En fin de journée, j’avais réuni le matériel nécessaire pour entreprendre la construction de la cabane ; mais Tout-Mama insista pour que je l’accompagne au cimetière. Ses gambettes de nonagénaire la soutenaient encore fort bien. Elle ne redoutait pas les longues promenades.

Nous partîmes tous les deux. Elle s’appuyait légèrement sur mon bras, moins par nécessité que par goût, ainsi que je l’avais vue faire avec mon père. Je sentais qu’elle avait le sentiment de marcher au bras de son fils, Pascal.

Après une heure de promenade dans les garrigues, nous pénétrâmes dans le cimetière où les Eiffel avaient coutume de venir dialoguer avec leurs morts. J’y entrai pour la première fois depuis que mes parents m’avaient abandonné sur terre. Voir leur tombe m’avait toujours paru inutilement pénible. Je préférais me bercer dans l’illusion qu’ils n’étaient qu’absents et qu’un jour ils reviendraient m’étreindre.

—  Salut Gustave, lança Tout-Mama avec simplicité en passant devant le monument érigé à la mémoire de notre aïeul.

Puis elle me dit sur un ton de confidence :

—  Tu sais pourquoi il a construit la Tour Eiffel ?

—  Non.

—  Pour réapprendre aux grandes personnes à s’étonner. Mais ne le répète pas. C’est un secret de famille.

Tout-Mama s’arrêta devant une sépulture, celle de son époux qui s’était fait inhumer avec ses sept perruques ; mon grand-père craignait qu’un esprit railleur ne découvrît ses postiches après sa disparition. La vieille figure de Tout-Mama se froissa de douleur. Des larmes coulèrent le long de ses rides, une cascade de tristesse. Je la serrai dans mes bras, ma petite grand-mère.

—  J’ai tellement aimé Polycarpe. Je l’ai beaucoup trompé, avoua-t-elle soudain, mais je l’ai tellement aimé…

Je caressai ses cheveux blancs.

—  Il n’y a plus d’hommes, il n’y a plus d’hommes… répéta-t-elle avec désolation.

Depuis qu’elle était veuve, plus aucun monsieur n’avait partagé son lit. Elle s’était mise à dormir avec une bouillotte, par nostalgie de la chaleur d’un homme ; et, parfois, elle passait du papier de verre sur ses épaules nues afin de retrouver la sensation d’être frôlée par un menton mal rasé.

Devant sa douleur, j’eus l’idée de lui envoyer une lettre d’amour anonyme tournée de façon à illuminer sa vieillesse. Son gros cœur de femme avait soif de passions extrêmes, d’exaltation et de romantisme à quat’sous. J’étais disposé à lui offrir ces palpitations, d’ultimes instants de trouble.

Non loin se trouvait une grande dalle de marbre rose ombragée par un pin parasol.

Tout-Mama m’y conduisit en séchant son visage.

Sur le marbre était gravé :

IN MEMORIAM

PASCAL et FANOU

(1929-75) (1930-77)

EIFFEL

Les parents du Petit Sauvage ne reviendraient donc jamais de leur grand voyage.

Tout-Mama me susurra en me serrant la main :

—  Ils resteront toujours jeunes, toujours beaux, toujours amants.

Il n’y avait donc que l’amour pour vaincre le temps.

Les grosses racines du pin parasol plongeaient sous la tombe, comme si elles eussent voulu se nourrir de la chair de mon père et de ma mère. A l’autre bout de l’arbre, au-dessus de la sépulture, j’aperçus un essaim d’abeilles accroché à une branche. Le bourdonnement de la vie emplissait l’air.