A Nice, je louai une voiture à ma descente d’avion. J’avais rendez-vous avec mon enfance. Ma rencontre avec la voix de mon père, mon lapsus dans le taxi, la découverte du document secret une semaine avant la réunion de la Société des Crusoé, toutes ces coïncidences piquaient trop mon imagination pour que je ne fisse pas le voyage. Il me plaisait de croire que ces signes du destin étaient des petits cailloux blancs disséminés le long d’un chemin sur lequel le Petit Sauvage désirait m’entraîner ; et je sentais confusément que je DEVAIS y aller. Mes dernières hésitations s’étaient dissipées le matin même lorsque j’avais découvert dans ma chevelure plusieurs cheveux blancs. Ce second coup de semonce m’avait talonné. Il était temps de rompre avec mon quotidien réglé. Je voulais VIVRE avant qu’on ne m’allonge sous une dalle de marbre dans le cimetière où reposaient déjà mes parents.

En m’installant au volant, à côté de Lily qui sifflotait dans sa cage, je ne me reconnaissais plus. Etait-ce bien Monsieur Eiffel qui venait de traverser la France pour se rendre à un rendez-vous pris à l’âge de treize ans ? Qui se souvenait encore de notre serment ? Ce périple était suffisamment absurde pour m’exalter. J’en avais assez d’être le raisonnable patron des CLÉS EIFFEL.

Ma femme ignorait le véritable objet de mon déplacement. Je lui avais menti, instinctivement, de peur qu’elle ne se moquât de moi. Elke avait le talent et le goût du sarcasme qui met le cœur à mal.

La Société des Crusoé avait réuni autrefois cinq lascars bien décidés à revivre l’aventure de Robinson Crusoé, dans une île de la Méditerranée presque sauvage et assez méconnue : l’île du Pommier.

Ce caillou tenait son nom d’un très vieux pommier accroché à son sol qui résistait au climat et aux vents du large depuis toujours, au milieu d’une végétation édénique. L’îlot était inhabité depuis 1886, indiquait un ouvrage de géographie que nous avions trouvé dans la bibliothèque du collège ; cette année-là, le phare dont les vestiges s’élèvent encore à la pointe nord fut désaffecté. Il y avait donc une citerne conçue pour recueillir les eaux de pluie, afin que les gardiens du siècle dernier pussent boire de l’eau douce. Ce petit territoire français était préservé du tourisme par un statut de parc naturel. Nous l’avions aperçu un jour, par hasard, de la fenêtre de notre dortoir, en scrutant l’horizon à la longue-vue. Le Collège Mistral dominait une baie profonde orientée plein sud.

Il n’était venu à l’esprit d’aucun des Crusoé qu’il pût être déplacé de marcher à cinq sur les traces du grand solitaire. Nous avions longuement ourdi notre escapade qui promettait d’être fabuleuse. Notre vaisseau, une vieille barque renflouée, nous paraissait de taille à affronter la mer. Les vivres nécessaires à cette équipée avaient été subtilisés dans les réserves de la cantine et stockés à bord avec les outils que nous avions pu soutirer au jardinier du collège. Mais à la dernière minute, un Crusoé félon avait vendu ses frères de rêve à Monsieur Arther, le surveillant général.

Je ne puis révéler l’identité du traître. La délation est indigne d’un membre de la Société des Crusoé. Mais je peux dire ici que ce fripon est devenu un homme politique de premier plan ; sa fourberie est donc ancienne. Pourquoi M. a-t-il agi ainsi ? Je l’ignore encore.

Le Petit Sauvage et ses trois fidèles comparses avaient été traduits devant le conseil de discipline, gourmandés avec véhémence et expulsés. M. avait sauvé sa tête. Avant de nous séparer, nous nous étions rassemblés une dernière fois à quatre. Dans notre repaire secret, nous avions juré de nous réunir en l’an 2000. Plus personne ne pourrait alors entraver la réalisation de notre dessein. Ensuite nous avions tous signé le document, en trempant une même plume dans notre sang.

