En m’installant au volant, je fus assailli de doutes. Pourquoi me rendais-je à ce rendez-vous ? Il était évident que les autres Crusoé l’avaient oublié ; et quand bien même, par miracle, l’un d’entre eux y aurait songé, il se serait très certainement dit qu’il était le seul à en avoir conservé le souvenir. Me déplacer m’exposait à une déception prévisible. Ne valait-il pas mieux conserver l’espérance que, peut-être, un Crusoé avait été fidèle à son serment de petit garçon ?
Puis je jugeai qu’il était vain de marcher ainsi sur les traces du Petit Sauvage. Il était aussi mort que mon père et ma mère ; et la Mandragore était aux mains d’une mégère. Tisonner les cendres du passé m’apportait certes des satisfactions vives ; mais ces éblouissements étaient gâtés par une insoutenable mélancolie.
Je craignais soudain que cette randonnée en enfance me fît apercevoir trop nettement que la vie d’Alexandre Eiffel ne convenait pas du tout à ma véritable nature. Qu’adviendrait-il de moi si mon quotidien me devenait intolérable ? Ma découverte d’une Madame de Tonnerre intacte en la personne de Manon m’avait déjà plongé dans l’embarras en détruisant le peu d’inclination qui me restait pour Elke. Entrevoir Manon de Tonnerre avait suscité dans mon cœur plus d’ivresse que mes mornes séances érotiques avec Elke. Si je ne quittais pas dare-dare le Midi, l’existence de Monsieur Eiffel risquait fort de voler en éclats ; et ce séisme que je sentais approcher m’inquiétait.
Ainsi parlait Alexandre Eiffel.
Mais le Petit Sauvage s’insurgea.
Il ne redoutait pas l’aventure, lui. Tu ne vas tout de même pas achever tes jours dans la peau de Monsieur Eiffel ! me criait-il.
Je convins alors que ne pas aller au rendez-vous des Crusoé revenait à compter pour rien la parole du Petit Sauvage, parce qu’il était un enfant. Je n’avais pas le droit de le mépriser une fois encore. Alexandre Eiffel ne l’avait que trop trahi. Une force obscure me poussait également à me rendre à cette réunion secrète.
Je démarrai la voiture et pris la direction du Collège Mistral. Le sang me battait les tempes. Pour la première fois depuis des années, j’étais fier de moi ; et mon orgueil se mêlait à un sentiment de délivrance. Le Petit Sauvage était en train de m’affranchir de la rationalité adulte.
Dans sa cage, Lily voletait avec gaieté, sifflait, répétait l’unique phrase qu’elle savait par cœur. Sa joie me semblait être celle de mon père.
Et puis, me dis-je en m’engageant sur une route bordée d’oliviers, peut-être qu’un Crusoé viendra au rendez-vous. Depuis deux jours, le destin s’était montré si surprenant que j’étais disposé à tout envisager ; et je sentais confusément que mes désirs recouvraient un peu d’influence sur la réalité. Benjamin, dit Tintin, s’était sans doute souvenu de notre serment. Tintin était un enfant de parole. Mais dans quel personnage d’adulte s’était-il coulé ? J’avais peur de tomber sur un détérioré dans lequel je ne retrouverais rien de son air de libellule toujours en mouvement, de son impertinence et de sa pétulance triomphante. Le petit garçon était un grand trouveur d’épithètes amusantes, un être si virevoltant. Philippe et Pierre, les jumeaux, devaient présenter désormais des physiques différents. Philippe, dit Philo, avait-t-il perdu en chemin sa témérité qui lui valait l’admiration de notre dortoir ? Pierre était-il toujours aussi tenu par sa timidité ?
Je garai la voiture en bordure du parc du collège, près de la plage. La pension avait été aménagée dans un petit château bâti sous le second Empire, de la demeure d’apparat conçue dans un esprit gothique. Ce rêve bourgeois dominait une baie. Sur la pelouse râpée qui s’efforçait de pousser devant la façade, j’aperçus des enfants qui s’essoufflaient derrière un ballon. Plus loin, dans la pinède, d’autres pensionnaires construisaient une cabane. Quelques solitaires se promenaient en rêvassant. Je les observai tous, transporté par la nostalgie attachée à ce lieu. S’il avait été en mon pouvoir de me replacer un instant dans ce tableau, de me ressentir comme j’avais été dans ce collège, j’aurais été le plus heureux des adultes.
