Un jour, je m’aperçus avec effroi que j’étais devenu une grande personne, un empaillé de trente-huit ans. Mon enfance avait cessé de chanter en moi. Plus rien ne me révoltait. La vie et l’enjouement qui étaient jadis dans mes veines s’étaient carapatés. Le Monsieur prévisible que j’étais désormais jouissait sans plaisir d’une situation déjà assise, ne copulait plus guère et portait sur le visage un air éteint. Je me prélassais sans honte dans la peau d’un mari domestiqué indigne du petit garçon folâtre, imprudent et rêveur que j’avais été, celui que tout le monde appelait Le Petit Sauvage.

Cette déconfiture m’apparut comme une évidence un dimanche matin. J’avais découvert mon premier cheveu blanc au lever et flânais devant les baraquements du Marché aux Oiseaux, à Paris, en songeant que les jeunes filles me regarderaient bientôt comme un vieux ; quand, soudain, une voix m’arrêta :

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

Personne dans la société de mes relations ne me connaissait sous ce nom, tombé en désuétude depuis longtemps. Même ma femme ignorait ce surnom, bien qu’elle prétendît avoir fouillé tous les replis de mon passé.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou, répéta la voix.

Stupéfait, je reconnus le timbre de mon père, liquidé par un cancer dans ma quatorzième année. La formule était exactement celle qu’il murmurait autrefois lorsqu’il venait m’embrasser le soir dans mon lit. Une violente palpitation m’oppressa. J’opérai une volte-face et me trouvai tout à coup devant Lily.

A sa vue, le Petit Sauvage frissonna sous mon visage d’adulte. Il se passa entre moi et Lily, par le regard, un bref dialogue muet. Est-ce toi ? Elle siffla gaiement et lança à nouveau :

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

Je m’avançai.

—  Faites attention, elle va vous mordre ! postillonna le marchand d’oiseaux.

Lily déploya ses ailes et, passant la tête à travers les barreaux de sa volière, me caressa le nez avec son bec. Une émotion brutale me saisit ; des larmes mouillèrent mes yeux. Gêné, je les essuyai prestement.

—  Ah ben ça alors… fit l’oiseleur. Avec vous, elle parle.

Lily était un perroquet du Gabon, une femelle à robe grise que mon père m’avait rapportée d’Afrique pour l’anniversaire de mes dix ans. Les perroquets vivent aussi longtemps que l’homme ! s’était-il exclamé en me l’offrant. Cet animal réputé fin causeur n’avait jamais su radoter qu’une seule phrase – Le Petit Sauvage, tu es un fou – en imitant à la perfection la voix de mon papa, ainsi que ses inflexions.

En un instant, je reconstituai ce qui avait dû se produire vingt-trois ans auparavant. Peu après qu’on eut livré aux vers la dépouille de mon père, ma mère avait prétendu que Lily s’était enfuie à tire-d’aile par une fenêtre ouverte. Sans doute l’avait-elle vendue ou donnée, ne pouvant plus supporter d’entendre trente fois par jour les intonations fantômes d’un mari qu’elle avait toujours regardé comme un Amant.

—  C’est incroyable, poursuivit le marchand, je la croyais muette.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

J’avais le sentiment que mon père cherchait à me parler à travers Lily. Sa voix grave me restituait une part de sa présence.

—  Je vous la fais à mille francs, continua le commerçant.

Immobile devant la cage de Lily, je pris alors conscience d’une vérité affreuse : le Petit Sauvage était mort ; voilà pourquoi personne ne m’appelait plus ainsi. J’eus soudain l’impression que mon père venait de m’apprendre le décès de son petit garçon ; mon sang se glaça.

—  Allez, neuf cents francs…

Je n’étais plus le Petit Sauvage mais Monsieur Alexandre Eiffel, propriétaire et fondateur d’une entreprise de serrurerie : LES CLÉS EIFFEL. Mon ancêtre Gustave a laissé un souvenir de trois cent vingt mètres de haut qui encombre toujours la rive gauche de la Seine ; mais, contrairement à lui, je m’étais fâché avec mes rêves d’enfant.

