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Il avait fallu toute la persuasion d’Hugues de Tarse pour que les guerriers fauves ne massacrent pas l’assassin. Le chef orcadien avait demandé qu’on se réunisse sous sa tente. Les hommes étaient assis en cercle. Les visages étaient fermés, sévères. Pour l’instant, aucun mot n’avait encore été prononcé.

Bertil, intimidé d’avoir été accepté parmi les guerriers, se rapprocha insensiblement de Tancrède. Il jetait de temps à autre des coups d’oeil vers l’assassin agenouillé au milieu d’eux.

Hugues s’était levé. Il expliqua ce qui s’était passé là-bas, sur la plage, et le rôle de l’enfant. Le piège qu’ils avaient tendu au propriétaire de la médaille.

— En fait, nous avons trouvé l’assassin grâce aux enfants, conclut-il en désignant le mousse. Et c’est justice que cet homme qui a tué tant d’enfants périsse par eux. Sans le courage de Gabik à La Rochelle, nous n’aurions jamais pu mettre la main sur cette médaille.

Hugues montra le talisman.

— Une amulette qui a condamné celui qui la portait. Sans la vaillance de Bertil, enfin, nous n’aurions jamais pris le meurtrier l’arme à la main.

— C’est vrai ! approuva l’Orcadien.

Harald et Knut avaient tourné la tête vers le jeune Normand. Tancrède posa sa main sur son épaule. Bertil se redressa.

Était-ce cela, devenir un homme ? Était-ce ce sentiment de fierté, de reconnaissance, d’appartenance ?

Hugues s’approcha de lui.

— Tu peux nous laisser, maintenant, Bertil, et regagner ta tente. Nous devons décider de son sort.

Toutes ces émotions avaient épuisé l’enfant et, passé ce moment de fierté, il ne rêvait plus que de se glisser dans son sac de toile et de dormir.

Il se leva, s’inclina devant les hommes qui lui rendirent son salut et sortit.

Le capitaine Corato répétait :

— Un brave gosse. Mais tout de même, c’est pas possible, c’est pas possible... Et comment je vais faire, maintenant ? Et qu’est-ce que je vais dire ?

Tancrède regardait l’assassin et cherchait, en vain, à voir en lui celui qu’il avait connu. Des pensées contradictoires s’affrontaient en lui. Ne devait-il pas se lever, plaider la cause de celui que tous allaient condamner ?

— Il doit mourir ! déclara Magnus.

— Oui, approuvèrent les Norvégiens d’une même voix.

— Je propose de le remettre à la justice d’un prévôt dès que nous aurons touché aux rivages de la mer intérieure, fit Hugues.

— Qu’avons-nous besoin d’un prévôt pour faire justice ? rétorqua l’Orcadien. Il ne saura rien de celui-là, alors que nous savons tout. À mort !

Hugues allait répondre, mais Tancrède s’était levé et faisait face à Magnus.

— Cet homme m’appartient ! déclara-t-il gravement. Je désire qu’il soit jugé et non exécuté.

Au milieu de la tente, Giovanni leva un visage incrédule vers le jeune homme.

Hugues restait silencieux, sa main avait glissé vers son cimeterre, ses yeux scrutaient l’ombrageux Orcadien. L’homme avait le sang vif et n’aimait guère la contradiction. Mais au lieu de s’emporter, il jura en norrois.

— Vous n’avez pas froid aux yeux, observa-t-il. Mais expliquez-vous, je ne comprends pas.

— Alors que des marauds m’attaquaient à Barfleur, cet homme m’a sauvé la vie. Il y a une dette d’honneur entre nous. Je ne peux laisser personne porter la main sur lui.

— Cette demande, sire Tancrède, vous honore. Même si elle ne me convient pas.

Magnus se tut. Il regardait Giovanni Délia Luna qui gisait au milieu de la tente et s’était mis à trembler. Son visage et ses vêtements étaient souillés de sang. Il était bleu des coups qu’il avait reçus alors qu’Hugues et Tancrède l’entraînaient non sans mal vers la tente de l’Orcadien. Ses lèvres et ses arcades sourcilières étaient fendues.

— J’accepte de vous abandonner cet homme... À une condition.

Une expression maligne s’était dessinée sur ses traits.

— Je vous écoute, répondit Tancrède.

— Il vous appartiendra... tant que ses pieds toucheront le sol. Ensuite, il sera à moi et je disposerai de sa vie comme il me plaira.

Désarçonné par cette étrange requête le jeune homme ne sut que répondre.

— Nous acceptons, déclara Hugues.

— Alors, buvons !

Magnus se leva, et ouvrit l’un de ses coffres en bois sculpté, saisissant des cornes à boire et y versant l’hydromel de sa gourde.

— J’aimerais parler au prisonnier, demanda Hugues alors qu’il choquait sa corne contre celle de l’Orcadien.

— S’il n’y avait que moi, il y a longtemps qu’il aurait la langue tranchée et le reste aussi ! Je vous laisse ma tente. Nous allons mettre un tonneau en perce, mes guerriers et moi devons fêter sa capture avec les Norvégiens.