Une sonnette retentit, un tintement strident que je n’avais pas entendu depuis vingt-cinq ans. Un vieux monsieur au teint rouge brique apparut sur le perron, appuyé sur une canne.
— Nom d’une pipe ! Aux douches ! lança-t-il.
C’était Monsieur Arther, le directeur, qui venait de proférer sa formule rituelle du soir. Puis je l’entendis morigéner quelques élèves. Sa voix portait davantage qu’autrefois. Il semblait souffrir à présent d’une légère surdité.
— Merlot, rien ne sert de courir, il faut partir à point ! Quant à vous, Santi, calmez-vous sinon je vous emporte et vous mangerai sans autre forme de procès !
Monsieur Arther s’exprimait toujours en empruntant des vers aux fables de La Fontaine. En toutes circonstances, cet original inflexible trouvait chez son auteur favori une formule appropriée. Ses vitupérations nous glaçaient souvent d’effroi mais nous raffolions de ses bizarreries. Fervent admirateur de Robespierre, il coiffait sa bonne d’un bonnet phrygien le 14 juillet et tenait à ce que le calendrier révolutionnaire fût en vigueur dans l’enceinte de son établissement. En haut de nos copies, on pouvait donc lire des dates aussi farfelues que le 5 Frimaire ou le 18 Vendémiaire de l’an Cent Quatre-Vingt-Trois.
Les élèves refluèrent vers la grande porte et disparurent dans le château. Le parc était vide. Je le traversai en catimini et gagnai la rivière qui coule derrière les communs.
On accédait au repaire des Crusoé en plongeant dans cette rivière pour ressortir, après quelques brasses sous l’eau, dans une grotte souterraine où régnait une certaine clarté. Une étroite cheminée naturelle traversait la voûte et laissait passer de l’air frais ainsi qu’un peu de lumière. Tintin avait découvert par hasard le siphon qui mène à cette caverne, un jour où notre professeur de gymnastique nous avait fait nager dans ce petit cours d’eau. Tintin avait perdu sa médaille de première communion en exécutant trop vivement des mouvements natatoires. Il avait sauté d’un rocher pour tenter de la récupérer et, par mégarde, était remonté dans la grotte. Nous avions tous blêmi en ne voyant pas revenir Tintin. Notre professeur avait plongé pour essayer de le ramener à la surface. Tintin était reparu tout seul quelques minutes plus tard en disant simplement : je peux tenir longtemps sous l’eau ; ce qui lui avait valu une popularité considérable dans tout le collège. Le soir même, il avait révélé sa découverte aux Crusoé. La grotte était devenue notre lieu de réunion. Nous conservions là tous les documents confidentiels de la Société Secrète – procès-verbaux, cartes de membres, liste du matériel nécessaire pour survivre dans l’île, etc… – que nous introduisions dans la caverne en les faisant passer par l’orifice qui traversait le plafond de granit.
Le long de la rivière, je cherchai l’endroit d’où nous nous élancions pour rejoindre la grotte. Quand je l’eus à peu près repéré, je dénouai ma cravate, retirai ma veste, ôtai mon gilet, ma chemise et mes boutons de manchettes, mon pantalon de flanelle grise ainsi que mes chaussures anglaises et mes chaussettes de fil ; puis je dissimulai les effets d’Alexandre Eiffel derrière un arbre. Je me trouvais en caleçon, tel le Petit Sauvage, sans carte de crédit ni agenda, débarrassé de ma panoplie d’adulte.
L’eau était tiède. Je piquai une tête, fis quelques brasses en ouvrant les yeux et, soudain, me heurtai le front. Je remontai à la surface pour respirer. Mais où était donc cette caverne ? Je fis une nouvelle tentative, aussi vaine que la première. La grotte existait-elle toujours ? Avait-elle été murée ? Le corps mouillé, debout sur la berge, j’eus alors l’idée de la chercher non avec mes yeux mais en m’immergeant dans ma mémoire. Le passage était en moi. Je fermai mes paupières, retins ma respiration, plongeai dans la rivière, au fond de mes souvenirs et, comme guidé par mon regard intérieur, ressortis en enfance, dans la grotte.
