Le lendemain matin, je bondis de mon pucier aux aurores, tel le Petit Sauvage les lendemains de Noël, et me précipitai dans le salon pour ouvrir avec jubilation les caisses de mon train électrique. La livraison avait eu lieu dans la soirée.

Je ne m’étais plus éveillé aussi tôt spontanément depuis au moins vingt-cinq ans. J’avais envie de jouer, moi qui trois semaines auparavant n’étais traversé par aucun appétit, aucune envie, aucun élan. Ma décision de bazarder mon entreprise et de rendre à Elke sa liberté m’avait donné le sentiment d’être en grandes vacances ; et puis j’étais amoureux, fou amoureux, fou, fou ! Cette seule disposition de mon cœur aurait suffi à m’enfanter, tant il est vrai que la passion éloigne de l’adultie.

Dans le grand salon, je trouvai des piles de linge repassé. Tout-Mama ne s’était pas départie de son habitude de se lever à deux heures du matin pour expédier les tâches ménagères qui la rasaient. Elle se recouchait ensuite. Cela lui permettait de couler des journées entièrement consacrées au plaisir.

J’installai les commandes du circuit dans le hall et posai les rails à travers tout le rez-de-chaussée. C’est ainsi que le Petit Sauvage prenait possession de la Mandragore. Avec une joie sans mélange, je raccordai les aiguillages, prolongeai des lignes, jetai des ponts entre des radiateurs. Marcel m’observait en remuant la queue.

—  Le Petit Sauvage, tu es un fou ! répétait Lily.

Quand mon train électrique fut monté, je m’attelai à la construction de la cabane dans l’arbre du Petit Sauvage. Je souhaitais que les travaux fussent bien avancés quand Manon me rejoindrait.

Le plancher fut bientôt assemblé et fixé. Mes mains – surtout la gauche – recouvraient peu à peu leur dextérité d’antan pour nouer des cordages, manier la scie et le marteau. Si l’un des banquiers des CLÉS EIFFEL m’avait aperçu torse nu, sifflant, clouant, il aurait sans doute cru avoir affaire à un autre que moi. Ma raideur me quittait. Mon dressage social s’estompait.

J’allais descendre du pin parasol pour prendre mon petit déjeuner avec Tout-Mama – ma fringale était de celles qu’on ressent à huit ans – quand un hululement retint mon attention. Peu à peu, je compris qu’il provenait… du séquoia qui se dressait devant mon arbre ! Telle la petite Manouche, Manon était en train de me guetter, dissimulée derrière les branchages.

Je sautai sur le sol et me rendis sous le séquoia. Manon se trouvait effectivement à quelques mètres au-dessus de ma tête, à califourchon sur une grosse branche, vêtue d’une robe légère. Deux grosses boucles d’oreilles brillaient sur ses lobes.

—  Tu montes ? me lança-t-elle.

J’escaladai l’arbre dans sa direction. Elle s’enfuit un peu plus haut en riant. Ses jambes nues m’asséchaient la gorge. Je la poursuivis. Elle prit de l’altitude. Je grimpai avec plus d’empressement. A chaque fois, elle se dérobait. Le chat, la souris. Plus elle m’échappait, plus mon désir s’emballait.

Quand nous atteignîmes le sommet de l’arbre, elle s’écria avec joie :

—  Le Petit Sauvage, dans MON arbre !

Avec gourmandise, elle me bascula dans une position follement périlleuse qu’il serait déplacé de peindre avec précision. La houle de son ventre, son ardeur fascinante, son goût immodéré pour certaines inventions acrobatiques, sa grâce dans l’abandon, tout cela ensemble me plongea dans un insondable contentement des sens. Lorsque, dans le plaisir, mes paupières se baissaient, Manon m’assenait à chaque fois une claque en répétant :

—  Ouvre les yeux ! Tu es avec Manon ! Manon ! Manon !

Son septième orgasme – incroyablement sonore, digne du sifflement d’une chaudière de locomotive à vapeur – mit un point final à nos ébats aériens.

—  J’ai faim… murmura-t-elle. On va voler des cerises chez le père Clamens ?

—  Il vit toujours ? !

—  Oui. Allez, on y va ! Elles sont sucrées en ce moment.