Au fond, constatai-je navré, Alexandre Eiffel est aussi dissemblable du Petit Sauvage qu’il est possible de l’être. Je suis à présent quelqu’un de prévisible. Ma singularité primitive s’est dissoute. J’aime ce qu’il convient d’apprécier dans le petit monde qui est le mien, et fais la moue devant ce qu’il serait déplacé de goûter. Ce qui subsiste en moi de personnel me paraît presque incongru tant je me suis fait l’écho des poncifs disponibles dans mon entourage, le reflet de mon temps auquel je suis assorti comme mes pochettes à mes cravates. Je n’ai même plus de grands travers ! Mes petits défauts se sont gâtés. Autrefois je mentais gratuitement, pour embellir la vie ; désormais je maquille la vérité sans joie, par intérêt. En retranchant de mon tempérament l’amoralité pleine de gaieté du Petit Sauvage, l’essence de mon caractère s’est brouillée.

Où sont mes impatiences irrésistibles, ma férocité et mes désespoirs insondables ? Sentir avec acuité m’est désormais difficile, admis-je avec amertume. J’étais un cœur et ne suis plus qu’une tête froide. Je conçois les choses avec tempérance au lieu d’en avoir un sentiment vif. Au contact des sinistres en complet-veston que je fréquente, j’ai appris à régler mes émotions ; les hommes de bureau n’apprécient guère les expansions de l’âme. Alexandre Eiffel s’est insensibilisé pour supporter le cuisant réel des adultes. La sève s’est retirée de son corps qui, déjà, s’abandonne aux premières dérives de l’excès de poids. Ses besoins ne sont plus des envies mais une somme d’habitudes contractées au fil des ans. Il respire sans vivre.

Les ménagements dont Monsieur Eiffel use avec ses banquiers et les flagorneries qu’il saupoudre sur ses clients eussent fait rougir le Petit Sauvage. Tremper dans le monde des affaires m’a détérioré. Où est le temps où seule ma fantaisie me gouvernait vraiment ? Mon métier est désormais mon maître ; c’est lui qui veut ces grimaces sociales, ces capitulations de l’amour-propre, ces reptations ignobles.

Incapable d’être tout entier au moment présent, Alexandre Eiffel est toujours en avant de lui-même ou tramant dans ses souvenirs. Je ne sais plus être intime avec moi ni avec autrui ; ma société m’ennuie. Continuellement diverti par des passions artificielles de grandes personnes, je ne reçois plus d’injonctions de l’intérieur et ne me soumets plus qu’à mon agenda.

Plus Lily me regardait fixement plus j’étais gagné par la nostalgie de cette époque insouciante où le Petit Sauvage n’était qu’un désordre, où je m’endormais avec volupté pour être au lendemain plus vite. Certes, mon enfance ne fut pas une longue villégiature exempte de souffrances ; mais je la regardai soudain comme le seul âge où j’eus réellement vécu, la seule période où je fus aimé sans que cet amour fût conditionné. Je possédais alors un trésor plus précieux que tout : des appétits faramineux soutenus par une curiosité immodérée ; et j’avais le sentiment que mes désirs colossaux commandaient au réel.

Mes parents ne satisfaisaient pas tous les caprices du Petit Sauvage ; mais ma mère, mon père et Tout-Mama, ma grand-mère paternelle, m’écoutaient avec attention et m’entretenaient dans l’idée que j’étais le détenteur d’un pouvoir presque magique. A les entendre, aucune limite ne résisterait jamais à ma volonté.

Un jour que le Petit Sauvage avait informé Tout-Mama de son intention de marcher plus tard sur les traces de Charles de Gaulle, elle lui avait répondu avec naturel :

—  Pourquoi voir si petit ? La France, c’est étriqué ! Médite plutôt sur le sort de ce bon Jules César. Ce n’est pas un mauvais exemple.

Je pensais donc que le monde se plierait tôt ou tard à mes vues, quelles qu’elles fussent ; et cette impression était ratifiée par les propos de tous les membres de ma famille qui s’employaient à me faire vivre dans un univers conforme, pour l’essentiel, à mes aspirations.

