Seul un choc amoureux pouvait me rendre ma radioactivité. La renaissance du Petit Sauvage n’aurait lieu que si je m’autorisais à cultiver la passion que je ressentais pour Manon de Tonnerre. N’est-on pas replongé dans la poésie de l’enfance quand une inclination violente nous accapare ? Manon, Manon, Manon… son prénom virevoltait déjà dans mon esprit, piquait mon imagination. Cette nouvelle Madame de Tonnerre détenait les clés de mon dessein ; et cela me désolait sincèrement. J’aurais tant aimé que ma femme fût tout mon avenir.

Dès le lendemain, je me dissimulai dans le pin parasol du Petit Sauvage avec un coussin que je calai sous mon ventre. Bercé par le lent balancement de la branche, je modérai mes ardeurs. L’amoureux de la monogamie que j’étais encore n’était pas prêt à se précipiter dans les affres d’une liaison charnelle. La fidélité était la clef de voûte de la personnalité ossifiée d’Alexandre Eiffel. Tromper Elke me métamorphoserait si radicalement que je redoutais cette éventualité autant que je l’espérais.

Je préférais essayer de retrouver avec Manon les voluptés que le Petit Sauvage avait éprouvées jadis en frôlant Fanny de Tonnerre et en se laissant griser par son charme subtil. Ces sensations primitives, véritables esquisses de ma vie sensuelle, me paraissaient plus étourdissantes que la somme de tous les coïts d’Alexandre Eiffel.

Puis j’entendais ne pas me plier aux règles de l’amour adulte. Où était-il écrit que la fornication était une issue obligatoire ? Je souhaitais seulement connaître avec Manon une relation aussi légère que le commerce charmant que j’avais établi avec Fanny, avant qu’elle ne perdît la tête.

Ces pensées m’occupaient quand j’aperçus Manon, vêtue d’un bref maillot de bain. A sa vue, je frissonnai. Elle marchait pieds nus sur la digue du petit port privé commun à nos deux villas. Deux statues de lions en défendaient toujours l’entrée. Ma gorge devint sèche. Cette Madame de Tonnerre me donnait aussi soif que celle de mes souvenirs. Elle sauta à bord du petit bateau bleu que sa famille possédait encore, vérifia que le réservoir à essence était plein et cria :

—  Viens !

Je jetai un coup d’œil sur le jardin des Tonnerre. Il n’y avait personne.

—  Viens ! Viens vite ! répéta-t-elle.

Qui pouvait-elle interpeller ? Manon fouilla dans un sac de plage, saisit ce qui paraissait être un miroir de poche et… refléta le soleil dans ma direction ! Je demeurai un instant ébloui.

—  Alexandre ! Je t’attends !

Stupéfait, je descendis de l’arbre et la rejoignis. Le moteur du bateau ronronnait.

—  On va pirater ? me lança-t-elle.

Sans réfléchir, je montai à bord. Elle largua l’amarre avant.

—  Comment avez-vous fait pour me repérer ? demandai-je, encore interloqué.

—  Je connaissais ta cachette. Quand on était gosses, tu passais des heures dans cet arbre. Et moi, tu savais où je me planquais à l’époque ?

—  Non.

—  Juste en face, dans le séquoia ! Je me postais là pour t’observer en douce.

Manon jeta sur le quai la dernière amarre, manœuvra dans le port et dirigea l’embarcation vers le large. Que Manouche eût maté le Petit Sauvage à son insu, alors qu’il contemplait sa mère me laissait pantois. Le clapotis de la mer nous secouait. Je me trouvais dans le bateau bleu de Madame de Tonnerre avec son fantôme ; et quel fantôme ! Le corps de Manon offrait à l’œil une carnation irréelle ainsi que toutes les courbes et tous les volumes susceptibles d’assécher la gorge d’un homme. Le Sahel s’installa dans la mienne.

—  Tu ne t’en étais jamais rendu compte ? reprit-elle.

—  Non…

—  Quand j’étais dans le séquoia, j’étais tellement amoureuse que parfois je me mordais jusqu’au sang pour ne pas crier.

—  Pourquoi m’avez-vous appelé ?