En route vers le Collège Mistral, je voulus faire un détour par la Mandragore. Elle se trouvait à une vingtaine de kilomètres de la pension. J’étais en avance et ne l’avais pas revue depuis vingt-cinq ans. A chaque fois que j’en avais eu l’occasion, Alexandre Eiffel s’était dérobé, comme s’il avait craint que cette maison lui fît sentir trop nettement la distance qui le séparait du Petit Sauvage ; et puis j’avais toujours redouté de rencontrer le souvenir de mes parents. Mais à présent que Lily avait commencé à me sortir de ma torpeur, je souhaitais ce choc, et qu’il fût assez violent pour m’éveiller tout à fait.

Je m’engageai sur la petite route qui menait vers l’époque où ma mère et mon père vivaient encore, vers ce temps où la mort n’existait pas. Autour de moi la Provence offrait l’image de la quiétude. L’été s’essayait, sans conviction. Plus loin, sur ma droite, s’étalait de la rocaille à vipères, dégarnie d’arbres ; à gauche, les traces d’un incendie de forêt avaient presque été avalées par une végétation neuve. La nature se ressaisissait sur la colline.

Au bout d’une allée de vieux platanes à troncs pelés, à branches diffuses et au feuillage touffu, la Mandragore m’apparut, encore debout, bien raide dans son corset de poutrelles métalliques, tout imprégnée de nostalgie. Dieu qu’elle était minuscule au regard du souvenir que j’en avais conservé ! Le cœur du Petit Sauvage se mit à battre dans ma poitrine. J’éprouvai un malaise auquel se mêlait un bonheur sourd qui, très vite, prit le dessus.

Mais en avançant j’eus le sentiment d’une trahison : notre maison de famille avait été dévoyée, transformée en hôtel. Là où il était écrit naguère « LA MANDRAGORE », à l’entrée, on pouvait lire à la place : « VILLA EIFFEL*****. »

Je m’arrêtai devant le portail qu’avait fait forger mon grand-père et sortis de la voiture. Le prix d’une nuit chez nous était affiché sous le panonceau bleu de l’Office du Tourisme. Pour neuf cents francs, on pouvait forniquer dans la chambre de ma grand-mère ou se prélasser dans celle où mes parents s’étaient aimés, m’avaient peut-être conçu. J’eus du mal à avaler ma salive, à supporter l’idée qu’on prostituât ma Mandragore.

Les clients ventrus qui bronzaient dans ce qui fut notre jardin avaient donc le droit de se goberger dans la salle à manger de ma mère, de laver leurs chairs abondantes dans ma baignoire et de déféquer dans nos chiottes. Il suffisait de payer. On acceptait les cartes de crédit ; c’était indiqué. J’eus envie d’évacuer séance tenante cette horde d’intrus sans-gêne, d’expulser ces marmots hilares qui se vautraient sur ma pelouse.

Derrière les grilles qui défendaient l’accès au parc, j’eus la sensation d’être enfermé à l’extérieur. Ma véritable patrie se trouvait de l’autre côté, dans ce jardin de mon enfance qui était peut-être le seul coin sur cette terre dont je me sentais vraiment propriétaire.

Révolté, j’allais repartir quand un désir brutal me traversa, une envie irrépressible de gamin. Je voulais franchir cette grille, m’échapper de l’adultie et fouler le plancher de la chambre du Petit Sauvage.

Je me présentai à la réception, dans notre hall, le visage allumé de colère.

—  Il y a quelqu’un ? tonnai-je en tapant sur le comptoir.

Personne ne répondit.

Je m’avançai dans le salon qui me sembla avoir rétréci, oppressé par l’horrible sensation d’être un étranger chez soi. La pièce était encombrée de meubles que n’eût pas choisi Tout-Mama. Des tableaux peints par des intellectuels gâteux souillaient les murs. Les cendriers en porcelaine joufflue étaient pleins. Jamais Tout-Mama n’aurait toléré qu’on pétunât ainsi dans son petit salon. Je ne voyais que les fauteuils qui manquaient, les poignées de porte qui avaient été changées, l’épaisse moquette neuve qui avait le défaut de masquer le parquet sur lequel le Petit Sauvage faisait des glissades.

