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La nuit avait été agitée et les patrouilles de la prévôté avaient quadrillé sans relâche les ruelles à la recherche de l’assassin du petit Gabik Ar Pennec. Dans la maison du viguier, non loin des remparts, quatre hommes discutaient avec animation.

— Il ne sera pas dit qu’il nous aura échappé ! s’écria le prévôt Nicolas de Ciré, un homme petit et robuste, vêtu d’une broigne cloutée, le cheveu et l’oeil noirs.

Une bûche craqua dans l’âtre, quelques étincelles jaillirent sur le dallage. Le vent cognait aux volets de bois des fenêtres.

— S’il le faut, ajouta-t-il, je ferai fouiller les maisons une à une. Le représentant des Bretons est venu me voir. Nous ne pouvons mécontenter ces hommes de plus en plus nombreux dans notre ville.

Le commandeur du Temple, frère Hugues d’Angers, se tenait près de lui. Taciturne et sévère, il appréciait le prévôt et ce qui, au début, n’avait été que de l’estime s’était transformé en une solide amitié.

— Même si notre tâche est davantage d’assurer la sécurité des routes, le précepteur de notre province de Poitou m’appuiera dans cette affaire, déclara-t-il. Entre vos gens d’armes, mes frères et la population, l’assassin ne peut pas s’en sortir. Qu’en pensez-vous, mon cher Hugues ?

Hugues de Tarse, qui était resté debout, le front contre le linteau de la cheminée, à contempler les flammes, se tourna vers le templier. Il avait les traits tirés par la fatigue, mais son regard gardait sa vivacité coutumière.

La veille, après sa discussion avec le capitaine Corato et ne voyant pas revenir le Bigorneau, il était parti vers la commanderie templière. Se réjouissant de revoir le commandeur après toutes ces années, il avait revêtu sa longue tunique rehaussée de fils d’or à larges manches et des braies du même tissu, ceignant le baudrier en cuir de Cordoue où pendaient son cimeterre et son poignard. Mais rien ne s’était passé comme il l’avait imaginé. Il avait à peine franchi la porte du Temple que le commandeur l’entraînait à l’autre bout de la ville dans une masure de bois où gisait le cadavre d’un enfant. Sa visite s’était transformée en veillée d’armes.

— Ne le sous-estimons pas, messires, répondit-il d’une voix douce. Est-ce que l’infirmier a eu le temps d’examiner le corps ?

— Je pense qu’il a fini, il attend en bas, répondit le prévôt. J’allais lui demander de nous rejoindre. Viguier, vous êtes d’accord ?

Celui-ci, un homme à la lippe épaisse et aux yeux enfoncés dans les orbites, hocha simplement la tête en signe d’assentiment. Véritable maître de la ville, les affaires criminelles ne l’intéressaient que dans la mesure où elles troublaient l’ordre qu’il avait instauré.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur un moine au teint brique dont l’embonpoint tendait le tissu de sa robe de bure.

— Frère Itier, de l’aumônerie de Saint-Jean-hors-les-murs, le présenta le commandeur. Mon frère, messire de Tarse, ici présent, aimerait vous poser quelques questions.

Le gros moine se racla la gorge.

— Que voulez-vous savoir, messire ?

— Salut à vous, mon frère. J’ai moi-même examiné l’enfant, mais nous aimerions avoir votre avis sur la cause de sa mort.

— Oh, ce n’est pas bien difficile, messire ! Il a été tué d’un coup de couteau en plein coeur.

— Le mobilier était sens dessus dessous et l’enfant s’est défendu. Ne portait-il pas d’autres traces ?

— Il avait des meurtrissures aux poignets et sur le visage, ainsi qu’un cercle bleuté autour du cou indiquant que le meurtrier a essayé de l’étrangler avant de le poignarder.

— Quelle sorte de couteau ?

— Un poignard à la lame longue et fine, un peu comme celui que vous portez au côté, messire.

— Avez-vous vu d’autres marques ?

— Hormis celles que je viens de vous énumérer, aucune. Par contre...

Le moine hésita.

— J’ai trouvé ceci dans le poing fermé du petit Gabik.

Frère Itier tendit à l’Oriental une médaille qu’il alla examiner à la lueur des flammes avant de la faire passer aux autres.

— L’enfant ne portait pas de bijoux, ceci devait appartenir à son agresseur. Voilà tout ce que je peux vous dire, messire. Si vous n’avez plus besoin de moi, il faut que je retourne à l’aumônerie, mes malades m’attendent.

— Merci, mon frère.

Le commandeur raccompagna le moine à la porte, puis retourna s’asseoir près du viguier non sans avoir, au passage, rendu le pendentif à Hugues.

— Une simple médaille en étain, remarqua le prévôt.

— Oui, mais d’origine byzantine, avec d’un côté les poissons, symboles chrétiens, et de l’autre le carré magique et le nom du Christ. Une amulette comme celles qu’interdit l’Église.

— Tout le monde en porte quand même. Vous semblez soucieux, messire de Tarse ?

— J’essaye de comprendre ce qui a pu se passer entre la victime et son assassin.

— Je vous avouerai, déclara soudain le viguier, que, les Bretons ne seraient pas si mécontents, je ne m’en soucierais pas tant.

Le silence retomba entre les hommes. Hugues continuait à regarder l’amulette, se demandant où il en avait vu une pareille. Mais Nicolas de Ciré avait raison, amulettes, reliques, médailles, même sur les bateaux tout le monde en portait : Corato, Pique la Lune, le pèlerin de Saint-Jacques, Eleonor, le stirman... Le monde devenait superstitieux. Seulement celle-là lui rappelait quelque chose ou quelqu’un. L’image s’évanouit... Un soldat venait d’entrer dans la pièce.

— Un message en provenance du Temple pour vous, annonça l’homme d’armes en s’inclinant devant le commandeur du Temple.

— Donnez ! Donnez !

Il lut la missive, puis releva la tête.

— On m’avise, messires, annonça-t-il, que la patrouille a capturé deux hommes et qu’il y a tout lieu de croire que ce sont les coupables. Je vais ordonner qu’on nous les amène sous bonne escorte.

— Voilà une bonne nouvelle ! s’écria le prévôt. Mais nous ne nous attendions pas à avoir deux meurtriers au lieu d’un.

— Nous aviserons, fit le viguier. D’ici là, j’aimerais, avant qu’ils arrivent, que le sire de Tarse interroge la vieille femme que vous avez fait conduire chez moi.

Le prévôt alla à la porte qu’il ouvrit.

— Amenez-nous la mère Pendille ! ordonna-t-il à l’homme de garde.