La luminosité était douce. Aucun Crusoé ne m’attendait. J’étais donc le premier, ou le seul à m’être déplacé. J’eus alors l’impression que les parois s’étaient resserrées sur moi ; puis je m’avisai que j’avais probablement grandi depuis mes treize ans…
En un quart de siècle, la caverne n’avait été visitée par personne. Le mobilier de fortune que nous avions construit avec de grosses pierres plates n’avait pas été détruit ou déplacé et les archives de la Société se trouvaient toujours sur la grande table de grès. M., le Crusoé félon, n’avait donc pas dévoilé à Monsieur Arther le secret de la grotte. Sans doute avait-il craint des représailles barbares. Un engagement terrible liait tous les membres de la Société : si je révèle l’emplacement de la grotte, j’aurai une couille coupée. Si je le révèle à une fille, j’aurai les deux couilles coupées et elles seront jetées aux chèvres par les autres Crusoé, avions-nous répété l’un après l’autre en levant la main droite, un soir de Vendémiaire, à la lueur d’une bougie. Se confier à une fille nous paraissait le comble du déshonneur ; et puis une fille, ça jacasse, avait ajouté Tintin. Par chance, les élèves du collège n’avaient pas redécouvert la caverne.
J’eus envie de feuilleter séance tenante le cahier dans lequel le Petit Sauvage dressait à chaque réunion un procès-verbal détaillé ; mais je me retins. Tintin et les jumeaux étaient peut-être en retard. Je jugeai plus délicat de les attendre.
Une heure plus tard, je me trouvais toujours seul. Il était désormais clair que les Crusoé ne viendraient pas. J’ouvris le cahier et commençai à en tourner les pages qui étaient comme cartonnées. Etrangement, l’air de la grotte était très sec. La craie des murs devait boire l’humidité.
Je reconnus tout de suite la belle écriture du Petit Sauvage, celle qu’il traçait de sa main gauche. Elle dansait autour des lignes, comme s’il lui plaisait de se moquer de ces rails. A vrai dire, les procès-verbaux de la Société des Crusoé n’étaient guère passionnants. Des listes d’outils à emporter dans l’île succédaient à des recommandations de bricolage, de cuisine… Il y avait là une sorte de mode d’emploi très précis pour répéter l’aventure du grand Robinson.
Mais sur l’une des dernières pages manuscrites, je lus une mention qui retint mon attention :
À LIRE EN L’AN 208 (L’AN 2000), LE JOUR OÙ LES CRUSOÉ SE RÉUNIRONT.
Je ne puis restituer le texte qui suivait avec exactitude. Le cahier a hélas disparu et je ne saurais reconstituer cette longue apostrophe sans perdre le caractère de vérité qu’elle possédait. Cependant, j’ai gardé un souvenir précis des idées avancées par le Petit Sauvage. Son cri était celui d’un enfant qui, à treize ans, se sentait partir pour l’adultie ; et cette perspective l’inquiétait vivement.
Dès la première ligne, le Petit Sauvage suppliait l’homme qu’il serait un jour de demeurer radioactif. Le sens qu’il prêtait à ce mot est resté niché dans un coin de ma mémoire. Dans son esprit, la radioactivité était une qualité dont étaient rarement pourvues les grandes personnes, et encore moins les adolescents. Etaient radioactifs à ses yeux tous les êtres dotés d’une grande capacité d’émerveillement et de révolte, tous les risque-tout qui ont l’énergie de contredire leurs habitudes. N’entraient pas dans cette catégorie les pisse-froid timorés, les éteints et la foule des blasés.
