Heureux, je commençai à aménager notre maison selon ma seule fantaisie, puisque Manon persistait à se taire. Au premier étage, je meublai les trois chambres. L’une – la plus belle – serait réservée à notre premier enfant ; je la tapissai de papier peint Mickey et y installai un berceau en bois, une petite commode ainsi qu’une vaste table à langer. La seconde me serait dévolue ; la troisième serait celle de Manon.
Je souhaitais que nous fissions chambre à part, afin d’éviter un trop prompt déclin de nos désirs. Jouer au couple marié signifiait à mes yeux fuir le cortège de solutions calamiteuses auxquelles se résignent la plupart des couples : lit commun, lavabo commun, chasse d’eau commune… tout ce qui génère un morne attachement et non de la passion. La règle de notre vie à deux serait de n’en pas avoir et nous n’aurions pour loi que nos inclinations immédiates et naturelles. Au diable les sots conformismes qui étouffent le cœur, et l’âme ensuite ! L’amour est une chose trop sérieuse pour la laisser à la grande personne qui s’est insinuée en nous. Deux chambres séparées nous laisseraient le loisir de nous inviter tour à tour. Chaque soir, il nous faudrait reconquérir le droit de toucher la peau de l’autre.
Je me sentais suffisamment intime avec moi pour l’être véritablement avec une femme. Je ne craignais plus de dire ce que je sentais, au lieu de faire supporter à l’autre le poids de mes inquiétudes muettes.
Au rez-de-chaussée, je peignis le salon en blanc. Je souhaitais projeter sur les murs des diapositives que nous changerions fréquemment ; notre univers serait ainsi le reflet de nos évolutions intérieures. J’avais retrouvé dans mon île le secret du mouvement intérieur perpétuel et étais résolu à ne pas retomber dans les scléroses de l’adultie.
De temps à autre, alors que je m’affairais, j’étais assailli de doutes affreux qui me jetaient dans un abattement complet. Et si Manon ne venait pas ? Mais à chaque fois je parvenais à recouvrer ma foi et songeais que ma certitude irraisonnée d’enfant était la clef de son retour. Le 30 novembre au plus tard, Manon DEVAIT franchir le seuil de cette maison. Je le VOULAIS et m’en réjouissais à l’avance.
Ivre de ma victoire prochaine, je me jetai tout entier dans la bataille.