Le 30 approchait.

Manon ne s’était toujours pas manifestée.

J’organisai notre lune de miel, ou plutôt décidai de la désorganiser. Je désirais qu’elle durât un an et que notre seule boussole fût notre curiosité. Nous irions d’un point à l’autre du globe, au gré de nos ENVIES, pour nous y marier à chaque fois selon le rite local, devant le Dieu indigène. Notre périple, dédié à notre amour, serait un authentique Voyage de Noces. Jonques, éléphants, montgolfières, tandems, pousse-pousse, chameaux, nous utiliserions tous les modes de transport que le hasard nous proposerait ; et pour commencer, je souhaitais me rendre le 30 novembre à Mirabel, l’aéroport de Montréal, afin d’embarquer au bras de Manon dans le premier avion prêt à décoller. Peu importait la destination, pourvu qu’elle me tînt la main.

365 jours de noces plus tard, le 3450 rue Hutchinson nous accueillerait. A force de rouler sa bosse à mes côtés, Manon s’en serait fait un gros ventre. Elle serait ronde de moi ! Alors nous pourrions jouer aux adultes et reprendre nos activités, dans ce Québec qui refuse la sinistrose de l’adultie.

Voilà comment je concevais une lune de miel digne de Manouche et du Petit Sauvage. La vente des CLÉS EIFFEL nous permettait cette longue fantaisie romantique. Ne pas profiter de cette aisance aurait été un péché.

J’avais proposé à Manon ce programme qui n’en était pas un dans une courte lettre envoyée à l’Université de Montréal.

De retour du bureau de poste, j’aperçois Bertrand assis sur la première marche de l’escalier extérieur de notre maison, rue Hutchinson. Sa mine défaite annonce un complet désarroi. Sa cigarette n’est plus qu’un filtre sur lequel il tire encore. Son regard est ailleurs.

Il lève les yeux sur moi, se lève.

—  Fait froid, hein ? me lance-t-il.

Puis il ajoute :

—  Je peux entrer un instant ?

J’ouvre la porte, pénètre dans la grande pièce du rez-de-chaussée. Il me suit et avoue tout à trac :

—  Je ne sais plus aimer Manon…

Je m’assieds ; il reste debout et continue :

—  Elle est là sans être là, elle me regarde sans me voir, quand elle m’embrasse je ne sais pas qui elle embrasse. Je n’arrive plus à la faire rire…

Bertrand se tait. Mon SOUHAIT de vivre avec Manon est en train d’anéantir leur couple ; j’en suis à la fois navré – détruire un amour ne réjouit guère – et CONTENT, bien entendu. Mes DÉSIRS ont retrouvé la toute-puissance de ceux du Petit Sauvage !

Blême, Bertrand toussote et dit :

—  J’aimerais que vous veniez vivre avec nous. Manon a besoin de vous.

—  Non… Les compromis, j’en ai ma claque. Je VEUX désormais que ma vie soit aussi belle que dans mes rêves de gosse. Je veux Manon pour moi tout seul. Je suis désolé.

Hagard, Bertrand jette un œil autour de lui et, tout à coup, attrape une chaise qu’il me brise sur la tête avec une brutalité inouïe. Je m’effondre. Mon crâne saigne un peu. Il me lance un regard de fou et sort.

Le lendemain, nous serons le 30 novembre.