—  Autrefois ma mère partait des journées entières en bateau avec toi. J’étais folle de jalousie !

Elle ajouta en souriant :

—  Maintenant c’est mon tour…

Puis elle précisa, en jouant de sa voix cassée :

—  Mais rassure-toi, je ne vais pas te violer. C’est juste un caprice… une revanche de petite fille.

—  Où m’emmenez-vous ?

—  Où alliez-vous avec maman ?

—  Derrière le cap de Camarat. On péchait dans les petites criques. Vous avez des masques et des tridents ?

—  Il y en a toujours dans le bateau.

Elle accéléra en direction du phare de Camarat. Les sorties de cette fille solaire me subjuguaient. Comme le visage de sa mère, celui de Manon clamait qu’elle était de ces femmes envoûtantes qui ont un solide penchant pour les éperduments de l’amour physique, de celles qui vénèrent le Dieu Caresse et par qui les hommes peuvent espérer une révélation érotique. Tout cela, je le reniflais et le pouvais lire sur sa physionomie dessinée pour exprimer le plaisir et la douleur. Cependant, j’étais résolu à juguler mes élans. Je souhaitais échapper au casse-tête de l’amour sexué, ne plus être confronté au dilemme pénible entre la fidélité et l’adultère. Et puis je ne voulais pas me lancer à nouveau dans une liaison de grandes personnes qui, je le savais, ruinait à coup sûr la passion.

A vrai dire, Manon n’était pas entièrement belle. Pris isolément, quantité de détails dans sa figure s’opposaient à ce qu’elle fût aimée. Sa denture était désordonnée, son regard de loup pouvait inquiéter et ses traits étaient presque irréguliers ; mais il se dégageait de ses imperfections une sensualité qui m’affolait. De surcroît, sa ressemblance avec sa mère était à mes yeux un agrément supérieur à la beauté d’Elke.

La franchise de Manon facilitait notre commerce. Elle ne s’embarrassait pas de ces préambules qui noient la sincérité et préférait parler de ce qu’elle sentait plutôt que de discourir sur des événements éloignés d’elle. Notre conversation roula donc sur les sentiments que nous inspiraient nos destinées.

Je lui exposai sans fard les motifs de ma conversion, lui expliquai pourquoi j’avais coupé la ligne téléphonique de la Mandragore et lui laissai entrevoir ma détermination.

Elle sourit, parut me comprendre et dit :

—  Quand j’approche d’un volcan, je me sens en vie. Le mois dernier, j’ai navigué en canot pneumatique sur le lac-cratère du Kawa Jjen, en Indonésie. C’est un lac d’acide sulfurique, du vitriol. Nous devions le sonder, faire des prélèvements. La moindre fuite du canot, nous étions dissous dans l’acide…

Puis elle ajouta :

—  Eh bien je vivais ! Est-ce que j’étais plus dingue que toi ? En tout cas, sur ce lac je naviguais dans mes rêves de petite fille ! s’exclama-t-elle.

A ses côtés, je subissais une possession étrange. Le vent du large avivait l’incendie que formait sa chevelure. Je me livrais au sentiment de bien-être que le Petit Sauvage éprouvait en compagnie de Madame de Tonnerre, lorsque nous nous trouvions seuls en de pareilles circonstances. Je retrouvais avec sa fille une sensation d’intimité presque semblable à celle que le Petit Sauvage avait connue sur ce bateau bleu. Manon-Fanny me décochait des sourires par en dessous, timides, qui m’étourdissaient de bonheur.

Hélas, mes sens entrèrent dans mon inclination renaissante. Si Manon m’avait manifesté plus de froideur, peut-être aurais-je pu tempérer mes instincts ; mais elle ne cessait de me marquer le plaisir qu’elle prenait à ma présence par des mines qui me tourmentaient. Chacun de ses regards disait son envie de ma peau. Je ne pouvais pas me dérober ; nous nous trouvions au milieu d’une baie.

Je sentais qu’elle ne soulignait les qualités de son Bertrand que pour se convaincre qu’elle lui conservait quelque attachement ; et son insistance sur ce chapitre me sembla un procédé habile pour me prier de ne pas la tenter.