Ecœuré, je me mis à genoux et m’apprêtai à soulever un coin de moquette pour m’assurer que le parquet n’avait pas été arraché lorsqu’on m’interpella :

—  Qu’est-ce que vous faites ? Je peux vous aider ?

—  Je suis chez moi, répondis-je en me relevant.

—  Pardon ? fit la propriétaire, une rombière zozotante.

—  Je m’appelle Alexandre Eiffel. Mon père est mort dans la pièce qui est juste au-dessus, il y a vingt-cinq ans. Je voudrais revoir ma chambre d’enfant, la troisième à gauche au second étage. Je peux y aller ? demandai-je sèchement.

—  Oui… balbutia-t-elle étonnée. Il n’y a personne. C’est la huit.

Je gravis les marches de l’escalier quatre à quatre, talonné par la zozoteuse courte sur pattes qui s’essoufflait. Son visage boursouflé indiquait qu’elle s’interrogeait avec inquiétude sur l’objet de ma visite. Je m’arrêtai sur le seuil de la chambre du Petit Sauvage.

—  Laissez-moi seul, je vous prie.

J’entrai et refermai la porte derrière moi.

La décoration criait que je ne me trouvais pas chez le Petit Sauvage ; cependant la plongée qu’on avait de ma fenêtre sur le parc et la mer était presque intacte. Si les massifs étaient composés d’autres fleurs, le tracé général du jardin avait été respecté. Les arbres plantés par Gustave n’avaient pas été coupés ou malmenés. A quelques centaines de mètres, les vagues de mon enfance léchaient la plage, celle de mes châteaux de sable, celle au-dessus de laquelle mes cerfs-volants avaient plané.

Je fermai les yeux et respirai en m’efforçant de capter une odeur ancienne, un parfum qui m’eût restitué le temps où mon père riait encore, où ma mère me câlinait. Ah, si un effluve avait pu me rendre à moi-même en annulant ces années qui me séparaient du Petit Sauvage ! Mais le nez d’Alexandre Eiffel demeura sourd, aveugle. Je devinais autour de mes narines ces senteurs qui sont les empreintes digitales d’une maison, sans parvenir à les flairer. Mon infirmité me séparait de ces particules d’autrefois qui flottaient certainement dans l’air.

Il devait pourtant exister autour de moi une trace de mon passé qui me fût accessible ! Mes mains frôlaient les objets lorsque, tout à coup, elles s’arrêtèrent sous le linteau de la cheminée. Je me penchai et découvris les décalcomanies de Mickey que j’avais collées là trente ans auparavant, en douce. Le Petit Sauvage avait tatoué sa chambre à sa façon.

—  Qu’est-ce que tu fais ? me demanda ma mère.

Sa voix résonnait dans mon souvenir.

—  Rien… répondis-je confus.

Elle m’avait surpris en train d’exécuter mon petit forfait.

—  Rien, répétai-je, puisque tu aurais pu ne pas me voir.

—  C’est vrai, fit-elle en me prenant dans ses bras pour me mettre au lit.

J’ai huit ans et suis vêtu d’un pyjama rouge en éponge. Elle se penche sur moi, effleure mon front de ses lèvres et borde mes draps. Gestes simples pour un bonheur éphémère qui me frôle à nouveau. Je frissonne, elle va sortir de la chambre, comment la retenir ? Maman, reste là, encore un peu, rien qu’un peu. Tu as toute l’éternité pour retrouver ta mort. Ne me quitte pas.

Des cris qui provenaient du jardin me tirèrent brusquement de mon rêve éveillé. Je jetai un œil par la fenêtre. D’autres fils jouaient sur la pelouse. Dans le miroir fixé au-dessus de la cheminée, j’aperçus un homme de trente-huit ans qui en paraissait dix de plus. Au lieu d’un pyjama en éponge, il portait un costume gris et un gilet sombre.

Quand je ressortis, la patronne reçut la porte dans le front. Elle recula, érubescente.