A la mort de mon père, je m’étais senti brutalement dépouillé de ma toute-puissance. J’avais eu beau me convaincre que son cancer reculerait devant mes prières, les métastases avaient saccagé son cerveau. Et quand ma mère mourut, dix-huit mois à peine après mon père, d’un incurable et magnifique chagrin – les médecins parlèrent d’une tumeur maligne, mais je sais quelle amoureuse elle fut –, je cessai totalement de croire au pouvoir de mes rêves. Mes parents n’étaient plus là pour accorder la vie à mes souhaits et ma violente envie de les revoir était restée sans effet. A quinze ans l’horrible réalité m’avait imposé sa loi ; mes désirs n’avaient plus la moindre vertu.

—  Allez, je descends jusqu’à huit cents francs, reprit le marchand.

Dans l’œil de Lily, je vis la pupille de mon père. Il paraissait me demander comment j’avais pu épouser Elke, une Finlandaise qui, le soir, me tenait lieu de bouillotte et de somnifère. Sa beauté impressionnante était faite de traits aussi parfaits qu’inexpressifs et sa jugeote ne devait pas peser bien lourd. Nos dix années de mariage m’avaient fait oublier que l’amour se doit d’être céleste, une fulgurance qui vous anime et non l’addition de deux quotidiens atones. A trente ans, elle refusait toujours de se lancer dans la procréation, par crainte de flétrir ses jolis seins. Force m’était de reconnaître que la femme d’Alexandre Eiffel n’était pas de celles qui eussent enfiévré le Petit Sauvage. Elke ne me plaisait qu’aux yeux, plus au cœur ; et cela désespérait soudain l’apôtre du mariage que j’étais devenu. Si je ne l’aimais plus, je vénérais toujours la fidélité ; ce mot renfermait la seule folie que je m’accordais.

—  Bon… sept cents, dernier prix.

Ebranlé, je convins que le Petit Sauvage devait encore palpiter au fond de moi, même faiblement, puisque je trouvais la lucidité de m’infliger ces réflexions.

—  Tu es un fou, tu es un fou… répétait Lily avec ironie, comme si elle avait perçu que je ne l’étais plus.

Le Petit Sauvage hurlait en moi qu’il entendait revivre. J’avais presque quarante ans ; ma mort se rapprochait. Un cheveu blanc était venu me le rappeler. J’étais las d’imposer silence à mon goût pour la liberté et de jouer l’adulte, ce mauvais rôle d’anesthésié. J’avais soif d’imprudences. Trop d’émotions se mêlaient dans mon esprit pour que j’infléchisse illico le cours de ma vie ; mais j’étais certain de vouloir en obtenir davantage. Alexandre était né pour être le Petit Sauvage et non Monsieur Eiffel. J’aspirais à réintégrer le présent, à retrouver des désirs tout-puissants, le respect de ma personne, des fringales inouïes et la douceur de cette époque où je n’avais pas encore arrêté ces choix qui aujourd’hui me ligotaient. Ah, être plusieurs fois soi-même, se réinventer, se rénover de façon éclatante !

Pourtant, Alexandre Eiffel avait su se ménager un sort que d’aucuns auraient pu croire plein de félicité. Son constant succès dans l’industrie de la clé l’avait poussé très jeune jusqu’aux sphères élevées du monde des affaires, parmi ces gens hâlés en hiver dont les plaisirs s’expriment en francs ou en devises. Hôtel était pour lui synonyme de palace. Il était assez prospère pour se faire des amis, et son statut de prince du verrou lui avait prêté cette assurance teintée de suffisance qui le rendait respectable aux yeux des cuistres. Quelques magazines friands de destinées propres à faire rêver avaient déjà publié des photographies de son minois d’ange spirituel et irritant qui ravissait les dames. Et puis, il était chéri par une épouse bien modelée qu’il payait en retour d’une affection qui ressemblait tant à de l’amour que je m’abusais parfois moi-même.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

Je plaquai mon visage contre la volière. Il me sembla que c’était moi qui étais en cage. J’eus alors une vision, comme en songe : j’aperçus le Petit Sauvage qui se tenait derrière les barreaux. Il me jeta un regard noir et, tout à coup, me cracha à la figure.

