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Eleonor sourit. À la sortie de la rade, le navire était monté souplement à l’assaut des vagues et avait gagné la haute mer. Une voile pourpre était tombée du haut de la vergue. Devant eux filait la silhouette longue et basse de l’esnèque. Barfleur n’était plus qu’une tache minuscule qui bientôt s’effaça. Elle posa la main sur la tête du chien sagement assis à son côté. Le Lombard qui discutait non loin d’elle avec d’autres passagers lui fit signe de les rejoindre, et elle n’y parvint qu’en trébuchant et en manquant s’étaler sur le pont à plusieurs reprises.

— Vous n’avez pas encore le pied marin, remarqua le Lombard, mais ça va venir. Je vois que vous vous êtes changée. Bravo ! Les vêtements de cavalier vous vont aussi bien que ceux de damoiselle. Puis-je vous présenter vos compagnons de route ?

— Avec plaisir.

— Voici maître Richard, qui nous vient de Caen.

L’homme s’inclina devant la jeune fille. Grand et mince, large d’épaules, il portait un bâton de marche et une cape sur laquelle était grossièrement cousue une coquille Saint-Jacques. Il avait la voix et les manières d’un homme éduqué.

« Sans doute quelque notable payant ses péchés à Dieu », songea Eleonor en le détaillant.

— Je suis en marche vers Compostelle, fit le pèlerin. C’est mon deuxième pèlerinage. Quel plaisir de trouver une femme à bord ! Mais, dites-moi...

L’homme regardait le chien gris avec défiance.

— Ce n’est point là la bête qui était à Barfleur ?

— Le prévôt m’en a fait présent, déclara Eleonor.

— C’est celle que les gens surnommaient le « loup ». On disait qu’il avait tué...

— Il ne faut pas écouter tout ce que disent les gens, le coupa Giovanni avec bonne humeur. Le prévôt m’a assuré que, malgré sa taille et son allure de fauve, c’était la bête la plus douce qu’on puisse trouver. Il m’a bien fallu, pour les beaux yeux de la damoiselle de Fierville, l’accepter sur le knörr. Ce qui n’est pas du goût de notre mascotte de bord.

— Vous avez une autre bête ?

— Oh, sans doute plusieurs, vous seriez surprise de tout ce qu’on peut trouver dans les cales d’un navire ! Mais je pensais au chat chargé de tuer les rats.

— Ah !

— Pour en revenir à maître Richard, nous le laisserons à La Rochelle.

— Oui, fit le pèlerin dont les yeux noirs n’avaient cessé de scruter le visage d’Eleonor. Je dois y rejoindre d’autres compagnons avec qui je ferai route vers le col d’Ibaneta et l’hospice de Roncevaux. Ultreïa !

Un moine, vêtu de la robe blanche des cisterciens, se tenait à côté d’eux. Eleonor se fit la réflexion qu’il devait être aussi jeune qu’elle. L’air intimidé, il la contemplait de ses yeux pâles en croisant et décroisant ses doigts minces.

— Et voici frère Dreu. Présentez-vous, mon frère, il n’y a pas de voeu de silence à bord ni de prieur pour vous faire taire ! l’encouragea le Lombard avec un grand geste. La damoiselle de Fierville sera heureuse de mieux connaître ses compagnons de voyage.

— Oui, bien sûr, bégaya le jeune religieux. Mais je ne suis qu’un humble moine copiste. Je viens de l’abbaye de Savigny, et je me rends au monastère cistercien du Castelas, sur l’île du Levant, pour y créer un scriptorium.

Un homme sortait des dortoirs. Mince et brun, il était habillé de noir et portait, sous sa tunique, une cotte de mailles. Sa cape entrouverte laissait apercevoir, passés dans sa ceinture, un poignard à la garde ornée de pierreries et une épée.

— Permettez-moi de vous présenter le chevalier Bartolomeo d’Avellino, fit Giovanni.

En entendant prononcer son nom, l’homme fronça les sourcils. Il jeta un bref regard à Eleonor et aux autres, puis se détourna sans mot dire, gagnant la plate-forme au-dessus du château arrière près du stirman.

— Il n’aime guère la conversation... commenta le Sicilien. Il me reste à vous présenter notre poète, Robert Wace, mais excepté la compagnie de frère Dreu, il semble préférer celle des mouettes. N’est-ce pas, mon frère ?

Le jeune moine s’empourpra et balbutia quelques mots incompréhensibles où il était question de théologie et de poésie.

À l’étrave se dressait une silhouette isolée, enveloppée d’une cape.

— Nous aurons tout le temps de faire connaissance par la suite, remarqua Eleonor.