—  Ce n’est pas beau de regarder par les trous de serrure.

—  Qu’est-ce que vous cherchiez ?

—  Moi.

J’enjambai la rampe de l’escalier et descendis jusqu’au rez-de-chaussée en me laissant glisser sur le derrière, sous l’œil effaré de la propriétaire.

—  Je vais faire un tour dans le jardin ! lançai-je avec désinvolture, comme si je me trouvais chez nous.

Aux prises avec un couple de clients volubiles et vindicatifs, elle renonça à me poursuivre. Je filai dans le parc, avec l’espoir de percevoir d’autres échos de mes premières années.

En entrant dans ce jardin où j’avais vécu si fort, mon souffle devint court. Alexandre Eiffel se retrouva soudain dans toute sa vérité, pendant quelques instants, dans un accord sans faille avec lui-même. La glace qui s’était formée en lui se mit à fondre alors qu’il déambulait parmi les cyprès, les cèdres et les mimosas. Il demanda à l’air, au vent du large, aux arbres, à ce je-ne-sais-quoi de persistant qui constitue l’âme d’un lieu de lui parler, et tout me répondait. Je recouvrai cette légèreté intérieure, cette allégresse d’exister qui saisissait le Petit Sauvage au lever. J’eus même l’impression d’avoir à nouveau des parents.

—  Bonjour le séquoia, je suis de retour, m’entendis-je murmurer.

Sans réfléchir, dans un état second, je saluai les grands arbres auxquels le Petit Sauvage avait fait ses adieux un quart de siècle auparavant.

—  Je suis de retour…

La féerie de ces instants se dissipa quand je pris conscience que je n’étais plus capable de pirater. Ce verbe, détourné de son sens originel par le Petit Sauvage, signifiait dans sa bouche polissonner en catimini, commettre quelques méfaits, tourmenter un animal avec un bâton pointu, bref mener dans le jardin une existence poétique, aventureuse et vaguement coupable. Le Petit Sauvage, lui, savait crapuler ainsi en se donnant de l’occupation ; tandis qu’Alexandre Eiffel restait les bras ballants, prisonnier de sa gaucherie.

J’aurais tant voulu courir les collines et la grève ou m’escarmoucher avec le fils du voisin, Gonzague Mortebize dit Hercule, mon ennemi de toujours aux allures de jambon. Mon corps de presque quadragénaire était comme paralysé et Hercule devait être devenu une grande personne cravatée qui me vouvoierait, un électeur peu enclin à batailler contre moi avec un lance-pierres. Ma nostalgie des friponneries et des divertissements du Petit Sauvage jeta un dégoût encore plus vif sur tout ce qui tenait à ma vie d’adulte.

Au son des cigales, des souvenirs s’élevèrent. En imagination, je vis Marcel, le chien du Petit Sauvage, qui courait vers moi en jappant. Ce fox-terrier teigneux possédait un museau aussi long et disgracieux que son maigre corps. Cet appendice monstrueux le déséquilibrait quand il trottait ; mais j’aimais sa laideur intéressante et son tempérament de canaille infréquentable. Marcel ne connaissait que deux attitudes face à un autre clebs : s’il rencontrait une femelle, il était subitement animé par une rage copulatoire irrépressible ; et quand son interlocuteur était un mâle, il tentait de l’occire au plus vite. Un jour, après une longue carrière de tueur de chihuahuas et de teckels, il croisa un bâtard coriace qu’il n’aurait pas dû sous-estimer. Ses funérailles eurent lieu au fond du jardin, en présence du Petit Sauvage et de Tout-Mama. Le rituel en latin fut solennel et grandiose.

Mais je ne parvenais pas à localiser sa sépulture. De toute évidence, les propriétaires de l’hôtel avaient retiré la pierre tombale. Un coup de bêche et trois coups de râteau avaient suffi pour liquider Marcel une seconde fois. J’eus l’impression que des barbares avaient profané mon enfance.