Le Petit Sauvage me mettait également en garde contre une attitude qui, à l’entendre, gâtait le sort de presque tous les adultes : ils se croient obligés. Il s’étonnait sincèrement du nombre inouï d’obligations fictives que les grands s’imposent ; comme si les contraintes réelles de la vie ne suffisaient pas ! Mille questions se bousculaient dans son texte. Pourquoi la plupart des couples conçoivent-ils l’existence à deux comme un forfait de devoirs implicites qui, à coup sûr, ratatinent la passion ? Il ne saisissait pas la raison mystérieuse pour laquelle quasiment tous les époux se croient obligés de dormir chaque soir ensemble, de dire à l’autre à quoi ils ont employé leur journée, de justifier leurs absences… N’est-il pas permis d’aimer à la carte, sans créer ces liens invisibles qui, à la longue, font de l’amour une geôle ? se demandait-il avec une maturité qui me surprit. Qui a dit qu’il ne fallait fêter Noël qu’une fois par an et que seuls les samedis soir étaient faits pour danser ? Qui nous interdit de dire la vérité à notre entourage ? Pourquoi se refuser de jouer tous les rôles qui nous tentent ? Parce qu’on se croit obligé, s’indignait le Petit Sauvage ; obligé d’être cohérent, de ne pas blesser, d’aller au bout de nos choix, d’être une bonne éleveuse d’enfants, un salarié raisonnable, un citoyen honorable, un père de famille prudent, et bien élevé avec ça… Et puis, ajoutait-il, par trouille. Toi, plus tard, tu n’obéiras pas à tes peurs. Je me souviens également de cette phrase qui me frappa : les grands n’ont pas l’air de se rendre compte qu’ils sont libres. Ils n’ont plus d’adultes sur leur dos et ils n’en profitent même pas ! Toi, tu en profiteras ! Il m’engageait à ne pas me manipuler moi-même, ainsi que toutes ces grandes personnes qui se piègent en persévérant dans leurs erreurs pour ne pas les reconnaître. Ne sois pas comme ces types qui deviennent médecin uniquement parce qu’ils ont suivi des années d’études de médecine, me lançait-il en faisant allusion à l’une de mes cousines.
Je n’avais pas rendez-vous avec les Crusoé mais avec le Petit Sauvage.
Quel CHOC ! J’étais saisi de tremblements convulsifs.
Cette lettre subversive qu’il adressait à l’homme que j’étais mettait en lumière toute ma déchéance. Alexandre Eiffel se croyait obligé de se soumettre à tant d’impératifs bidons et vivait si loin de ses inclinations véritables, dans un mensonge constant qu’il se faisait à lui-même. Toutes les menteries étaient bonnes pour ne pas admettre qu’il n’aimait plus Elke que par orgueil et que ses efforts pour assurer la prospérité de son entreprise n’avaient guère de sens. L’argent qu’il récoltait était encaissé par un homme qui ne possédait pas assez d’envies pour le flamber. Monsieur Eiffel n’était plus du tout radioactif. Confit dans son ironie, il jugeait puéril de s’émerveiller et avait oublié ce que le mot indignation tente de dire.
A presque quarante ans, je ne pouvais plus continuer cette absurde comédie. Il était temps de me convertir à l’enfance avant que ma vitalité ne me lâche tout à fait. J’étais parvenu à cet âge qui n’est pas encore le soir mais d’où on l’aperçoit avec plus de netteté, tant il semble proche.
Alors, dans cette grotte, je résolus de réveiller le Petit Sauvage. J’entendais me reconquérir, m’élancer bille en tête vers le petit garçon IMPREVISIBLE que j’avais été, renouer avec les joies de L’IMPRUDENCE et recouvrer toute ma SINGULARITÉ originelle. Adieu les tristes usages, les muselières morales et les mille précautions qui réduisent à l’état d’anesthésié ! Bonjour mes instincts, mes élans, mes rêves d’antan ! Je souhaitais me dépouiller de mes travers acquis et ranimer ceux qui m’étaient naturels ; mais, par-dessus tout, je voulais revoir en moi des DÉSIRS suffisamment intenses pour soumettre la réalité.
J’espérais que cette métamorphose serait si complète qu’aucun de ceux qui m’avaient connu adulte ne pussent me crier dans la rue Monsieur Eiffel ! et me faire retourner.
Aucun verbe ne résumait avec justesse mon dessein. Infantiliser et régresser sont péjoratifs et manquent de santé ; alors que je trouvais légitime et pleine de sève ma volonté de me remanier. Je détournai donc le sens d’un mot, ainsi que le faisait le Petit Sauvage. Le verbe s’enfanter me convenait ; mais il excluait dans ma bouche toute référence à la soi-disant candeur des gamins. Par m’enfanter j’entendais plutôt raviver ma lucidité et ma férocité de jadis ; car il n’y eut peut-être jamais de petit garçon moins innocent que moi. D’ailleurs enfance et innocence ne sont-ils pas deux antonymes ? Mais si les enfants mentent, ils ne trichent pas ; et s’ils rusent, ils ne calculent point comme les grandes personnes scélérates.