— C’est vrai. Je vois que vous vous habituez à mon bateau. À la fin du voyage, vous le regretterez, j’en suis sûr.

Un mousse s’était approché d’eux, un petit gars au visage auréolé de boucles blondes.

— Eh bien, P’tit Jean, que me veux-tu ? demanda Giovanni.

— Le capitaine veut vous voir, mon maître.

— Pardonnez-moi tous, fit le marchand, en s’inclinant courtoisement.

Eleonor en profita, elle aussi, pour s’esquiver, gagnant sans se presser l’avant du bateau, observant l’homme qui se tenait face aux embruns. Elle qui aimait tant lire, jamais de sa vie elle n’avait croisé de poètes, là-bas, dans son manoir de Fierville. L’homme auquel Giovanni avait donné ce titre était richement vêtu d’une cape doublée de fourrure de petit-gris. L’air grave, il fixait la côte et leva la tête en entendant le bruit de ses pas. Les traits de son visage étaient disgracieux mais sa tournure élégante et son regard vif. Il l’observa sans gêne, puis se courba devant elle.

— Une femme habillée en homme escortée d’un loup, quelle singulière rencontre ! s’exclama-t-il. Mon nom est Robert Wace, poète de son état. Et vous, damoiselle au clair visage ?

La voix était douce, les manières enveloppantes. Eleonor songea que l’homme n’avait pas le contact si difficile que le marchand l’avait bien voulu dire, à moins que cet accueil chaleureux ne fût réservé qu’aux femmes.

— Eleonor de Fierville, messire Wace.

— Que fait une jolie femme sur une esnèque ?

— Elle se demande ce qu’y fait le poète.

— Il vous attendait. La mélancolie ne me va pas et je baignais dans ses eaux troubles. Vous m’en avez sorti, je vous en suis gré.

Puis, plus sérieusement, il ajouta :

— Je me demandais si je reviendrais jamais à Jersey, c’est notre prochaine escale et celle où, hélas, je vous quitterai. Mes parents y sont en terre depuis longtemps, je ne connais plus personne, et pourtant cette île de Jersey m’a abrité pendant de longues années. J’en connais le moindre rocher, le moindre arbre, la moindre source.

— Je me suis posé la même question en quittant le duché de Normandie, avoua Eleonor en s’accoudant à ses côtés.

— Et où donc partez-vous ?

— Fort loin, messire, en Sicile, retrouver mon futur époux.

— C’est un long voyage pour une femme seule. J’espère votre promis de haut parage, damoiselle, et bel et doux.

Il était si près d’elle qu’elle sentait le parfum dont son mantel était imprégné. Elle regarda ses mains, blanches et douces, des mains de clerc, et s’écarta.

— Vous me laissez déjà ? fit-il.

— Nous nous reverrons.

— Je l’espère. Le bateau n’est pas si grand que je ne puisse à nouveau vous y croiser. Je vais regretter de n’aller que jusqu’à Jersey, damoiselle.

Comme Eleonor s’empourprait, il s’inclina.

— Ne me jugez pas sévèrement. Le poète que je suis aime à dire à la beauté qu’il l’aime. Et même si mon coeur appartient tout entier à la reine, je sais reconnaître une femme de qualité quand j’en croise une. Mais vous n’êtes guère habituée à nos manières de cour et ce n’est point courtois de ma part d’en faire usage.

— Certes non, je n’y suis pas habituée, répliqua-t-elle plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. Et plût à Dieu que je ne le sois jamais. Je préfère l’étude et les longues chevauchées sur la lande.

— Voilà qui est fermement dit. Mais je ne serais pas si sévère. Moi qui suis né à Saint-Hélier, j’ai trouvé bien des charmes à Poitiers, à commencer par la fréquentation de notre reine.

Eleonor essaya en vain d’imaginer la cour de Poitiers, les esprits brillants qui s’y croisaient et la magnificence de la grande Aliénor d’Aquitaine, l’épouse d’Henri II. Tout cela la ramena au manoir de sa jeunesse. Ce n’était pas un lieu doré où les poètes se disputaient les faveurs des femmes, mais elle y avait aimé les couleurs du printemps, les odeurs de l’hiver et cette rudesse qui l’avait faite telle qu’elle était aujourd’hui.

— A quoi songez-vous, damoiselle ? fit doucement le poète.

— A tout ce que j’ignore encore.

Wace sourit.

— Vous apprendrez vite tout ce qu’il y a à apprendre, damoiselle. Je ne m’en inquiète pas. Je vous laisse, il serait trop douloureux que ce soit vous qui vous éloigniez de moi. À vous revoir.