Près des dunes, je retrouvai le pin parasol dans lequel le Petit Sauvage faisait souvent faction pour épier notre voisine, la belle Madame de Tonnerre par qui j’eus très tôt la révélation de la passion.

Le Petit Sauvage entrait dans sa neuvième année quand il l’avait aperçue pour la première fois, du haut de son arbre. Elle était d’un air si piquant et d’une vivacité si touchante que j’avais éprouvé illico pour elle une vive inclination. Etait-ce l’harmonie innée de son corps ? Ou son extrême sensualité mal bridée par une éducation protestante ? Cette femme de trente-trois ans agaçait prodigieusement mon jeune appétit. Ce n’était pas l’élément sexuel qui se manifestait dans mon agitation ; c’en était le pressentiment. Cependant, bien que j’eusse huit ans, je la voyais déjà d’un regard d’homme. Son mari venait d’acheter la propriété qui jouxtait le parc de la Mandragore. Elle promenait son vieux chien dans son nouveau jardin. J’avais alors su que cette femme me serait toujours un tourment.

Peu à peu, Fanny de Tonnerre m’avait pris dans une affection singulière. Elle était l’une des rares grandes personnes – en dehors de ma famille – qui ne négligeaient pas le Petit Sauvage. Avec ardeur, je faisais sur son cœur l’essai de ma séduction. La faveur que j’avais acquise auprès d’elle m’autorisait à l’accompagner de temps à autre dans ses promenades en bateau. Fanny aimait la plongée sous-marine en apnée. Les jours où le soleil nous invitait, nous allions à bord de son bateau bleu explorer des calanques dont les eaux limpides nous engageaient à nous baigner. Ses cheveux abondants éblouissaient le Petit Sauvage. Lorsque nous nagions ensemble, frôler sa chair allumait mes sens ; et tout en moi s’embrasait quand j’ouvrais les yeux dans l’eau pour reluquer tout ce que je pouvais voir de son anatomie sans qu’elle le remarquât : ses jambes, et quelles gambettes ! une taille droite ! des hanches creusées ! un cul si rond ! Ces miettes de plaisir me semblaient un festin alors qu’aujourd’hui que j’ai le loisir de me faufiler entre les cuisses des dames, l’acte charnel ne me procure pas le même affolement. A l’époque, apercevoir furtivement la naissance d’un sein de Madame de Tonnerre suffisait à jeter le Petit Sauvage dans la confusion.

Un jour, à treize ans, je bus la tasse alors que nous nous baignions dans une petite crique. Fanny me récupéra et me serra contre son corps tiède pour me ramener jusqu’au bateau. Mes yeux se troublèrent, ma poitrine s’oppressa, je m’abandonnai à cette volupté marine qui me hante et vers laquelle mes rêves érotiques me portent toujours.

Mais ce qui arriva ensuite décida plus encore de mes inclinations sensuelles. Je ne sais comment évoquer la révélation que fut cette divine surprise. Les passages essentiels de la vie amoureuse sont des événements trop intimes pour que leur simple relation puisse traduire leur portée. User d’un vocabulaire religieux ne serait pas déplacé, tant mon âme fut affectée.

Fanny me ramenait donc vers son bateau bleu. Le contact de nos deux peaux attisait mes désirs. A dire vrai, j’étais physiquement fort ému. Mais, naturellement, je n’osais rien entreprendre au-delà de la décence. Je nourrissais pour Madame de Tonnerre un respect sans bornes.

Troublée de me sentir dans cet état, et commençant à saisir que notre amitié prenait un tour fâcheux, Fanny partageait mon embarras. Muette, elle ne faisait rien pour exciter ma hardiesse. Sans doute était-elle ligotée par une honte égale à la mienne ; mais je la devinais nerveuse, tracassée.

Nous montâmes dans le bateau. Le relief de mon maillot de bain ne permettait plus d’ignorer le malaise délicieux qui flottait entre nous. Mes efforts pour dissimuler ou diminuer mon érection étaient vains. J’étais alors dans une émotion où se mêlaient une gêne infinie et de la griserie car Madame de Tonnerre paraissait dans une disposition qui ne m’était pas contraire. Elle me lança même un regard qui me sembla tendre. Je n’osais cependant croire à ma bonne fortune et allai présenter de maladroites excuses quand l’inimaginable se produisit.