Je n’avais pas la nostalgie de mes dix-sept ans mais celle de mes sept ans.
L’adolescence, avec son cortège de nausées, est peut-être l’âge le plus éloigné de l’enfance, me dis-je en me souvenant du jeune homme désenchanté et contrefait que j’avais été, celui que ses copains appelaient Alex. Cette époque ne m’inspirait que du dégoût. Alex ne valait guère mieux que Monsieur Eiffel.
L’esprit en effervescence, je refermai le cahier des Crusoé, le posai sur la table et plongeai dans l’eau pour rejoindre la rive. Je me sentais déjà moins infidèle au Petit Sauvage, en accord avec l’héritage moral des Eiffel. Depuis Gustave, notre lignée avait toujours été constituée d’hommes et de femmes qui avaient su préserver leur radioactivité.
Je dois reconnaître que je n’aurais peut-être jamais pris la décision de sortir le Petit Sauvage de sa torpeur si je n’avais aperçu quelques heures auparavant une Madame de Tonnerre épargnée par le temps. Cette apparition avait suscité dans mon cœur un regain de passion qui me procurait toute l’énergie que réclamait mon programme.
Je me trouvais cependant déchiré. Je tendais certes à pleines ailes vers le Petit Sauvage ; mais dans le même temps je redoutais de dérégler mon existence. On ne défroisse pas aisément les plis de son quotidien. L’écheveau d’habitudes dans lequel je me trouvais engoncé me tenait lieu de colonne vertébrale. Il me fallait pourtant prendre une tout autre vie, abandonner Monsieur Eiffel à Paris, fuir les ennuyeux de son entourage dont les attentes m’incitaient à me conformer à l’idée qu’ils se faisaient de moi. Quitter l’adultie pour m’enfanter ne me semblait concevable qu’en me plaçant hors du cercle des réalités adultes.
Dans ma lâcheté, je finis par convenir d’une solution bâtarde : j’entamerais une nouvelle existence dans le Midi tout en conservant mes arrières à Paris. Monsieur Louis, mon bras droit, veillerait en mon absence sur LES CLÉS EIFFEL. Le mot probité faisait pléonasme avec sa personne et je savais pouvoir me reposer sur sa compétence. Plutôt que de saborder mon mariage, je ferais croire à Elke que mon voyage d’affaires se prolongerait. Ce médiocre mensonge me permettait de ne pas arrêter de décision à son sujet ; cela m’arrangeait car j’aimais encore la folie que représentait à mes yeux une union qui se soutient jusqu’à la mort. Me voir douter de mon mariage m’affligeait.
Ma position prudente eût sans doute paru misérable au Petit Sauvage ; mais mon audace s’éveillait à peine. Je ne pouvais faire montre de plus de courage.
Dans un premier temps, je souhaitais racheter la Mandragore, cette fabuleuse machine à suspendre le temps, afin de m’inventer derrière ses grilles un présent qui, à force de ressembler à l’enfance, me permettrait de recommencer ces années où j’avais été si proche de moi. Qu’elle appartînt à une rombière me semblait un détail. A l’instar du Petit Sauvage, je me sentais capable de l’impossible pour satisfaire mes DÉSIRS.
Il pouvait paraître absurde d’essayer de répéter le petit garçon que j’avais été ; mais je ne voyais pas d’autre chemin pour tenter de retrouver la vision du Petit Sauvage, cet état chamanique et poétique dans lequel j’avais baigné jusqu’à la mort de mon père. J’étais prêt à tout pour respirer à nouveau l’air de cette époque où j’avais encore des parents, où ma mère m’aimait d’un amour que je croyais éternel.
Au bord de la rivière, la nuit tombait. Les fenêtres du collège étaient éclairées. Au réfectoire, les successeurs des Crusoé devaient dîner sous la surveillance de Monsieur Arther. Je me rhabillai, sortis mon briquet et brûlai ma cravate ainsi que mon agenda ; puis je jetai ma montre dans le cours d’eau. Le Petit Sauvage vivait dans l’instant et conjuguait son existence au présent perpétuel.
J’allumai ensuite une cigarette, en ressentant le plaisir que le Petit Sauvage éprouvait quand il en grillait une à l’abri du regard des adultes. L’aventure démarrait.