Ah!crie soudain Manon, campée sur le seuil de la salle de bains. Je m’éveille en sursaut et éternue. L’eau du bain est froide. Combien de temps ai-je dormi ? Manon demeure immobile, pétrifiée de surprise.

—  Qu’est-ce que tu fais là ? balbutie-t-elle.

—  Pardonne-moi, je me suis endormi… le décalage horaire.

—  Qu’est-ce que tu fais ici, à Montréal, chez moi ? !

—  Peux-tu me laisser un instant ? J’aimerais sortir de l’eau… elle est froide.

Manon reflue vers le salon. Je me sèche prestement, me rhabille et, tout à coup, hume son odeur imprégnée dans un foulard que je subtilise et cache dans ma poche ; puis je la rejoins. Cette sieste inattendue m’a requinqué. Manon se tient face à moi, assise sur un tabouret. Sa raideur extrême trahit la nervosité qu’elle tente de dissimuler.

—  Alors ! me lance-t-elle.

—  J’ai repéré une maison, au 3450 rue Hutchinson, pas très loin d’ici. Je vais la louer demain et je t’y attendrai jusqu’au 30 novembre. Ça te laisse un mois pour réfléchir, dis-je calmement.

—  A quoi ?

—  Dans la chambre d’enfants, je mettrai sur les murs du papier peint avec des Mickey, ça te plaît ?

—  Alexandre…

—  J’y serai jusqu’au 30.

—  Et si je ne viens pas ?

—  Je veux que la vie soit aussi belle que celle dont je rêvais quand j’étais petit, ou mourir.

—  C’est du chantage ?

—  Non, puisque tu viendras ! Et puis, rassure-toi, le suicide m’a toujours fait peur…

—  J’ai fait un choix.

—  Moi aussi. Et tu seras ma femme ! dis-je avec joie. Je le SAIS. C’est drôle, je ne suis même pas anxieux. C’est tellement évident. Je le SAIS, c’est tout.

—  Comment peux-tu parler avec autant de certitude ? !

—  Manon, je t’attendrai jusqu’au 30, à minuit. 3450 rue Hutchinson.

Je ramasse mon manteau. Soudain la porte d’entrée s’ouvre. Bertrand surgit, une serviette en cuir à la main. Il porte sur le visage un air sensible ; la douceur de ses traits est contredite par son nez cassé de joueur de rugby. Il me sourit. Manon rougit et bredouille :

—  Bonsoir, chéri… Alexandre Eiffel, un ami de passage à Montréal.

Illico, je rectifie :

—  Non, c’est faux. J’ai été l’amant de votre femme, il y a un certain temps, et je suis venu au Québec pour vous la prendre. Pardon, Manon, je ne supporte plus l’hypocrisie.

Elle frissonne. Je sens que mon assurance pleine d’effronterie l’horripile ; mais j’entends vivre désormais dans la vérité. Les menteries des grandes personnes me sont devenues intolérables.

—  C’est une plaisanterie ? demande Bertrand.

Posément, je réponds :

—  J’ai donné à Manon un mois de réflexion. Et pendant ces trente jours, je ferai tout mon possible pour la séduire à nouveau. Absolument tout. Que ce soit bien clair.

Eberluée, Manon me regarde sans articuler un mot. Qu’un homme ait traversé l’océan pour elle et qu’il se présente à son mari en rival flatte la petite Manouche qui rêva jadis de chevaliers luttant pour gagner ses faveurs ; mais dans le même temps, elle paraît m’en vouloir de perturber la quiétude de son ménage.

—  Est-ce que par hasard vous voudriez mon poing sur la gueule ? lâche tout à coup Bertrand.

—  Franchement, non.

—  Sortez.

—  Vous semblez nerveux… vous n’êtes pas sûr de l’amour de Manon ?

—  Tirez-vous.

—  Vous ne pourrez pas dire que je vous aurai pris en traître.

—  Barrez-vous !! hurle-t-il.

—  Va-t’en maintenant, murmure Manon.

—  Bonsoir… Ah j’oubliais, Manon, je t’ai acheté du parfum à l’aéroport.

Je sors un petit paquet-cadeau d’une poche de mon manteau, le pose sur la table basse et me dirige vers la porte. Saisi par une rage sons limites, Bertrand attrape la boîte et me la jette à la figure. Je n’ai que le temps de m’enfuir pour éviter le pugilat.

Dans la rue, je jubile. Mon DÉSIR de partager ma vie avec Manon commence à agir sur la réalité. Il m’a suffi de l’exprimer clairement, avec détermination, pour déstabiliser mon adversaire. J’imagine aisément les propos détestables que Bertrand a dû assener à Manon après mon départ : Je te défends de le revoir ! Si tu lui reparles c’est fini ! Sans préméditation – tout s’est enchaîné si vite – j’ai introduit le ver de la jalousie dans leur couple. Un mois de défiance et d’espionnite devrait suffire à gâter leur amour. On se lasse vite d’un mari soupçonneux, toujours inquiet de savoir qu’un galant rôde autour de sa femme. Pourquoi es-tu en retard ? Où étais-tu ? Arrête de mentir !

On s’étonnera peut-être de me voir ruminer des pensées aussi malveillantes. Mais les gamins ne sont-ils pas des monstres ? Et puis, tout me semblait bon pour récupérer Manon, absolument tout.

Je ne lui avais pas raconté de fables : je VOULAIS que le monde devînt aussi beau que celui dont j’avais rêvé enfant, ou je souhaitais mourir. Il n’était plus temps de faire des compromis.