—  Six cents francs, vous m’en débarrassez ?

—  C’est bon.

Je rachetai l’ami à plumes du Petit Sauvage, arrêtai un taxi et m’engouffrai dedans avec Lily qui voletait dans sa cage.

Comment avais-je pu me dénaturer ainsi, moi qui à huit ans étais résolu à ne jamais m’accorder avec les grands ? Même si le concert était possible avec certains d’entre eux, le Petit Sauvage ne voyait que de la disconvenance entre leur univers et le sien. Il s’était d’ailleurs promis de ne jamais s’enliser dans ce qu’il appelait avec mépris l’adultie – prononcez adulcie –, l’âge adulte.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

Cette voix… Il me revint une marée d’images, en vrac.

Je me revis sous une autre pluie que celle qui mouillait les vitres du taxi, en Provence, pénétrant avec ma tante et Tout-Mama dans la petite église blanche où l’on célébrait la messe d’enterrement de ma mère. Un harmonium couinait quelques notes, un air mélancolique. Je ne pleurais pas. C’était mon premier jour d’homme. J’ignorais que cette messe aurait pu être dite aussi pour le Petit Sauvage qui était entré en agonie.

Puis je me remémorai cet après-midi où, peu de temps après la cérémonie, j’étais descendu dans le jardin de notre villa faire mes adieux à chacun des grands arbres qui avaient ombragé les jeux de mon enfance. Ma tante avait dû se résoudre à vendre la Mandragore, notre maison de famille construite par Gustave Eiffel en 1908, au bord de la Méditerranée. Elle avait décidé de m’élever chez elle, à Paris. Ses ressources ne lui permettaient pas de conserver cette bâtisse extravagante qui mangeait des sommes folles. Passant devant les mimosas en fleur, j’avais alors pris conscience de ce que mon nez, autrefois si subtil, ne sentait plus ; brusquement, à quinze ans, l’onde des parfums m’était devenue indéchiffrable. Dans la douleur tout mon être s’était éteint, mon odorat également, me privant ainsi du sens sur lequel je comptais pour répondre à ma vocation : devenir Nez.

—  Ah ces bêtes-là, ça surprend toujours… fit le chauffeur.

—  Oui, oui… répondis-je distraitement.

Mon adolescence et ma jeunesse se bousculèrent devant mes yeux pendant quelques secondes. Je me vis quitter le Midi pour m’exiler dans un Paris que je ne savais comment apprivoiser. A peine débarqué, ma tante m’avait livré à des Jésuites, rue Franklin, des tristes qui, aussitôt, me resserrèrent dans leurs maximes étroites et tentèrent d’éradiquer le peu d’enfance qui ne m’avait pas encore quitté. Sous leur férule, je dus renoncer à écrire de la main gauche et devins un gaucher fort contrarié qui ne sut bientôt plus rédiger que de la main droite. Puis je me souvins de mon air désemparé dans les amphithéâtres de Sciences Po, là où l’on fixa solidement un masque d’adulte sur mon visage. Tout conspira à faire de moi un autre, constatai-je avec horreur.