Selon toute apparence, Fanny céda involontairement au penchant brutal qui l’entraîna. Bousculant sa honte, elle m’embrassa avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur ma personne. Quelle PIPE ! Rien de ce que j’ai pu éprouver par la suite dans la possession d’autres femmes n’égala jamais le vertige que je connus ce jour-là. Fanny me fit découvrir un plaisir à n’être effacé par rien : ressentir ma virilité naissante. Le souvenir de cette illumination me bouleverse encore quand je songe à cette matinée ensoleillée de mes treize ans. Fanny appartenait à ces femmes qui savent faire don aux hommes de leur virilité. C’est un talent, et peut-être une grâce. Qu’elle m’eût sucé n’était pas la véritable raison du formidable émoi qui m’avait soulevé de terre, quoiqu’elle eût montré beaucoup d’adresse et d’imagination. L’important était qu’elle eût manifesté avec ferveur son goût immodéré pour ce qu’il y avait de masculin en moi ; par là même, elle me mit en chemin d’accepter ma part de féminité. Une créature quelconque ne m’eût que fait jouir entre ses lèvres.

Merci Fanny… merveilleuse Fanny.

Mais il n’y eut pas récidive.

Tout sperme bu, Fanny redevint Madame de Tonnerre. Ce retour à elle-même s’accompagna d’une brusque prise de conscience qui l’effraya. Elle aperçut toute la folie de son acte et, paniquée, plongea dans la mer pour gagner la rive. Puis elle rentra seule à pied, en longeant la côte.

Les jours suivants, Madame de Tonnerre avait pris soin de m’éviter. Quand nous nous croisions, elle était plus réservée qu’à l’ordinaire et fuyait mes regards. Comme amnésique, elle ne proféra jamais un mot qui pût sentir la faiblesse qu’elle avait eue pour moi. Nous ne retournâmes jamais dans les calanques.

Mais Fanny avait fixé mes goûts amoureux, à son insu. Quand une fille dénoue sa chevelure, mon corps ne s’émeut vraiment que si elle met dans son geste un peu de la grâce qui était celle de Fanny. Lorsque j’embrasse une bouche, ce sont toujours ses lèvres que je cherche. Ses traits sont à mes yeux ceux de la véritable beauté. Je demeure sous l’obsession de son image.

Avant que nos relations ne se refroidissent, le Petit Sauvage avait vécu avec elle quatre années d’une passion quasi parfaite. Nous échappions à ces sortes de liens ou d’obligations implicites qui étouffent tant d’idylles. Mon amour ne me réclamait que ce qu’elle m’accordait : passer en sa compagnie des heures charmantes où elle me disait par ses attitudes la tendresse qu’elle me portait. Je la dévorais d’un œil ardent et ne souffrais pas qu’elle témoignât de l’intérêt à un autre que moi, ne fût-ce qu’un instant ; mais mes reins ne me tourmentaient pas. En ce temps-là, je n’étais pas encore l’otage de mon sexe.

Sur son bateau bleu, bien avant l’épisode de la pipe, j’avais éprouvé pour la première fois un sentiment d’intimité avec une femme qui n’était ni ma mère ni ma grand-mère. Nous nous rendions disponibles au moindre événement : la rencontre avec une mouette qui se posait sur le pont, la découverte d’un coquillage particulier… J’avais l’impression que nos activités communes avaient pour but véritable d’être bien ensemble, sans que jamais nous ne l’ayons déclaré ouvertement. Evoquer notre accord mystérieux eût été rompre le charme.