Quand, soudain, elle dit avec simplicité :

—  J’ai ENVIE de faire l’amour… avec toi.

Puis elle sourit avec gourmandise.

—  Ah… fis-je, la gorge sèche.

Si la côte avait été plus proche, j’aurais plongé dans la mer. La franchise abrupte de Manon me désarçonnait plus que je n’osais le laisser paraître. Je ne m’étais pas embarqué pour la trousser mais avec l’espoir de ressentir le trouble que sa mère avait inspiré au Petit Sauvage pendant des années, cette exquise griserie qui naissait d’une relation étroite faite de distance.

—  J’en ai envie, mais je ne le souhaite pas, précisa-t-elle.

—  Ah…

—  Ça ferait désordre, à deux mois de mon mariage… Je voulais seulement dire la vérité, pouvoir la dire sans que cela soulève de difficultés entre nous, m’accorder cette liberté, moi aussi. C’est bien ce que tu désirais ?

—  Oui… Tiens ! C’était là qu’on péchait des oursins, dans la crique du Hérisson.

Manon s’approcha de la crique, immobilisa le bateau, jeta l’ancre et piqua une tête. J’ôtai ma chemise, mon pantalon, pris un masque et me glissai dans l’eau en caleçon. Les jambes de Manon frôlaient les miennes. Des réminiscences de voluptés anciennes me submergeaient. La mer était tiède. Je baignais dans le ravissement, nageais autour d’elle. C’était bien les cuisses de Madame de Tonnerre que je reluquais à travers la vitre de mon masque. Quelle jouissance de les sentir si proches ! Ses seins présentaient des rondeurs que je confondais avec celles de sa mère.

—  Où est-ce qu’il y a des oursins ? demanda-t-elle.

—  Là-bas !

Je plongeai, à la recherche des prairies de posidonies, des grandes gorgones, des roches coralligènes et des poissons de toutes les couleurs qui vivaient encore dans ma mémoire ; mais je ne retrouvais plus rien, seulement de la rocaille nue et grise. M’étais-je trompé de calanque ? Non. La pollution s’était chargée d’anéantir ces merveilles.

—  Tout a disparu, constatai-je avec désolation.

Nous revînmes au bateau. En nageant, Manon me jetait de longs regards. Ses yeux, qui étaient ceux de Fanny, me paraissaient pleins de désir pour le Petit Sauvage qu’elle apercevait en moi.

Je montai à bord le premier, lui donnai la main pour l’aider et la tirai ; quand, tout à coup, elle sauta à califourchon sur mes hanches ! Je vacillai, m’efforçai de sauver ma vertu, en vain. Elle me viola sans préambule. La houle puissante de son bassin brisa mes ultimes résistances. Quel ressac ! Une ultime déferlante accompagnée de nos cris mêlés me terrassa. A trente-huit ans, je venais de découvrir dans les bras de Manon-Fanny ce que le terme extase s’efforce d’exprimer. Cette protestante sensuelle élevée dans les parfums m’avait fait à nouveau sentir ma virilité.

Manon ferma doucement les yeux. J’eus alors l’impression qu’elle se reprenait complètement, après s’être toute donnée, remettant entre nous cet éloignement sans lequel le désir ne peut renaître. Jamais je n’avais eu le sentiment de m’unir à ce point à une femme et, soudain, j’en étais entièrement dépossédé. D’instinct, Manon savait se replier au moment où la plupart des maîtresses commettent l’imprudence de s’abandonner.

Puis elle caressa mon sexe de ses lèvres, le sollicita si bien qu’il se montra sensible à ces agaceries, l’accueillit entre ses dents fines avec ferveur et tendresse, le cajola et, enfin, le suça. Quelle PIPE ! Etait-ce la bouche de Manon ou celle de Fanny ? Hier, aujourd’hui se fondaient ensemble. Je flottais dans le paradis des fantasmes accomplis. Il n’était point question d’une simple satisfaction sexuelle mais d’une félicité totale. Comme sa mère, vingt-cinq ans plus tard, elle but tout. Fanny-Manon, la colombe à deux têtes, la femme qui voyageait dans le temps en demeurant intacte…

—  Je croyais que vous ne souhaitiez pas faire l’amour ? murmurai-je en souriant.