Si le Petit Sauvage périt quand mes parents disparurent, il fallut cependant de nombreuses années pour effacer toute trace de lui dans mon caractère. Ma mue s’opéra par degrés. Ce n’est qu’au sortir de mes études que je fus parfaitement ajusté à la vie de ces personnes qu’on dit grandes à tort. Seuls les moutards sont de grands hommes. Ils ne font pas de grandes choses mais leur regard rend les choses grandes. Mes maîtres jésuites croyaient exactement le contraire. Aussi s’étaient-ils employés avec ténacité à me domestiquer, à mettre un ordre lugubre dans mon esprit. Ils me firent troquer mes défauts contre des qualités acquises qui n’avaient pas le charme de mes travers d’antan. L’assoupissant pavot de l’enseignement endormit ma fantaisie. J’appris à imiter la pensée de gens morts. On allongea d’eau mon tempérament et cultiva chez moi tous les talents requis pour terminer dans la peau d’un contribuable ordinaire. Ainsi gauchi, et après qu’on eut presque totalement étouffé mon naturel par les besoins qu’on avait fait naître dans mon cœur et les aspirations artificielles qu’on y avait versées (Ah l’ambition ! Les vanités vénéneuses !), je devins un jeune homme contrefait prêt à fonctionner dans un simulacre d’existence, un mort vivant prévisible et instruit. Mon diplôme de Sciences Po l’attestait. A vingt ans il n’était plus nécessaire de borner mes désirs ; je n’en avais plus ! Quand on me priait de dire quelle profession j’espérais exercer, j’étais saisi d’angoisse. Je ne souhaitais plus rien alors que le Petit Sauvage, lui, était riche de mille rêves. Mon pif ne s’était pas réveillé et les destinées raisonnables qu’on me suggérait ne m’inspiraient que de l’indifférence. Après un détour dans quelques entreprises, je devins fabricant de serrures, aussi bien usinées que le cerveau de ce pauvre Alexandre Eiffel. On n’imagine pas combien d’enfants sont ainsi ratatinés dans les écoles, pour leur bien.

Peu à peu, Tout-Mama ne reconnut plus son idole dans le gaucher contrarié qui vendait des clés et des verrous. Le lecteur du Monde l’intéressait moins que celui des Trois Mousquetaires. Elle se lassa de ne plus apercevoir de sincérité dans mes propos. La passion folle qu’elle portait au Petit Sauvage s’attiédit. Je ne riais plus assez pour qu’elle me considérât avec sérieux ; Alexandre Eiffel s’était écarté de sa morale qui tenait en une maxime : on ne se doit qu’à l’enfant qu’on a été.

Le taxi filait au ras de la Seine quand j’entendis résonner dans ma mémoire les mots qu’elle avait prononcés un jour pour illustrer sa devise :

—  Le 18 juin 1940, mon chéri, de Gaulle s’est montré digne de l’enfant qu’il a dû être. Et je peux te certifier que de l’autre côté du micro de la BBC, le fantôme du petit Charles applaudissait le grand Charles !

Je n’avais pas revu Tout-Mama depuis presque huit mois. A la vente de la Mandragore, elle avait dû quitter le rez-de-chaussée qu’elle occupait pour échouer dans une maison de vieux nécessiteux, près de Cannes. Retranchée dans la chambre individuelle qu’elle avait conquise de haute lutte, Tout-Mama tentait de maintenir un semblant de dignité en exigeant des infirmières une certaine déférence et en n’économisant ni les invectives ni les volées de coups de canne. Sa maigrelette pension de veuve ne lui permettait pas d’envisager un autre établissement. Quand je songeais à sa chambre aux dimensions d’une boîte d’allumettes et que je regardais mon profond salon, des relents de mauvaise conscience me picotaient. Le Petit Sauvage, lui, ne l’aurait pas laissée s’étioler dans un asile peuplé de silhouettes courbées. Il l’aurait appelée les soirs d’hiver pour s’assurer qu’elle avait bien chaud, se serait inquiété de savoir si elle avait pu se procurer les catalogues d’armes anciennes dont elle raffolait.

—  Voilà on y est au 12, marmonna le chauffeur en arrêtant sa voiture devant chez ma tante.

—  Mais… ce n’est pas chez moi. Je vous avais dit 5 avenue Charles-Floquet.

—  Ah non Monsieur, vous m’avez dit 12 rue Mesnil.

—  Mais…

—  Ecoutez, c’est pas moi qu’a inventé c’t adresse. Je vous emmène avenue Charles-Floquet ?

—  Heu… non, ça ira comme ça. Je vous dois combien ?