Quand la mer agitée interdisait nos navigations dans les criques, nous passions le samedi après-midi à fureter dans le laboratoire des Parfums Tonnerre ; son mari possédait cette maison prestigieuse fondée au siècle dernier. Le nouveau laboratoire avait été édifié non loin de la villa de Fanny. Parmi les milliers de bouteilles qui encombraient les salles blanches, le Petit Sauvage était fasciné par celles qui contenaient ce qu’il appelait les fausses odeurs. Les Parfums Tonnerre étaient pionniers dans la fabrication de senteurs qui n’étaient pas à proprement parler des parfums, mais plutôt des illusions olfactives, des trompe-nez comme il existe des trompe-l’œil. Dans les burettes de la maison Tonnerre, on élaborait des odeurs de croissants chauds destinées à faire saliver les clients des boulangeries industrielles, des effluves qui donnaient un sentiment de propreté ou l’impression qu’une voiture d’occasion était presque neuve. Guidé par Fanny, le Petit Sauvage errait de flacons en fioles, faisait la revue des essences, comparait leur éclat, relevait leurs rapports et marquait leurs différences. Son odorat s’affinait, gagnait en assurance. Parfois, elle le laissait bricoler un parfum à l’aide d’une pipette et d’un flacon mélangeur.

C’est ainsi que je parvins à composer à douze ans, sans méthode, une fragrance qui était l’exacte senteur de l’enfance. La respirer ranimait le gosse qui est en soi. Cette idée olfactive fulgurante m’était venue alors que j’essayais de restituer la présence du Petit Sauvage, non son odeur corporelle mais le bouquet de son âme. Ce parfum était aussi frais qu’un éclat de rire de bébé. Son élan initial avivait les désirs ; les touches de cœur surprenantes disposaient à des comportements imprévisibles et celles de fond, plus graves, faisaient goûter l’instant présent. Sa flore était discrète et, par moments, aussi virulente qu’un coup de colère de gosse. Etrangement, ce liquide doré se dissolvait en s’amalgamant aux acides de ma peau de petit garçon. Il ne laissait pas de sillage mais une trace légère, impalpable, grisante. Quand ses molécules volatiles s’étaient finalement dissipées, on avait le sentiment d’être rempli de sang neuf. Hélas, le parfum du Petit Sauvage ne vibra qu’une seule fois en se libérant dans l’air. J’avais brisé la bouteille dans un geste maladroit et ne réussis jamais à retrouver la formule. Son véritable flacon demeure ma mémoire.

Dans l’esprit du Petit Sauvage, il était clair qu’il deviendrait plus tard le Nez des Parfums Tonnerre et qu’il épouserait Fanny. Douter de cette destinée ne lui traversait pas l’esprit ; elle était évidente puisqu’il la souhaitait.

Les week-ends où Fanny n’était pas disponible, le Petit Sauvage s’installait en haut du pin que je venais de retrouver et scrutait pendant des heures le parc contigu au nôtre avec l’espoir d’apercevoir sa silhouette. Il s’abandonnait alors en d’exquises paresses, se voyait déjà au bras de Fanny vêtue de blanc, à la sortie d’une église. Leur différence d’âge et qu’elle fût déjà mariée lui paraissait négligeable.

Alexandre Eiffel s’assura que personne ne pouvait le surprendre et escalada l’arbre, avec difficulté. Son corps alourdi avait désappris les mouvements souples qui lui permettaient naguère de grimper à toute vitesse ; et mon costume ne facilitait pas mon ascension.

Ainsi posté, je jetai un coup d’œil sur le jardin des Tonnerre qui descendait par paliers vers la plage. Leur demeure, construite par un Anglais au début du siècle, s’appelait d’ailleurs La Villa des Terrasses. Je pliai soigneusement ma veste, la plaçai sous mon estomac (le Petit Sauvage mettait un oreiller) et m’allongeai sur le ventre. Le balancement de la branche prise dans la brise me plongea bientôt dans une douce rêverie. Comme hypnotisé, je laissai les fibres de mon être se desserrer et, pour la première fois depuis plus de vingt ans, Alexandre Eiffel s’abandonna. Le vent tiède le caressait aussi doucement que la main de ma mère, l’arbre le berçait et le ressac paisible de la mer l’apaisait. Si mon odorat avait pu identifier les senteurs qui m’environnaient, vingt-cinq années de dégringolade se seraient effacées.