—  C’était vrai… mais je n’ai pas pu faire autrement ! C’est pour ça que c’était si bon.

Elle ajouta avec une extraordinaire fraîcheur :

—  J’adore faire ça avec toi ! C’était BON, bon, vraiment bon, répéta-t-elle en souriant.

Je demeurai émerveillé par cette jeune femme qui s’accordait la licence de dire ce que sa chair avait éprouvé. Manon bousculait sa pudeur protestante avec une gaieté et une liberté qui m’éblouissaient. Faire l’amour avec elle était vivifiant.

Dès cet instant, une fêlure apparut en moi. En forniquant avec cette fille qui n’était pas ma femme, j’avais dérogé à l’un des principes qui corsetaient l’existence d’Alexandre Eiffel ; et ce quasi-délit, au regard des propos que j’avais mille fois tenus, me renouvelait, m’enfantait, me libérait du personnage amidonné que j’avais composé pour survivre à la mort de mon père, puis à celle de ma mère.

Je compris alors qu’il n’est pas de vraie vie sans incohérences. Les hommes et les femmes qui tentent de se conformer toujours à une certaine idée d’eux-mêmes – quelle qu’elle soit – sont des presque-cadavres. Le libertin ne revit qu’en découvrant la saveur de la fidélité. L’épouse enfermée dans la monogamie ne refleurit que si elle court le risque de l’adultère. La cohérence mutile ; l’incohérence régénère.

Ma joie n’était gâtée par aucune culpabilité. Soudain les vertiges du sexe ne m’apparaissaient plus comme un enfer. Je me sentais le digne petit-fils de Tout-Mama qui, elle, avait toujours su cultiver ses aspirations les plus contraires. Bigote, grande consommatrice d’eau bénite, elle ne s’était jamais lassée de céder aux appels de ses sens. Mon grand-père fut sans doute l’un des maris les plus trompés d’Europe. A table, elle maniait le couteau à poissons avec dextérité et respectait scrupuleusement tous les usages du siècle dernier ; mais elle mangeait une fois par semaine un déjeuner complet avec ses mains, le plus salement possible, pour laisser la bride à la bête vorace qui sommeillait en elle. Ces repas particuliers portaient le nom de repas-Mortebize, en hommage à nos voisins qu’elle considérait comme des porcs. En ces occasions, elle s’autorisait même à roter.

—  J’ai faim ! lança Manon.

—  Et moi soif…

Nous retournâmes au petit port ; puis elle m’entraîna en stop jusqu’à la ville, dans un restaurant italien. Sous l’influence de Tout-Mama, j’avais rendu mon auto de location et Manon refusait de monter avec moi à bord de la voiture de son Bertrand. Médecin de son état, il travaillait à l’hôpital pendant la journée.

—  Si j’avais envie de toi tout à coup, me dit Manon, franchement ça me gênerait qu’on fasse l’amour dans sa voiture.

Les femmes infidèles ont de ces arrangements avec leur conscience… Le trajet en stop m’enchanta. Je n’avais plus levé le pouce au bord d’une route depuis l’époque où Tout-Mama arrêtait des automobilistes élégants pour les sommer de nous véhiculer.

Au restaurant, le serveur nous présenta la carte.

—  Que prend-on ? demanda-t-elle.

—  Ce que tu aurais voulu si tu avais eu huit ans aujourd’hui. Je t’invite. Je veux faire plaisir à la petite fille que tu as été et qu’avec moi tu t’autorises toujours à être la petite Manon. La grande Manon, je la laisse à Bertrand !

—  Alors on fait un repas de desserts ?

—  Qu’est-ce qui nous en empêche ? Retire ta montre. Les horaires des grandes personnes, on s’en fout !

—  Non, je vais louper mon rendez-vous. Je dois être à quinze heures à ma banque.

—  Manon, je voudrais que tout cela n’existe plus quand nous sommes ensemble. Vivait-on plus mal à six ans sans montre ni carnet de rendez-vous ?

Manon sourit, retira sa montre et la mit dans l’une des poches de son chemisier.

—  Tu ne te sens pas plus libre ?

—  Si.