Le père Clamens, un vieux paysan au naturel acariâtre, possédait quelques dizaines de cerisiers que les gamins de la région pillaient tous les ans. Le Petit Sauvage et Manouche avaient fait partie des escouades d’écoliers qui s’abattaient chaque été sur son verger. L’entreprise présentait quelques risques. Le vieux Clamens, un ancien d’Indochine, montait la garde d’un œil –  il était borgne – avec une pétoire chargée de gros sel et un clebs aussi stupide que sanguinaire.

Nous gagnâmes son verger à vélo. J’avais emporté mon lance-pierres afin de couvrir notre éventuelle retraite. Manon me fit la courte échelle pour franchir le mur ; je lui tendis ensuite la main. J’avais oublié mes trente-huit ans. La frousse terrible qui me saisit en m’avançant sur cette terre interdite me transportait loin de L’adultie.

—  Fais gaffe, me murmura Manon, il était souvent planqué derrière le muret.

Je jetai un caillou en direction du petit mur de pierres sèches.

—  Il n’y a personne, chuchotai-je.

Je me retournai ; Manon n’était plus là. Je reçus une cerise dans l’œil.

—  Tiens, mange, dit-elle.

Elle se trouvait déjà dans un arbre, en train de garnir ses poches de cerises sombres et grosses comme de petits abricots. J’essayai de la rejoindre ; quand une décharge retentit. Le derrière en feu, je me mis à glapir :

—  Ah ! Je suis touché !

—  Fini le tourisme, on déménage ! s’exclama Manon.

Un antique clébard accourut dans notre direction. Ses aboiements tenaient du rugissement et ses chicots étaient noyés dans un flot de bave. Nous n’eûmes que le temps de sauter par-dessus le mur pour échapper à sa fringale. Dans l’affolement, je n’eus pas la présence d’esprit de sortir mon lance-pierres.

—  Ce n’est plus de mon âge, soufflai-je.

—  Monte sur ton vélo et détale, vieillard !

Je me mis à pédaler en danseuse pour épargner mon fondement. Nous nous enfuîmes dare-dare sur un chemin rocailleux. Quand nous fûmes hors d’atteinte, Manon passa devant moi, me fit une queue de poisson et freina brusquement. Je partis en vol plané dans un bosquet de bambous.

—  Ah, tu es con ! grognai-je.

Elle riait.

—  Allez, montre-moi ton derrière !

Elle examina mon fessier avec minutie et conclut que ma blessure n’était qu’une éraflure.

—  Si on s’était fait piquer, on aurait eu l’air fin ! dis-je en reprenant mon souffle. A l’ombre, tout de suite ! Violation de propriété privée, et tutti quanti ! On n’est plus des galopins, elle est passée la barre des dix-huit ans !

—  Calmos, fit-elle en m’enfourchant.

Il nous était difficile de ne pas nous accoupler quand personne ne nous surveillait. Nous ne le faisions pas vraiment exprès. Il y avait dans le frottement de nos chairs comme une nécessité, une urgence à laquelle nous ne pouvions pas échapper. Nos corps exigeaient leur dû.

—  Merde ! s’écria soudain Manon, au moment où son plaisir paraissait sur le point de la terrasser.

—  Quoi ?

—  Mes boucles d’oreilles, j’en ai perdu une.

Contrarié dans son élan, mon sexe revint au point mort.

Et Manon de piailler, de paniquer, de s’agiter. Ses boucles d’oreilles lui venaient de sa grand-mère qui elle-même les tenait…

— … un bijou étrusque !

Je dus compatir, paraître affligé et retourner avec elle sur nos traces, fouiller le moindre taillis. Trois heures durant, nous fouinâmes en vain. Manon ne s’avoua vaincue par le sort qu’après avoir soulevé tous les cailloux du sentier que nous avions emprunté.

Sur le chemin du retour, nous traversâmes un village qui roupillait sous le soleil de midi. Quelques très vieux attendaient la mort sur des bancs. D’autres, moins nombreux, tentaient d’oublier leur rendez-vous avec les ténèbres en taquinant le cochonnet. Mégot au bec, ils pétanquaient en silence.

Je pénétrai chez un marchand de journaux, achetai un quotidien du matin et l’ouvris.

—  Qu’est-ce que tu regardes ?

—  Si je suis bien mort… Oui, ça y est, c’est fait. On parle désormais de moi au passé !