—  Ah ben vous êtes simple, vous…

Je réglai la course et sortis du taxi avec la cage. Mes retrouvailles avec Lily m’avaient jeté dans un tel trouble que j’avais donné par erreur ma première adresse à Paris, celle de ma tante. Elle vivait encore là avec Paul, un homme que j’aimais de savoir si bien l’aimer. Mon lapsus dans le taxi m’intriguait. J’avais le sentiment que le Petit Sauvage m’avait soufflé cette adresse afin de me conduire là où il s’était éteint. Pour y découvrir quoi ? Cette journée prenait un tour étrange.

En pénétrant au 12 de la rue Mesnil avec Lily, j’eus l’impression de franchir cette porte en retranchant de mon âge vingt-quatre années. La glace du grand hall me renvoyait une image que j’avais souvent aperçue dans les miroirs de mon enfance : moi portant la cage de Lily, de la main gauche. Je dévisageai le continuateur du Petit Sauvage. Tout en lui signalait les habitudes d’une vie élégante. Il n’avait pas oublié dans sa mise l’idée convenue qu’il se faisait de lui-même et portait sur sa mine un air grave de Monsieur. Cette figure, qui me sembla être celle d’un autre, était pourtant mon visage.

—  Ah tu tombes bien ! lança Paul en surgissant de la cave avec deux tabourets. Tu peux me donner un coup de main ? Il faut remonter toutes les chaises. On a du monde à déjeuner. Tu restes avec nous ?

—  Heu… Oui.

—  Qu’est-ce que c’est que ce volatile ?

—  Un perroquet du Gabon. Je viens de l’acheter…

Je descendis dans la cave de l’immeuble, un long boyau mal éclairé. Ce lieu voûté, rempli d’ombres, m’avait toujours inspiré une épouvante que, même adolescent, je ne parvenais à maîtriser qu’en sifflotant l’air favori de Lily.

—  Siffle, siffle, dis-je à mon oiseau.

A ma grande surprise, elle exécuta son air d’autrefois qui me ragaillardit. Je m’avançai, ouvris la porte de la cave de ma tante et attrapai deux chaises ; quand une grosse boîte attira mon attention. Le coffre à jouets du Petit Sauvage m’attendait, près d’un vieux parasol. J’avais emporté cette caisse lorsque j’avais quitté la Mandragore et n’y avais plus repensé depuis.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou.

Je posai les chaises contre un mur, époussetai le coffre d’un revers de la main et l’ouvris doucement. Avec les yeux du Petit Sauvage, je découvris alors mes sept Action Man, ces poupées-soldats qui livrèrent pour moi des batailles héroïques dans le jardin de la Mandragore. Ils étaient allongés côte à côte, endormis, prêts à répondre aux injonctions d’un enfant.

Tout à coup, je m’aperçus avec émotion que mes Action Man n’avaient pu être équipés que par le Petit Sauvage ! C’était lui qui les avait vêtus, lui qui avait rempli leurs petits sacs à dos. Je reconnaissais sa manière de les préparer pour l’aventure : un poignard minuscule glissé dans la botte droite, une grenade miniature dans chaque poche…

Le Petit Sauvage s’était donc disposé à jouer. Il avait laissé son escouade de conscrits dans son coffre, puis sans doute était-il allé goûter ; et il n’était pas revenu donner vie à ses soldats. Depuis ce jour, je ne m’étais plus diverti qu’avec des jeux dont les règles ont été édictées par d’autres que moi. Il y avait donc une dernière fois, un moment fatal où l’on refermait son coffre à jouets. Mais quand était-ce ? Que s’était-il passé ?

Je pris l’un de mes guerriers, posai un revolver dans sa main droite et, m’efforçant de retrouver la gravité que je mettais naguère dans mes amusements, tirai quelques coups de feu imaginaires. Dieu que j’étais ridicule. D’où vient que les enfants, eux, sont rarement puérils ? J’avais totalement désappris à jouer et me sentais incapable de pénétrer avec sérieux dans un univers de fiction qui fût le mien.

Amer, Alexandre Eiffel allait refermer le coffre pour toujours quand je remarquai une enveloppe glissée sous les Action Man. Elle était frappée d’un sigle que je reconnus tout de suite :