—  On les choisit ces desserts ? !

Manon commanda sept desserts, moi quatre, au grand étonnement du serveur qui tenta d’infléchir notre choix vers des menus plus sérieux.

—  Puisque avec toi j’ai le droit d’avoir huit ans, fit Manon, je souhaiterais qu’on ne fasse jamais de projets, qu’on vive tout dans la seconde ! Des projets, je n’en ai que trop avec Bertrand.

—  Marché conclu.

Elle me tendit la main ; je la lui serrai.

—  Et pour commencer, dit-elle, juste après le déjeuner on file dans un grand magasin pour s’offrir tout ce que nos parents refusaient de nous acheter !

Je levai mon verre. Nous trinquâmes ; et j’ajoutai :

—  On mettra toutes nos courses dans notre cabane !

—  Notre cabane ? ?

—  Avec toi je veux une cabane dans un arbre, pas une maison.

Le serveur se retourna. Personne ne nous regardait. Manon me vola un baiser, en douce. Nous jouions déjà à nous aimer.

—  Promets-moi que nous ne ferons jamais l’amour dans un lit, me chuchota-t-elle.

Je jurai solennellement de ne la faire gémir que dans des endroits improbables, en excluant toutefois les cabines d’ascenseur (je suis claustrophobe). Nous nous amusâmes ensuite à imaginer quel enfant avait pu être chacun des clients du restaurant ; ce qui revenait à constater qu’ils s’étaient trahis eux-mêmes. Aucun gamin n’a jamais rêvé de courber l’échine devant un petit chef, d’être immatriculé à la Sécurité Sociale ; rares sont ceux qui aspirent à se couler dans un rôle de contribuable à double menton ; et nous n’avions que peu de Princesses sveltes, de Pirates téméraires et d’Explorateurs devant nous. Tous paraissaient affiliés à une caisse de retraite.

Onze desserts plus tard, Manon et moi nous servions du rebord de l’escalier mécanique d’un grand magasin comme d’un toboggan, afin de gagner le rayon alimentation. Manon fit main basse sur tous les chocolats dont elle raffolait, s’empara de vingt paquets de chips au paprika et rafla dix kilos de meringues.

—  Il faudra qu’elle soit grande, notre cabane ! me lança-t-elle, avant de prier un vendeur de faire livrer cet amoncellement de vivres à la Mandragore.

Manon choisit ensuite trois robes moulantes de star, trois modèles qui eussent été à leur place sur les épaules et les hanches de Greta Garbo. Depuis l’âge de huit ans, elle nourrissait un rêve aussi ordinaire que ceux qui mijotent dans la cervelle de la plupart des petites filles : être célèbre et reconnue dans la rue. Acheter des costumes de vedettes de cinéma pouvait être un début… Que Manon eût le courage de m’avouer cette niaiserie me la fit aimer davantage.

Pendant qu’elle terminait ses essayages, j’écumai le département bricolage. Il me fallait quelques outils pour construire notre cabane. Puis je me portai acquéreur d’un lance-pierres, d’un couteau suisse et d’un train électrique aussi long que celui que mon père avait offert au Petit Sauvage pour son septième anniversaire.

—  Ce sera livré ce soir, m’assura un employé.

Au détour d’un rayon, Manon s’arrêta devant un vélo blanc hollandais.

—  J’avais le même autrefois ! s’exclama-t-elle. En plus petit.

—  Tu as le même, rectifiai-je gaiement en sortant mon chéquier.

J’achetai également un vélo rouge semblable à celui sur lequel le Petit Sauvage avait appris à pédaler. Jamais je n’avais pris autant de plaisir à claquer des ronds. Plus je dilapidais mes sous – casser le cochon, disait le Petit Sauvage – plus Manon et moi nous rapprochions de notre enfance.

Je la retrouvai assise sur l’un des lits du rayon literie, les genoux croisés.

—  On se déplacera à vélo, on aura une cabane et on ne portera pas de montre, conclut-elle.

—  Arrête de parler au futur. On a dit qu’on vivait tout au présent, sans délai ! dis-je en la basculant sur le matelas.