Interloquée, Manon s’approcha et jeta un œil sur la rubrique nécrologique.

—  Qu’est-ce que ça veut dire ?

—  Monsieur Alexandre Eiffel n’est plus. C’est vrai puisque c’est dans le journal !

—  Pour un fantôme, tu te défends bien… Non, sérieusement, qu’est-ce que ça signifie ?

—  J’ai envie de jouer à être mort.

—  Qu’est-ce qui te prend ?

—  Si tu croisais la petite Manouche au coin de la rue, que penserait-elle de la femme que tu es devenue ?

—  Du bien, je crois.

—  Tu as de la chance, parce que si le Petit Sauvage rencontrait Monsieur Eiffel, il lui cracherait dessus ! Je ne veux plus être ce monsieur prévisible. Je l’ai tué aux yeux du monde, enfin du mien. Je vends mon entreprise, je divorce, je coupe les ponts, je me recommence, je renais ! Grâce à toi…

—  Et… qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ?

—  La vivre, pour de vrai, bille en tête !

Je démarrai sur mon vélo rouge. Manon me suivit.

—  Concrètement, ça veut dire quoi ?

—  Vivre, ici et maintenant.

—  Et moi, je fais partie de tes projets ?

—  Non.

—  Ah… fit-elle.

Dans son intonation, je sentis un dépit mal dissimulé.

—  Tu n’en fais pas partie car je ne veux plus former de projets. J’ai brûlé mon agenda.

—  Alors qu’est-ce qu’on fait dans les trente prochaines secondes ?

—  On va pirater ! ! m’écriai-je en m’élançant dans une longue descente.

Mon existence ressemblait enfin à une escapade en enfance. Le mistral d’autrefois fouettait mon visage. Je me retrouvais presque dans la vérité du Petit Sauvage ; mais cette sensation demeurait précaire et imparfaite. Mon odorat restait en panne. Les seules senteurs qui m’étaient accessibles étaient les parfums que je reconstituais de mémoire, à la façon d’un musicien qui se souvient d’une cantate. Quand je humais une feuille d’eucalyptus, je ne jouissais que d’une odeur mentale que ne percevait pas mon nez. J’avais commencé à liquider Monsieur Eiffel, mais il me fallait encore franchir bien des étapes avant de ressusciter tout à fait le Petit Sauvage.

Je m’arrêtai devant une clinique, à l’entrée d’une bourgade.

—  Cette clinique appartenait au Docteur Blanchot, dis-je à Manon.

—  Elle a été reprise par son fils.

—  C’était une famille amie de la nôtre.

Je racontai à Manon que le Petit Sauvage avait un jour eu vent des difficultés financières du Docteur Blanchot. Le pauvre homme manquait cruellement d’accidentés de la route, de jambes fracturées et autres traumatismes rentables. La saison avait été mauvaise. Nulle épidémie de grippe n’était venue conforter ses revenus ; à l’entendre, les virus n’étaient plus ce qu’ils étaient dans le temps. Les crises cardiaques se faisaient rares et l’hôpital lui volait ses cancéreux de façon déloyale. Touché par la détresse du Docteur Blanchot, le Petit Sauvage s’était embusqué devant la clinique avec son lance-pierres, derrière un mur, bien décidé à redresser promptement le chiffre d’affaires de l’établissement. Pour être honnête, j’avais surtout vu dans les déboires du vieux Blanchot une occasion de canarder les passants en gardant bonne conscience. Je ne lapidais mes victimes que pour la bonne cause. L’efficacité commerciale de mon initiative fut aussi spectaculaire que momentanée. Il y eut beaucoup de sang, mais les gendarmes me cueillirent au bout de deux jours…

—  Le fils Blanchot est aussi dans le pétrin, à ce qu’on dit…

—  On lui donne un coup de main ?

Il me plaisait de renouer avec la cruauté du Petit Sauvage.

Manon me sourit.

Nous nous planquâmes derrière un mur avec nos vélos. Je sortis mon lance-pierres et, pour me dérouiller, visai les porcelaines d’un poteau télégraphique.

—  Ça pourrait être plus précis, mais ça devrait aller…

Cinq minutes plus tard, Manon me signala une vieillarde chargée de cabas qui trottinait dans notre direction.

