J’entrai d’un bon pas dans le hall de La Mandragore. La propriétaire pétunait derrière la réception, juchée sur un tabouret. Elle marinait dans sa sueur en exhibant les varices qui couraient le long de ses jambes molles.
— Qu’est-ce que vous voulez encore ? zozota-t-elle.
— Racheter votre hôtel.
— Pardon ?
— Je vous en offre dix millions, annonçai-je sans mégoter, à condition que vous débarrassiez le plancher avec vos clients d’ici trois jours.
Naturellement, je ne possédais pas le vingtième de cette somme ; mais je pensais pouvoir l’emprunter auprès d’une banque avec la caution de mon entreprise. Monsieur Louis me tancerait très certainement ; cette initiative mettrait en péril l’équilibre financier des CLES EIFFEL. A vrai dire, il me plaisait d’être imprudent. Je ne pouvais m’empêcher de penser que le Petit Sauvage, lui, n’aurait pas rechigné à prendre une décision aussi hardie.
Le premier mouvement de la propriétaire fut de m’expulser sans ménagements. J’insistai. Elle s’aperçut avec stupéfaction que je ne plaisantais pas. La discussion s’engagea. Six heures de vociférations plus tard, nous signâmes un compromis de vente, en pleine nuit. Je n’ose révéler le montant de cette transaction. J’étais prêt à TOUT pour racheter mon enfance. Désormais la réalité devait se conformer à mes souhaits, ne cessais-je de me répéter.
Dix jours après cet accès de folie, j’arrachai le grand panneau « VILLA EIFFEL****** » qui défigurait l’entrée du parc et fixai à la place une modeste plaque sur laquelle il était écrit : « LA MANDRAGORE ». Les débris du clan Eiffel pouvaient rappliquer. J’avais effacé vingt-trois ans de déshonneur. Notre famille avait retrouvé son corps.
Je m’armai de pinceaux et, en quelques jours de fiévreuse activité, redonnai au rez-de-chaussée un air d’autrefois. Le plancher à glissades réapparut ; je brûlai avec frénésie la moquette luxueuse. Lily ne cessait de lancer le Petit Sauvage tu es un fou ! Cette voix d’outre-tombe qui résonnait dans notre maison vide me donnait parfois l’impression que mon père se trouvait dans la pièce d’à côté.
Je voulais grimer la Mandragore, lui rendre ses couleurs d’antan, avant d’y faire revenir celle qui avait été la magicienne de ce lieu, l’âme des Eiffel, la détentrice de notre singularité : ma grand-mère. Sans la présence de Tout-Mama, le Petit Sauvage ne pourrait renaître. Elle seule saurait comprendre la sagesse de mon entreprise, m’entourer de ses soins maternels et me dire quel petit garçon j’avais été. Au fond, j’ignorais qui était vraiment le Petit Sauvage.
J’avertis par téléphone la femme d’Alexandre Eiffel : mon voyage va durer plus longtemps que prévu. Je ne sais pas quand je reviendrai. Je m’étais fixé pour règle de ne plus rien prévoir. Le Petit Sauvage se contentait du présent. Elke exigea des explications. Je demeurai fuyant, allusif :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as l’air bizarre. Dis moi que tu m’aimes, murmura-t-elle avec inquiétude dans l’appareil.
— Je hais le type que tu as épousé.
— J’ai l’impression de parler à quelqu’un d’autre que toi.
— Pour une fois, c’est pourtant bien moi qui te parle ! Allez, au revoir.
Je raccrochai sans lui laisser mon adresse. Un sentiment de soulagement se mêlait à une sourde culpabilité. J’avais conscience d’être cruel – et j’en souffrais – mais dans le même temps je n’étais pas mécontent de l’être. Le Petit Sauvage ne craignait pas de blesser ou de mortifier son entourage. Il ne savait que caresser ou griffer.
Je n’osais pas prévenir ma tante que la Mandragore était à nouveau la propriété des Eiffel. Je ne savais comment lui faire sentir que ce repli en enfance était ma manière d’avancer. Il me fallut cependant joindre Monsieur Louis, lui annoncer que j’avais surendetté LES CLÉS EIFFEL et l’informer que je lui déléguais tous mes pouvoirs. Il protesta vivement, essaya de me ramener à la raison et me rappela un si grand nombre de fois pour m’admonester que je finis par couper la ligne téléphonique avec une paire de ciseaux. Cette initiative me combla d’aise. Le monde des adultes ne pouvait plus m’atteindre. Je renouai avec la quiétude du Petit Sauvage qu’aucun coup de téléphone ne dérangeait dans ses amusements.
Mais il n’est pas aisé de vaincre ses habitudes. Je ne m’étais jamais vraiment reposé, ne fût-ce qu’une semaine. Aussi étais-je saisi de temps à autre par l’envie de faire rétablir la ligne pour expédier quelque affaire soi-disant importante. Les urgences factices de la vie adulte… J’eus cependant assez de volonté pour ne pas céder aux injonctions de Monsieur Eiffel qui, par instants, trépignait en moi.
A quelques kilomètres de la Mandragore, je retrouvai l’élevage de fox-terriers où mon père avait acheté Marcel. Dans une cage exiguë, un clebs borgne et disgracieux aboyait. Le marchand usa de toute sa rhétorique commerciale pour tenter de m’en refiler un autre ; mais la laideur de ce fox était comparable à celle du chien du Petit Sauvage. Je rachetai donc un Marcel. Par la voix de Lily, mon père approuva cette acquisition :
— Le Petit Sauvage, tu es un fou.
Parfois, en exécutant mes travaux de peinture, j’étais transpercé par des doutes affreux. Mon dessein n’était-il pas voué à un échec inexorable ? N’étais-je pas en train de m’enfoncer dans une douce démence ? Le chien que je nommais Marcel n’était pas Marcel, Lily n’était que le fantôme de mon père et tous les miroirs de la Mandragore – ceux qui étaient encastrés dans les boiseries – me rappelaient que je n’étais plus un petit garçon. Mais ces éclairs de lucidité fortifiaient ma résolution. Je puisais dans ma révolte contre l’usure du temps une folle énergie. Savoir qu’une Madame de Tonnerre intacte vivait au bout du jardin confortait encore ma détermination. Dans mon exaltation, je peignis en blanc tous les miroirs de la maison ; en quelques coups de pinceau, je leur retirai ainsi le droit de me faire croire que j’avais trente-huit ans.
Chaque jour, je retournais m’allonger dans l’arbre du Petit Sauvage avec un oreiller que je plaçais sous mon ventre. Mademoiselle de Tonnerre ne se montrait pas. J’appréhendais cette apparition autant que je l’espérais. Recréer avec elle l’intimité particulière que j’avais tissée avec sa mère ne me semblait guère possible ; mais je souhaitais confusément établir entre nous un commerce charmant et ambigu qui y ressemblât. Nous nous étions connus enfants. Manon avait six ans de moins que moi. Le Petit Sauvage l’avait presque toujours négligée. Qui était-elle devenue ? Je craignais par-dessus tout que, sous son apparence délicieuse, Manon ne fût à présent une gourde sans attrait véritable. Retrouver le corps de mon idole gouverné par un esprit creux me serait pénible.
Il me fallait la rencontrer.