Craignant le pire, une vendeuse voulut intervenir ; mais Manon se redressa et me chuchota :

—  Souviens-toi de ta promesse : jamais sur un lit…

—  Alors où ?

—  Dans ton arbre ! me répondit-elle le sourire au bord des lèvres, là où tu étais quand je t’observais.

Nous filâmes à la Mandragore à bicyclette, moi sur mon vélo rouge, Manon sur le sien. Elle me fit redécouvrir les chemins que connaissent les écoliers de la région. Un instant, je crus que mon nez avait senti un parfum de mimosa ; mais cette odeur ne flottait que dans ma mémoire. Mon odorat demeurait anéanti.

Manon s’arrêta au sommet d’une colline, essoufflée. Son visage s’assombrit et deux rides apparurent sur son grand front.

—  J’ai un fiancé, tu as une femme…

—  En effet, dis-je avec détachement.

—  C’est tout ce que tu trouves à dire ? On vient tout de même de faire une connerie.

—  Ma femme a épousé un type qui ne m’intéresse plus.

—  Mais moi j’aime beaucoup Bertrand ! Et je ne veux pas d’une double vie. D’ailleurs je ne sais pas ce que je fais là avec toi. J’ai perdu la tête aujourd’hui. Tu m’as embobinée avec tes histoires de gamins. Moi j’ai envie de croire au mariage. On arrête tout, tout de suite.

—  Je t’adore quand tu dis le contraire de ce que tu souhaites.

—  Ecoute-moi bien, petit mec, désormais tu peux me donner mille rendez-vous, je n’y viendrai pas.

—  Mais si, tu rappliqueras ! Et en courant !

—  Tu es d’une prétention… sois un peu moins sûr de toi.

—  Manon, tu aimes faire ça avec moi.

—  Prétentieux… et le pire, c’est que tu as raison ! J’ai la reconnaissance du ventre…

Quelques côtes et trois descentes plus tard, Manon me fit l’amour dans mon arbre, à cinq mètres du sol. Chacun de ses coups de reins aidait le Petit Sauvage à renaître, me restituait un peu de ma radioactivité. L’incohérence de mon comportement avec mes propos habituels sur le mariage augmentait encore mon désir et mon sentiment de libération. L’avocat de la fidélité n’était vraiment lui-même que dans l’adultère ; mais cette infidélité avait un parfum particulier car la femme qui haletait sous moi avait les traits de Madame de Tonnerre et nous nous trouvions dans le pin parasol de mon enfance, celui d’où je l’avais tant admirée. Si le Petit Sauvage avait pu imaginer qu’elle monterait un jour sur sa branche pour se livrer avec lui à de tels excès… Dans l’inconfort de notre position, nous voyageâmes longtemps vers le plaisir.

—  Manon… murmurai-je, je triche depuis le début. Je te dois la vérité.

—  Quoi ?

—  Tu n’as jamais deviné pourquoi le Petit Sauvage passait tant de temps dans cet arbre ?

—  Non.

—  Quand tu m’observais de ton séquoia, en face, j’étais posté là pour contempler ta mère.

—  Maman ? ! fit-elle, effarée.

—  J’en étais dingue.

Elle demeura muette.

—  Tu lui ressembles tellement, ajoutai-je.

—  Tu viens de faire l’amour avec qui ? demanda-t-elle froidement.

—  Tu préfères une réponse agréable ou qu’on continue à se dire la vérité ?

—  Salaud.

—  Quoi, salaud ? Et toi, avec qui étais-tu il y a cinq minutes ? Avec moi ou avec le souvenir de ton premier amour ?

—  Tu veux vraiment le savoir ? Eh bien oui, j’étais avec le Petit Sauvage ! Mais moi j’ai au moins la délicatesse de te le cacher.

—  Je ne te demande pas de me préserver ! Les mensonges, j’en ai ma claque. Merde, si on n’est pas vrai l’un avec l’autre, avec qui le sera-t-on ?

—  Alexandre, à quoi ça sert de se faire mal ?

—  Si tu as envie de demi-sentiments, d’eau tiède, tu peux partir tout de suite. Ne compte pas sur moi pour éviter les grandes émotions, bonnes ou mauvaises. Je veux être vivant ! Aussi vivant qu’un gosse dans une cour de récréation.