—  Non, tout de même… murmurai-je, elle est trop âgée.

Puis des gamins déboulèrent dans la rue.

—  Non, chuchotai-je, ils sont trop petits.

Je compris alors que ma cruauté d’enfant m’avait quitté. Je ne prenais plus le moindre plaisir à l’idée de faire gémir mon prochain et me sentais incapable de tourmenter ne fût-ce qu’un insecte. Où étaient donc passés mes instincts ?

—  Là, c’est un adulte, me glissa Manon, vas-y cette fois-ci.

Je bandai ma fronde à l’extrême, comme pour me prouver que j’étais encore digne de la férocité du Petit Sauvage, et lâchai l’élastique. L’innocent passant poussa un cri et chuta sur le trottoir, inanimé. Son visage saignait abondamment.

—  Merde, merde, merde ! répétai-je en paniquant. J’ai la force d’un homme maintenant. On se tire !

Je jetai mon lance-pierres dans une poubelle, sautai sur mon vélo rouge et m’éloignai en toute hâte. Aussi blême que moi, Manon me collait aux fesses.

Haletant, je freinai soudain.

—  On ne peut pas le laisser comme ça.

Assailli de remords, je fis demi-tour, ramassai l’homme ensanglanté et le portai sur mes épaules jusqu’aux urgences de la clinique, avec l’aide inefficace de Manon.

—  Je l’ai trouvé devant chez vous, par terre, inconscient, balbutiai-je en m’adressant à une infirmière.

L’homme recouvra ses esprits et me remercia chaleureusement.

—  Ce n’est rien, ce n’est rien… marmonnai-je d’un air penaud.

L’examen qui suivit confirma son bon état général. Je n’avais déchiré son arcade sourcilière que sur quelques centimètres… En sortant de la clinique, je me jurai de surveiller davantage mes impulsions, de ne plus laisser le Petit Sauvage me gouverner aveuglément. Cette extravagance devait être la dernière.

Sur la route, Manon me dit avec un sérieux qui ne lui était pas habituel :

—  Alexandre, ça ne m’arrange pas du tout mais… je crois, enfin j’ai l’impression que…

—  Quoi ?

—  Je t’aime.

—  Oui, et alors ? lui répondis-je en affectant une désinvolture qui masquait mal mon affolement.

—  Rien, je t’aime, simplement, répéta-t-elle déroutée.

—  On se voit demain ?

—  Non, lundi. Je vais en Italie ce week-end, avec Bertrand.

—  Ciao ! lançai-je en bifurquant.

Je m’engageai seul dans l’allée qui mène à la Mandragore, sans l’embrasser.

La physionomie de Manon m’avait soudain inquiété. Elle avait posé sur moi un de ces regards graves par lesquels les femmes disent que leur inclination a quitté les eaux claires du badinage pour entrer dans celles, plus sombres, de la passion. Je ne souhaitais pas que la féerie dans laquelle nous baignions dégénérât en histoire d’adultes. Plus que jamais, j’entendais préserver notre liaison du piège du couple.

Un instant, je songeai au sort d’Elke, victime des mensonges que je m’étais si longtemps faits à moi-même. La malheureuse avait vraiment cru au personnage d’Alexandre Eiffel, à ses assertions péremptoires sur le mariage et l’engagement. Sans doute n’avait-elle jamais soupçonné que je me manipulais moi-même. Ma disparition sans préavis avait dû lui sembler inexplicable…

Etais-je une ordure, un inconstant inconsistant et un parjure ? Les couples que je fréquentais avec Elke ne manqueraient pas de l’insinuer, entre une partie de bridge et un match de polo. Pourtant j’étais bien autre chose : j’avais soif de sens. La vie ne pouvait se résumer à une somme d’habitudes, à une enfilade de moments creux. Je n’étais pas né pour mijoter dans un mariage aux petits oignons. Faire l’amour devait demeurer un vertige, une fête étourdissante ! Certes, j’avais dû porter une estocade sérieuse à Elke ; mais n’aurais-je pas commis un péché plus grand encore en continuant à n’être pas moi-même à ses côtés ?

J’avais rendez-vous avec les Crusoé, après le goûter que m’avait préparé ma grand-mère (des tartines à la gelée de groseille accompagnées d’un bol de chocolat…).