Le lendemain matin, je m’éveillai fort tard, baigné dans des senteurs délicieuses. Je commençais déjà à m’habituer à mon odeur d’adulte. En marchant sur la plage de la côte est, je remarquai des traces régulières dans le sable.
Je m’approche et découvre… des empreintes de pieds. Mes DÉSIRS ont recouvré leur faculté d’influer sur le réel ! Je SOUHAITAIS trouver un moyen de regagner le continent ; le destin m’envoie un sauveur.
Je m’accroupis et examine l’empreinte avec attention. Ce n’est pas celle de mon pied ; il s’agit bien d’un enfant. Mon Vendredi ne doit pas avoir plus de dix ou douze ans. Je lève le nez. La brise transporte jusqu’à moi une odeur humaine que j’ai du mal à déchiffrer ; le vent la dilue dans les fragrances d’eucalyptus qui imprègnent fortement l’air.
Je suis les traces, le long de la mer ; quand, tout à coup, je perçois une odeur de jeune femme. Surpris, je jette un coup d’œil sur une des empreintes. Dans mon obsession, j’ai pris ce petit pied pour celui d’un gosse ! Suis-je bête… comment un enfant de dix ans aurait-il pu s’aventurer seul si loin des côtes ?
Je respire à nouveau le parfum naturel de cette fille qui dérive dans l’atmosphère. Serait-ce celui de Manon partie à ma recherche ? Il me plairait de le croire mais cela ne me semble, hélas, guère probable. Manon ignore totalement où je me trouve et, bien que je ne connaisse pas son odeur de femme – mon nez était encore aveugle lors de mon départ – je suis presque certain que ce sillage entêtant n’est pas le sien. La présence de cet effluve ne lui correspond pas. Manon doit sentir le rire de bébé, l’imprévu, le petit matin ; alors que la peau de cette jeune femme exhale un étrange bouquet dans lequel se mêlent des nuances qui évoquent la sagesse, la passion et le tourment. Follement intrigué, je persévère dans mes recherches et finis par tomber sur son bateau, un catamaran blanc échoué sur une plage. La voile est affalée.
Guidé par mon odorat, je gravis un escarpement et, soudain, aperçois ma visiteuse qui se baigne nue dans les eaux claires d’une crique. Son corps paraît presque transparent tant il est pâle. Cette fille de moins de trente ans offre à l’œil assez de beauté pour m’émouvoir. Je m’émerveille, non à la manière d’un voyeur mais avec les yeux d’un gosse qui surprend pour la première fois les charmes d’une silhouette féminine. Ses gestes lents lui prêtent une dignité qui m’impressionne. Le naturel peint sur son visage rend sa vivacité d’expression touchante. Les mouvements de ses cheveux agacent mes sens ; elle les noue avec une grâce digne de celle de Fanny.
Je m’avance, l’interpelle.
Elle se retourne, me voit et se drape avec calme dans un linge blanc qu’elle noue au-dessus de ses seins. Mon aspect hirsute l’étonne, mais elle ne manifeste aucune crainte ; rien ne semble pouvoir lui en inspirer. Je sens en elle une prodigieuse capacité d’adhérer à ce qui advient.
Je lui rends son sourire et dis :
— Quel jour sommes-nous ?
— Vendredi.
— Le combien ?
— Le vingt-huit.
— Juillet ? lançai-je en songeant que nous devions être le vingt-huit juin.
— Non, me répondit-elle effarée. Le vingt-huit septembre.
— J’ai fait naufrage sur cette île le six juin, murmurai-je avec stupéfaction.
Quatre mois s’étaient donc écoulés, cent quatorze jours au cours desquels le sort m’avait préservé de la folie du monde des grandes personnes. J’avais eu l’impression de passer quelques semaines sur mon île.
— Je m’appelle Alexandre.
— Moi Alice.
Pressé par ses questions, je lui racontai mon histoire, sans rien omettre. La compréhension qui se lisait dans son regard était telle que je n’éprouvais aucun sentiment de ridicule en m’exposant à son jugement. Puis, mise en confiance, elle me parla de sa vie en des termes qui me déconcertèrent.
— Demain, je vais m’unir à mon fiancé et m’enfermer avec lui jusqu’à ma mort ! s’exclama-t-elle avec joie.
— Tu te maries demain ?
— En quelque sorte.