Silencieuse, Manon me regarda quelques instants et m’embrassa.

—  J’ai la nostalgie de ma cruauté et de ma générosité d’autrefois… murmurai-je dans son cou.

Une voix retentit dans le jardin des Tonnerre. Un homme appelait Manon.

—  Bertrand… dit-elle gênée.

Elle rajusta sa jupe, descendit de l’arbre avec précipitation et me lança :

—  Commence la cabane sans moi. Je te déteste, tu m’emmerdes, mais c’est vrai que j’aime faire ça avec toi.

Manon disparut.

Je fus alors gagné par une sensation d’étouffement que je n’avais plus éprouvée depuis plus de vingt ans. L’asthme du Petit Sauvage réapparaissait dans mes bronches d’homme. Ce retour inattendu d’une affection de mon enfance me bouleversa. Gêné dans ma respiration, je pleurais de bonheur. Mon corps se souvenait de ces crises légères qui saisissaient le Petit Sauvage quand il se sentait abandonné, à chaque départ de ses parents pour l’Afrique, ou certains soirs de solitude au Collège Mistral.

Caressé par le vent, je repris peu à peu mon souffle et retournai à la Mandragore, gorgé de sève. J’entendais saborder ma vie parisienne, ne plus me laisser la possibilité d’un repli. Au diable la prudence ! Je voulais redevenir indéterminé, ne plus être comme obligé par mes choix antérieurs.

Que Manon eût dans l’esprit d’épouser Bertrand m’était douloureux ; mais il n’entrait point dans mes intentions de la lui souffler. Je ne proposais à Manon aucun avenir, seulement un présent, pas une maison mais une cabane nichée dans un arbre. Je désirais jouer gaiement notre amour, rire, évoluer toujours avec elle dans l’imprévisible et, surtout, ne jamais altérer la légèreté de notre commerce. Tomber à nouveau dans la gravité de l’engagement me terrifiait. Etais-je puéril ? Bien sûr ! diront les grandes personnes amorties, les faux sages englués dans L’adultie. Et alors ? répondait le Petit Sauvage au fond de moi, est-on né pour mûrir si mûrir signifie se résigner à toutes les scléroses qui frappent les sentiments ? La véritable maturité n’est-elle pas de s’enfanter chaque jour ? Vive le mouvement ! Je revendiquais ma puérilité exigeante et n’aspirais qu’à un seul rôle, celui de l’Amant.

Je comprenais soudain l’élan des garçons et des filles qui se grisèrent de vociférations sur les barricades de mai 68. Comme ils eurent raison, par-delà le grotesque de leur rhétorique, de vouloir désorganiser le monde des grandes personnes ! Quel printemps dans nos sociétés engourdies ! Que ces fils et ces filles d’une société riche crachassent sur l’opulence était certes ridicule ; mais j’admirai tout à coup leur refus brutal, net, de se faire anesthésier, leur lyrisme aussi dérisoire que touchant, leur révolte devant l’immense ennui de l’existence qu’on leur réservait.

Au fond, mon dessein équivalait à une sorte de mai 68 intime.

Dans le salon de Tout-Mama, je tombai sur Monsieur Louis qui piaffait. La coupure de ma ligne téléphonique avait dû l’agacer. La mine grave, flottant dans un costume de flanelle grise qui nageait autour de son corps chétif, il se tenait devant une table sur laquelle il avait étalé des dossiers ouverts. Des courbes et des graphiques s’affolaient sur des feuilles quadrillées.

—  Monsieur Eiffel, articula-t-il avec componction en retirant ses lunettes, l’emprunt que vous avez contracté pour acquérir cet hôtel est en complète contradiction avec la politique de désendettement que nous menons depuis trois ans. Votre désinvolture – je ne trouve pas d’autre mot – déséquilibre gravement votre bilan.

—  Enfin de l’imprévu !

—  Pardon ?

—  Qu’est-ce que vous buviez pour le goûter, à huit ans ?

—  Je vous parle de VOTRE bilan, lâcha-t-il irrité.

—  Du lait ou du thé ?

—  Un verre de lait, pourquoi ?