Je fermai les yeux et revis le Petit Sauvage dans la même posture, guettant une éventuelle apparition de Madame de Tonnerre. Parfois, elle descendait dans son jardin. J’avais alors le sentiment que mon désir de la contempler l’avait fait surgir.

Baigné dans la vivante atmosphère de mon enfance, je fus saisi par une violente envie de la revoir, telle qu’en la beauté folle de ses trente-sept ans. Une voix retentit au loin. J’ouvris les yeux et, comme dans un songe, aperçus Madame de Tonnerre qui sortait de chez elle. A son aspect, je fus pénétré de confusion, et d’effarement. Elle dévala le perron de sa villa, se dirigea vers moi en jouant avec un sac de plage. Mes désirs venaient de recouvrer leur toute-puissance !

Caché dans mon pin parasol, je l’observai. Son visage était intact, identique à celui qui flottait dans mes souvenirs. Sa chevelure avait toujours des airs d’incendie qu’aucun peigne ne pouvait maîtriser. Je ressentis alors ce que le Petit Sauvage avait éprouvé mille fois devant elle : ma gorge s’assécha. Fanny de Tonnerre me donnait soif.

Mais, soudain, j’eus l’impression d’être victime d’un mirage. Etais-je en train de rêver ? Il n’était pas naturel que Fanny eût quitté ses trente-sept ans pour entrer dans la soixantaine sans que son teint fût altéré. Elle semblait même avoir rajeuni. Son éclat aurait dû s’amoindrir.

Une voix vieillie me tira de ma perplexité :

—  Manon ! Manon !

Elle se retourna ; la voix poursuivit :

—  Bertrand a appelé. Il passera te prendre vers six heures.

Ce n’était donc pas Fanny de Tonnerre mais sa fille, la petite Manon qui était devenue femme. La voix que j’avais entendue était celle de sa mère.

—  Je serai de retour vers cinq heures et demie ! cria Manon.

Elle possédait le même type de timbre que celui de Fanny, une voix presque cassée de viveuse qui contrastait avec sa physionomie empreinte de pureté. Tout comme le visage de sa mère, le sien promettait de l’esprit. Je restai ébahi par la ressemblance stupéfiante que la Manon de trente-deux ans offrait avec la Fanny que j’avais connue. Elle avait sa tournure, ses traits et son maintien de protestante. Le destin me présentait celle par qui je retrouvais une Fanny de Tonnerre oubliée par le temps.

Avec prudence, je m’avançai sur l’arbre pour apercevoir, au loin, la véritable Madame de Tonnerre. Elle se tenait sur la terrasse de sa villa, allongée dans un transat. Mon idole n’avait pas échappé aux atteintes de l’âge. Son physique ne s’était pas trop déglingué mais ses cheveux étaient désormais poivre et sel.

Manon lui avait volé jusqu’à son allure. Drapée dans un paréo qui épousait ses formes, elle disparut derrière un bosquet de bambous. Ma gorge se transforma en désert ; j’eus soif comme jamais depuis la vente de la Mandragore.

Tout à coup, la branche qui me portait se brisa.

Je fis une chute brutale de plus de trois mètres de haut. Je n’avais pas pensé que Monsieur Eiffel pesait quelques kilos de plus que le Petit Sauvage…

—  Qu’est-ce que vous faisiez dans cet arbre ? me demanda froidement la propriétaire de l’hôtel qui venait de surgir.

—  Je regardais en douce une femme qui me fascine depuis l’âge de huit ans, répondis-je sonné. Pardonnez ma franchise, mais j’en ai assez de ne pas dire la vérité. Au revoir, Madame.

Stupéfaite, elle demeura muette.

Là-dessus je retournai à la voiture auprès de Lily, saisi par cette agitation intime que cause un bonheur soudain. Il existait une nouvelle Madame de Tonnerre ! Elle avait voyagé à travers le temps ! Sa beauté s’était perpétuée ! Je n’étais pas moins heureux qu’un aveugle à qui l’on aurait subitement rendu la vue.

J’avais rendez-vous avec les Crusoé.