— Et… qui est ton fiancé ?
— Il est bon, et doux aussi. Ses mots sont un miel dont je ne me lasse pas. Son corps est la seule nourriture qui me rassasie.
— Pardon ?
— Boire son sang, c’est boire à la source de vie.
Je demeurai effaré. Cette fille d’aspect inoffensif évoquait son cannibalisme et son goût pour la séquestration avec un enthousiasme qui me mettait mal à l’aise. A l’entendre, elle raffolait de son amant – un type épatant – et atteignait l’extase en songeant seulement à lui ; mais elle ne pouvait se retenir de le manger par petits bouts, quotidiennement ! L’espace de quelques secondes, j’imaginai avec effroi le pauvre type enchaîné à un radiateur au fond d’une cave, se faisant dévorer un doigt de pied le lundi, une oreille le mardi et que sais-je le mercredi…
— Ça vous fera tout de même une drôle de vie conjugale…
— Pour nos noces, je m’allongerai dans un cercueil et me couperai les cheveux, à ras.
— A ras…
— Demain je serai Sœur Alice de Jésus Marie.
Elle éclata de rire.
Stupéfait, j’écarquillai les yeux. Alice venait d’achever son noviciat et devait prendre le voile le lendemain, dans un couvent de Carmélites ! Son promis était le Christ, un céleste amant qui la comblait, disait-elle. Vingt-quatre heures avant le grand saut, elle s’était rendue dans l’île pour prier et dire au revoir au monde.
— … je veux emporter de l’extérieur une dernière image splendide. Alors je suis retournée ici. Mon grand-père m’emmenait pique-niquer sur cette île quand j’étais petite…
— Tu vas vraiment t’enfermer jusqu’à ta mort ?
— Je préfère dire me libérer du poids du monde pour VIVRE VRAIMENT, EN ÉVEIL.
Nous parlions la même langue. Ses paroles étaient chargées d’émotions qui affleuraient de temps à autre sur son visage ; ses verbes avaient la force des mots ressentis. Notre causerie se poursuivit autour d’un poisson grillé, sur un ton de totale sincérité ; lorsque, tout à trac, elle m’interrompit :
— Alexandre, le Petit Sauvage n’existe pas. Tu l’as rêvé.
— Rêvé ?
— Les enfants changent constamment. Ils ne sont que mouvement, métamorphose. Un gamin n’existe que dans le moment présent. Le Petit Sauvage à sept ans n’était pas le même à huit ans, à neuf, à douze. L’enfance, ça n’existe pas ; c’est une invention des adultes ! Il y a de nombreux Petit Sauvage, tous très différents.
Je demeurai muet, presque en état de choc. L’assertion d’Alice était si vraie, si simple que je ne savais que répondre. Je m’étais donc identifié à un songe, depuis le début de mon aventure.
— Mais enfin… balbutiai-je. Etre enfant ça veut bien dire quelque chose !
— Oui, ne pas perdre le secret du mouvement perpétuel. Quel sot avais-je été d’imaginer que ma renaissance dans l’île ferait de moi une fois pour toutes un homme accompli, enfin digne du gosse que j’avais été. Cet événement marquait seulement le début de l’odyssée qui m’attendait.
— Cela dit, reprit Alice, il n’est pas interdit de croire en une illusion ! Mais… si au lieu de jouer au Petit Sauvage, tu devenais un enfant qui joue à l’adulte ?
Comme illuminé par les paroles qu’elle venait de proférer, je méditai un instant, lui souris et dis :
— Je vais apprendre à jouer à l’adulte…
Merveilleuse Alice… Cette maîtresse du Christ était d’une clairvoyance qui m’éclaira de façon décisive. Etre un enfant qui joue à l’adulte, n’était-ce pas LE CHEMIN ?
Nous passâmes la soirée dans l’île, devant un feu, dans une intimité délicieuse. Je lui plaisais, elle me charmait, le moment portait à l’abandon ; mais au lieu de nous croire obligés de faire l’amour, nous écoutâmes nos corps et fîmes la tendresse dans un accord tacite merveilleux. Blottis l’un contre l’autre, nous dérivâmes longtemps dans la douceur. Il ne fut pas question de sexe.
Nous sentions que ce câlin était l’étreinte qui convenait à nos sincérités.
Le lendemain, ma nouvelle vie devait débuter.
Je tournai la page.