Je filai dans la cuisine et revins avec deux tasses, une bouteille de lait, du pain et du chocolat.

—  Monsieur Louis, je pense que… que vous devriez recommencer à goûter.

Je lui versai une tasse de lait et la lui proposai. Dérouté, il la saisit. Je commençai à croquer une barre de chocolat.

—  C’est important le lait, continuai-je.

—  Il faut revendre cet hôtel, tout de suite !

—  Prenez plutôt en notes ce que je vais vous dicter, et envoyez cette lettre aux rubriques spécialisées de plusieurs quotidiens.

Intrigué, Monsieur Louis sortit un bloc-notes et un stylo de son attaché-case.

—  Monsieur, commençai-je, veuillez publier le texte suivant :

Madame Eiffel née Sauvage
a la douleur de faire part
du décès de son petit-fils
Alexandre Eiffel,
disparu en mer jeudi dernier.
Les obsèques auront lieu
dans la plus stricte intimité.

Ajoutez une formule de politesse et joignez un chèque pour le règlement.

Monsieur Louis avait cessé d’écrire.

—  Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle.

—  Ai-je l’air de plaisanter ? L’homme auquel vous croyez parler est mort aujourd’hui, entre les cuisses d’une femme. C’est tout frais. Il est bon que les gens qui l’ont connu soient au courant de son décès.

—  A quoi jouez-vous ?

—  Je désire être oublié par toutes les relations d’Alexandre Eiffel.

—  Et votre famille ?

—  Dites la vérité à ma tante.

—  Et votre femme ?

—  Je vous charge de notre divorce. Dites à Elke que l’homme qu’elle a épousé ne veut plus exister.

Soudain inquiet, Monsieur Louis me dévisagea :

—  Vous n’allez pas faire de bêtises, au moins.

—  Si, plein de bêtises ! m’exclamai-je en souriant.

—  Et le bilan ?

—  Je vous vends LES CLÉS EIFFEL. Vous me paierez sur vingt ans.

—  Ecoutez, je crois qu’il vaut mieux qu’on reparle de tout ça plus tard, la tête froide. Prenez le temps de la réflexion.

—  La prudence ne m’intéresse plus. Je veux vivre illico. Si vous êtes preneur, préparez le contrat de vente. Sinon trouvez un acquéreur.

Encore sous le choc, il me dévisagea.

—  Je ne vous reconnais plus.

—  Vous ne pouviez pas me faire de plus beau compliment.

—  Vous êtes dingue, ou quoi ? dit-il soudain.

—  Non, ce sont les autres qui sont fous de ne pas écouter le gosse qui est en eux.

Je lui tendis la main droite, me repris et lui offris ma main gauche.

—  Au revoir, Monsieur Louis. Je peux compter sur vous ?

—  Oui, fit-il à regret.

Il me serra la main. Je le raccompagnai jusqu’à la porte d’entrée et lui dis avec sincérité :

—  Je vous souhaite de tromper votre femme.

L’adultère, il n’y a que ça de vrai.

Monsieur Louis posa sur moi un regard désemparé, remonta dans sa voiture et disparut au bout de l’allée, dans le monde des grandes personnes. J’eus alors le sentiment qu’Alexandre Eiffel commençait à dépérir, et cette sensation ressemblait à un grand soulagement ; mais la renaissance du Petit Sauvage n’était pas encore assurée.

Je montai sur mon vélo rouge, pédalai jusqu’à la poste du village voisin et consultai des annuaires pour retrouver les adresses des membres de la Société des Crusoé. J’hésitai un instant à rechercher celle de M., le félon ; puis je jugeai sa faute trop scélérate pour qu’il pût prétendre être toujours un Crusoé. J’écrivis ensuite le même petit mot à Tintin et aux jumeaux, Philo et Pierre :

img2.jpg

Le 2 juin était la date du lendemain. J’étais pressé de renouer avec mes rêves d’enfant et ne voyais que de la sagesse dans ma décision de rompre les derniers liens qui m’amarraient encore à ma vie de grande personne. Les seuls engagements auxquels je me sentais tenu étaient ceux que le Petit Sauvage avait contractés, avec autrui… et envers lui.