, mon père. Je m’approche et prends sa main parcheminée. Ses membres sont dépulpés, jaunes et diaphanes. Elle se tourne vers moi, me sourit et murmure d’une voix transparente :
— Il me reparlera d’amour…
Son regard se fige. Elle est avec lui. Je reste seul. J’ai quinze ans, c’est trop tôt. Maman, pourquoi m’as-tu abandonné ?
J’ai dix-sept ans. La figure de mon père affleure nettement sous mon visage de jeune homme. Un soir, je m’approche du miroir de la salle de bains et le cherche dans mes traits ; j’essaie de le surprendre au détour de l’une de mes expressions, de le réveiller. J’ai le sentiment qu’il sommeille derrière ma face. Mon sourire est le sien, nous partageons les mêmes fossettes, un grand front, l’arête du nez. L’espace de quelques instants, je lui prête ma physionomie pour lui rendre un peu de la vie qu’il m’a donnée. Sur la glace, il semble m’observer à travers mes yeux. Mais non ; je suis seul. Sa véritable figure pourrit sous une dalle, ses lèvres sont creusées par les vers ; ses yeux sont à présent des poches flasques vidées par la vermine. Oh, j’ai mal et ne suis que SOLITUDE.